Cinéma : “Shttl”, chronique d’un massacre planifié

Dans un premier film impressionnant, le réalisateur français Ady Walter évoque la vie des habitants d’un village juif d’Ukraine exécutés par la Wehrmacht.

“Shttl”, premier film du cinéaste et scénariste français Ady Walter, tourné en Ukraine avant la guerre. © Ady Walter 

Retenez bien son nom : Ady Walter. Avec son premier film, Shttl (prix du public au Festival de Rome 2022), ce cinéaste et scénariste français de 42 ans signe un essai magnifique, rare, poignant, sobre, d’une belle maîtrise technique et esthétique.

L’intrigue, toute simple, résonne particulièrement en nous, rattrapée par une double actualité : la guerre en Ukraine, où le film a été tourné quelques mois avant l’invasion russe, et, le 7 octobre dernier, le massacre de mille deux cents civils juifs par le Hamas, en Israël.

Le titre, Shtll (pour shettl, « village ») – sans « e » –, fait référence au roman de Georges Perec, La Disparition, écrit en hommage à sa mère déportée et morte à Auschwitz. Cette suppression de la voyelle renvoie à la disparition des personnages dans le film. Ady Walter y évoque les vingt-quatre dernières heures d’un village juif, avant sa destruction et le massacre de ses habitants par les soldats de la Wermacht qui envahissent l’Ukraine soviétique. Nous sommes le 21 juin 1941, premier jour de l’opération Barbarossa. 1,5 million de Juifs seront exécutés par balle en URSS.

Dans un noir et blanc lumineux, tout commence par les images de deux hommes marchant à travers la forêt. Ambiance bucolique, chant des oiseaux, bruit des pas sur les sentiers, sifflement d’un vent léger dans les arbres. Ils se dirigent vers leur paisible shettl ukrainien séparé par une rivière de la Pologne voisine, envahie par les nazis.

@vancouverjewishfilmcentre3716

La catastrophe à venir

Dans ce village, où les habitants parlent le yiddish et vivent selon la tradition de la Torah malgré les pressions du commissaire du peuple, le temps semble suspendu. Ce jour-là, on s’apprête à célébrer le futur mariage de Yuna et Folie, ancien boucher qui veut devenir rabbin. Mais, après deux ans d’absence, le retour de Mandele (joué avec intensité par l’acteur américain Moshe Lobel), l’ex-fiancé de Yuna parti à Kiev faire une école de cinéma, va tout bouleverser et réveiller de vieilles querelles entre les hassidim conservateurs et les laïcs progressistes.

Voici ce jeune homme tiraillé entre le respect des traditions et le désir de s’émanciper, au moment où le monde traverse des vents contraires, idéologiques, politiques, religieux, annonciateurs de la catastrophe à venir. Hanté par le souvenir d’une mère disparue, il tente de renouer le dialogue avec son père et de revivre son amour passé. L’atmosphère est lourde et chargée d’électricité. Imperceptiblement, il sent que la mort plane au-dessus des siens, implacable, prévisible.

Pour illustrer ce pressentiment trouble, Ady Walter utilise, deux heures durant, un unique plan-séquence – hormis quelques retours en arrière en couleur – qui finit par nous enfermer dans ce village, sans la possibilité d’en sortir. Nous voici comme les habitants, pris au piège.

Face au désastre

« La vision de ce plan-séquence me hante depuis dix ans, avoue le cinéaste. Il s’agit d’un rail circulaire en forme de huit qui passe autour et à l’intérieur d’un village, rail sur lequel, une fois que la caméra se lance pour suivre nos personnages, il n’y a plus de sortie possible. La fin est inscrite dans le dispositif lui-même : l’effacement, la mort sont au bout du chemin, à la fin de ce film qui dure le temps d’une journée.»

Dans Shttl, il est question aussi d’une histoire d’amour « simple, universelle comme un Roméo et Juliette ou un West Side Story  », ajoute Ady Walter, qui signe là un témoignage bouleversant sur le massacre planifié de ce village fictif, inspiré de la ville ukrainienne de Sokal, à majorité juive. La première à avoir été rasée par la Wehrmacht.

Une façon pour lui de rendre hommage aux morts par le biais d’un film, sans omettre de se poser une question lancinante : « Que peut mon cinéma face au désastre ? » Par son essence même, Shttl peut beaucoup.

© Jean-Luc Wachthausen

Shttl, de Ady Walter (Ukraine, France, 2022), 1 h 54, avec Moshe Lobel, Antoine Millet, Anisia Stasevich… en salle depuis mercredi 13 décembre.

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