Ma vie dépend de la tienne, Israël. Ton malheur est le mien. Ton malheur en premier. À jamais en premier

Emmanuel Godo

Israël, du plus loin de mon enfance, tu es là. Tu es mon premier pays. Mon pays de parole. Tes prophètes sont les miens. Si nombreux que je me perds parfois dans leurs noms comme dans celui des grands-oncles de la famille de Solal, le personnage d’Albert Cohen.

Tu m’as donné ton fils le plus génialement fou, le plus formidablement désobéissant, et je l’ai suivi.

Mon souffle court après le sien depuis l’aube de ma vie et ce souffle me lie à jamais à ton destin.

Quand on te fait du mal, Israël, on me fait du mal. Ceux qui rêvent de ta destruction œuvrent à la mienne.

Aucune cause ne tient devant l’éternité de tes fondations.

En lisant ces mots, c’est couru, les bonnes âmes vont se réveiller, comme des diables de leurs boîtes, ces esprits qui connaissent le dessous des cartes, qui ne sont jamais rassasiés de faire l’inventaire de tes culpabilités, qui en savent plus sur la marche du monde que le pauvre poète chroniqueur avec ses emballements d’un autre âge. Comme moi tu les entends déjà glisser leur “Oui, mais” devant l’abomination dont tu as été la victime. Ce “Oui, mais” des intelligences sans verbe et sans vertèbres. De la prétendue sagesse qui est l’autre nom, en ces temps sombres, de la lâcheté et du déshonneur.

Ce qu’il y a dans ce “Oui, mais” qu’on ajoute toujours à tes malheurs, tu le sais bien, Israël, c’est le sempiternel reproche d’exister, d’être ce que tu es, de ne pas faire profil bas, ne pas être soluble comme nous autres dans la mélasse mielleuse qui sert au monde de pensée commune.

Fut un temps où Léon Bloy pouvait écrire, dans “Le Mendiant ingrat”, qu’”il n’y a que deux peuples aimés de Dieu, le peuple juif et le peuple gaulois, le Lion et le Coq”. Depuis, le coq a vu fondre à vue d’œil sa superbe : quand on assassine ses Voltaire chez “Charlie” ou sa jeunesse au Bataclan, il répond par des lâchers de ballons, des dépôts de fleurs, des incantations, un subtil enfumage oratoire pour changer la colère et le chagrin en somnolence. Quand on égorge l’un de ses prêtres ou l’un de ses professeurs, le coq devenu chapon se réfugie dans la peur : “Ne changeons surtout rien”.

Toi, Israël, tu sais que ta vie dépend du courage de ton peuple. À Kfar Aza, à Beeri, ailleurs, on a égorgé des bébés parce qu’ils étaient juifs. Massacré des familles. Des vieillards. Parce que juifs. Enlevé, humilié, violé, tué des femmes parce que juives.

Et j’ai entendu des voix parler de “combattants”, leur accorder, par le discours, la légitimité de la guerre. J’ai entendu de bonnes consciences renvoyer dos à dos les belligérants, t’appeler à la mesure dans ta réponse.

Que dire des “Chrétiens” ou de ceux qui parlent en leur nom ? Combien me font honte, préférant oublier ce qu’ils te doivent. Pour poursuivre leurs accommodements avec la crainte. Pour déclouer toujours davantage de sa croix ce Juif encombrant nommé Jésus qu’ils ont remplacé par une idole à l’eau de rose.

Moi je ne suis rien, je ne représente personne, j’écris simplement des poèmes dans un pays qui n’a plus de courage, qui ne voit pas qu’il est mort à l’Histoire, qu’il n’a plus l’énergie de faire l’Histoire et qui te donne des conseils de prudence et de modération alors que toi, Israël, tu sais que l’ennemi de notre civilisation existe. L’ennemi qui cherche à terrifier nos libertés, à museler notre parole.

Nous dormons.

Tu m’as donné un Dieu, Israël, qui ne rogne pas les questions qu’on lui pose. Un Dieu qui aime la pensée critique et la fragilité humaine.

Ma vie dépend de la tienne. Ton malheur est le mien. Ton malheur en premier. À jamais en premier.

Je laisse aux avisés le soin de me dire que j’ai la compassion sélective, le cœur petit comme un manteau d’enfant, que je me suis pris les pieds dans la fable, que je ne vois “le conflit” que par un seul bout de la lorgnette. Cette lorgnette, c’est ma vie. C’est ainsi.

Je vois le monde à travers tes yeux, Israël, tes beaux yeux d’honneur et de fidélité à l’alliance première, à l’alliance indéfectible. Tes rois sont les miens, leur parole fait tenir la mienne, comme ce David que je lis ce matin d’octobre blessé dans la traduction de mon bon vieux parpaillot Louis Segond : “Heureux ceux qui sont intègres dans leur voie, / Qui marchent selon la loi de l’Éternel ! / Heureux ceux qui gardent ses préceptes, / Qui le cherchent de tout leur cœur, / Qui ne commettent pas d’iniquité, / Et qui marchent dans ses voies !”

Pour que le monde reste le monde, tu dois vivre en paix, Israël, rayonner de ta joie et de ta splendeur, comme la fiancée du Cantique. Ma paix dépend de la tienne à jamais. Pour le reste, je m’en tiens à ce que Léon Bloy écrivait dans “Le Salut par les Juifs” en 1892 : “L’histoire des Juifs barre l’histoire du genre humain comme une digue barre un fleuve, pour en élever le niveau”.

© Emmanuel Godo


Emmanuel Godo est un poète, écrivain et essayiste français, professeur de littérature en classes préparatoires au lycée Henri-IV de Paris et enseignant à l’Université catholique de Lille. Critique, auteur d’essais littéraires, il s’est spécialisé dans les rapports entre la littérature et l’expérience intérieure, en particulier la spiritualité. Son travail critique se place sous le signe de Maurice Blanchot et de Georges Bataille.


Merci à Nathalie Ohana de nous avoir fait découvrir ce texte.


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