Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -56- Judith Bat-Or

Arthur a offert à Émile le soutien de son bras et lui a proposé de le conduire à la cuisine pour s’asseoir et boire un verre d’eau – remède de sa grand-mère contre les fortes émotions. Groggy, désorienté, le vieil homme hoche la tête. De droite à gauche. De haut en bas. S’enlise dans ses pensées. Incapable de faire un pas. Il a beau n’être pas novice en cruauté divine, elle le stupéfie chaque fois.

Ayant longtemps voulu croire que se cachait un sens derrière les vices du sort, il avait adhéré à la théorie du cycle, selon laquelle l’humanité formait un tissu solidaire. Ainsi, les uns payaient pour d’autres qui, eux, ne payaient pour personne mais ne perdaient rien pour attendre. Au ciel, ils dérouilleraient. Par un système complexe d’équations du très haut degré, les comptes s’équilibraient. Bien sûr, d’un point de vue profane, il paraissait que le Seigneur, à coups de soustractions ici et de retenues là, s’acharnait sur les faibles et les déshérités. Sa bonté semblait arbitraire. Et sa justice aléatoire. Sauf que l’œil du non-initié ne percevait que des fragments, épars, insignifiants, de l’œuvre du Tout-Puissant. Dans ce cas, qui était-il, lui, pour condamner le Créateur ou pour prétendre vérifier l’exactitude de Ses calculs ? Il avait donc collaboré. Assistant sans oser douter aux drames du quotidien, à l’obstination du malheur, aux séries d’embûches, d’infortunes et de déconvenues, apparemment anodines, qui font de la vie un enfer. Les expliquant, les justifiant, au nom d’un dessein supérieur. Il avait réussi à préserver sa foi à travers les vicissitudes jusqu’à ce matin de Noël où il avait ramassé sur le parvis de son église la dépouille d’un bébé roulé dans du papier journal. Alors qu’il fermait les yeux de cet enfant sacrifié, né seulement pour souffrir, son vase avait débordé. Il avait quitté les ordres. Et envoyé Dieu au diable.

Depuis, il L’a maintenu à distance respectueuse. Ni en paix ni en guerre. Dans une sorte de statu quo. En vivant loin du monde et à l’abri de ses tempêtes. Pourtant, en cet instant, après plus de trente ans, il ne peut s’empêcher de se tourner vers Lui. Et au lieu de se révolter, de L’agonir de reproches, il Le supplie, il négocie. Mon Dieu, ayez pitié. Pardonnez-moi mes offenses. Je reconnais que j’ai péché en pensée, en parole, par action et par omission. Oui, j’ai vraiment péché. Mon Dieu, punissez-moi. Abattez Vos foudres sur moi. Rappelez-moi à Vous. J’ai fait mon temps. Plus que mon temps. Mais épargnez Isabelle. 

Arthur observe le vieil homme, dont les lèvres blanchies et mangées par les ans s’agitent fiévreusement en une prière muette. Il considère son teint plombé, son expression épouvantée et son pauvre corps desséché, au bord de l’effritement, qui branle dangereusement. Pourtant, il n’intervient pas. De crainte de le bousculer. Il regrette déjà assez de l’avoir rudoyé. Lui révélant de front l’horrible vérité. Sans égard pour son cœur usé. Sans chercher, en aucune façon, à en atténuer la violence. Tablant sur le choc, au contraire, pour avancer ses pions. En peine d’une meilleure idée, tente-t-il de se dédouaner, il a dû emprunter un mauvais raccourci. Il n’avait pas le choix. Oh non, Arthur, pas si vite ! s’arrête-t-il, outré. Pas le choix ! La fameuse excuse des couards et des irresponsables. Pas lui, non, pas question. Il ne se dérobera pas. Il assumera en homme d’honneur sa culpabilité. Et essaiera de réparer. 

Il réfléchit. Hésite. Si au moins il pouvait adresser à Émile des mots de réconfort ! Mais de tels mots n’existent dans aucun dictionnaire. Il l’a appris le jour où sa maman et lui ont enterré mamie. Incapables de se résoudre à l’abandonner à ce trou, béant indifférent, ils avaient regardé le cercueil s’enfoncer, lentement disparaître. Démunis, orphelins, ils étaient demeurés longtemps figés, les bras ballants. En l’absence d’invités, les employés des pompes funèbres avaient défilé devant eux. Serrant leur main et débitant des formules de condoléances. Combien Arthur leur aurait-il préféré le silence !

Il est donc convaincu qu’il vaut mieux pour l’instant laisser Émile à sa douleur. Mais, il se le promet, en souvenir de sa mamie, il lui revaudra ça. Il se rachètera. Il le présentera à sa mère. L’adoptera comme papi. Ils partageront désormais le déjeuner dominical. Se régaleront des plats que maman leur mijotera. Ils se réuniront pour goûter, le mercredi après-midi. Pour festoyer à Noël. À Pâques. Et à la chandeleur ! Il parie qu’Émile aime les crêpes. Mamie en raffolait. Émile, sa mère et lui formeront une nouvelle famille. Avec Laurence, Luciole, Ferid… Et pourquoi pas Dominique. D’autres les rejoindront. Il a toujours rêvé de ces larges tablées. Où l’on se raconte, se taquine, s’interpelle, se provoque, où l’on se fâche parfois, et où chacun sait rire de soi. 

Soudain, il se surprend à prier lui aussi. Pour la première fois depuis le décès de mamie. Il prie pour qu’aujourd’hui le bien triomphe du mal. Pour que Dominique et Ferid entrent à temps chez Hugo. Qu’ils arrêtent sa main meurtrière. Mon Dieu, sauvez Laurence. L’humilité n’est pas son fort. Ni la pudeur non plus. Souvent, elle dépasse les bornes. Elle se plaît à jurer. Et elle Vous défierait sans crainte si elle croyait en Vous. Mais son âme est pure, charitable, et son cœur généreux. Pardonnez-lui ses offenses, mon Dieu. Ayez pitié. Protégez-la.

***

Plantés au milieu du trottoir, ils attendaient, au garde-à-vous, les consignes d’Arthur quand il avait crié leurs noms. Accourus sur-le-champ, ils l’avaient entraperçu au moment où la porte se refermait sur lui. Et ils avaient compris. Lui avait joué sa partie. À eux de gagner la leur. À eux de sauver Laurence.

Et tandis que dans la maison, le vieil homme et l’enfant s’absorbent dans la prière, négociant avec leur dieu un dénouement heureux, Ferid et Dominique déboulent au pied du mur qui sépare le bunker de la propriété d’Émile. Ils n’ont plus qu’à l’escalader pour arrêter l’assassin. Pourvu qu’ils en aient le temps.

Plutôt que de se torturer à l’idée d’arriver trop tard, Dominique évalue l’obstacle. Son degré de difficulté. Malgré sa hauteur imposante, le mur en pierres sèches à l’ancienne lui semble à sa portée. Enfant, il aurait pu l’escalader en dormant. Et même s’il manque d’entraînement, l’escalade, ça ne s’oublie pas. Comme le vélo. Il l’espère. Sur ces tièdes encouragements, il passe sans délai à l’action. Bientôt, ses bras, ses jambes retrouvent leurs automatismes. Et déjà, ses deux mains ayant assuré leurs prises au-dessus de sa tête, il prend appui sur son pied droit et se hisse sur la pointe du gauche.

« Mais qu’est-ce que vous foutez ? murmure Ferid, effaré. 

– Comment ça, qu’est-ce que je fous ? Je vais tuer ce Hugo. »

Ferid réprime un sourire. Fougueux, le père tranquille !

« Vous allez vous vautrer surtout, tente-t-il de le raisonner. Vous avez vu un peu la taille de ce machin ?

– On a quoi comme alternative ?

– Monter avec une échelle.

– Sauf qu’on n’a pas d’échelle, enfin !

– Y en a forcément une dans le coin. Aidez-moi à chercher. On avancera plus vite après.

– Laissez tomber, venez ! lui ordonne Dominique en poussant et tirant son corps massif vers le haut. Ou alors, allez-y sans moi.

– Comme vous voulez », renonce Ferid, et part à fond de train faire le tour du jardin.

Dominique s’agrippe à chaque pierre, comme si sa vie en dépendait. Parce que sa vie en dépend ! Il progresse laborieusement, concentré sur ses mouvements. Sur ses prises. Ses appuis. Main droite. Main gauche. Pied droit. Pousser. Pied gauche. Recommencer. Pour se détourner des pensées qui lui donnent la nausée. De la vision de Laurence seule, livrée à ce Hugo. De cette force de la nature vaincue par la terreur, son esprit réduit au silence, sa rébellion, son rire matés. De son regard éteint. Sa moue tendre-cynique, sa fantaisie, sa turbulence disparues à jamais. De son irrévérence, sa liberté soumises. De son insupportable absence… Il termine son ascension, étouffé par un flot de larmes qu’il peine à endiguer, lorsque Ferid réapparaît une échelle sur l’épaule et le rejoint au sommet :

« Vous vous sentez d’attaque ?

– Évidemment. Quelle question ! ment Dominique à court de souffle.

– OK, vous voyez ces marches, enchaîne Ferid sans commentaires en désignant du doigt l’arrière du pavillon. C’est par là-bas qu’on va entrer. Avec un peu de chance, la porte n’est pas verrouillée. Sinon, on se débrouillera.

– Un vrai professionnel !

– Sérieux ?! se cabre Ferid. Pour info, j’ai grandi dans un quartier comme celui-ci.

– Je suis à cran, désolé.

– C’est bon, maintenant. On y va ! »

Sur ce signal, ils sautent ensemble et atterrissent lourdement sur le chemin pavé qui mène au petit escalier.

***

Rien ne se passait comme prévu. Elle avait espéré savourer tranquillement les fruits de son expérience, glanés de revers en revers, au hasard de la vie. Profiter plus longtemps du bonheur de son rapprochement miraculeux avec Luciole. Et assister, béate, à son épanouissement. Elle avait rêvé de se perdre dans une ultime histoire d’amour, une qui aurait marché, avec Dominique par exemple – elle peut se l’avouer maintenant qu’elle ne risque plus de mourir d’un cœur brisé.

Mais bien sûr, rien, jamais, ne se passe comme prévu. Elle n’aurait pas l’occasion de préparer sa fille à sa disparition. Luciole, sans doute, lui en voudrait de s’être mise dans ce merdier et de l’abandonner. Peut-être même qu’elle bouderait le jour de ses obsèques – malgré son air plan-plan, sa fille a du caractère. Elle aurait préféré s’engueuler avant avec elle sur un lit d’hôpital. Une toute dernière fois. Mourir sans avoir le temps de dire adieu à ses chéris, ce n’était vraiment pas humain. Mais était-ce jamais humain de se séparer de la vie ? Au fond, sa mort maintenant serait sans doute plus brutale mais pas tellement plus cruelle que n’importe quelle autre.

Enfin en paix avec son sort, elle s’est mobilisée d’un « pour l’honneur, ma Laulau » et a battu la charge. Sur un long cri de guerre, sa chaussure à la main, elle a fondu sur Hugo. Le frappant de l’aiguille de son talon, à l’aveuglette. Dans l’espoir de lui infliger quelque dommage majeur, ou au moins une vilaine balafre. Histoire de partir en beauté. Ce salaud quant à lui ne l’a pas épargnée.

Un déluge de coups plus tard, en ayant esquivé certains et encaissé beaucoup d’autres, elle a capitulé. Même une Laurence Baron ne pouvait renverser un tel rapport de forces. Elle avait su qu’elle perdrait. Et elle avait perdu.

« Hein ? Quoi ? Tu dis plus rien ? l’a narguée Hugo, guilleret, alors qu’elle s’effondrait, recroquevillée, à ses pieds. Vraiment, la vieille ? Déjà ? C’est tout ce que tu as à donner ? »

Ivre de sa toute-puissance, il n’a pas entendu le bruit sourd de la chute de Dominique et Ferid, dehors, tout près, dans son jardin. Mais Laurence, elle, l’a entendu. 

La fin de son calvaire approche. Elle le sent dans ses tripes. Ses amis viennent pour la sauver. L’émotion la submerge. Il a dû sacrément l’amocher, ce salaud, pour qu’elle en soit réduite à une telle sensiblerie, constate-t-elle, caustique. N’empêche qu’elle ferait mieux de se relever maintenant et d’aider sa chance à tourner.

« Par ici ! » appelle-t-elle en se redressant comme elle peut.

Hugo a sursauté.

« Espèce de sale pouffiasse ! » aboie-t-il, en alerte.

Aussitôt, il attrape, trônant sur le vaisselier, une statuette en marbre de deux amoureux enlacés, qu’affectionnait sa mère. Il la brandit devant lui et se précipite sur cette chienne. Qui tente de lui échapper.

« Vite, les gars, magnez-vous ! » les exhorte Laurence à l’instant où Hugo abat de toute la force de sa rage le bibelot sur son crâne.

***

La porte était fermée à clé. Ferid envisageait de pénétrer par une fenêtre, Dominique secouait la poignée, lorsque la voix de Laurence, méconnaissable, désespérée, est parvenue à eux. Et Dominique a foncé. Il a foncé sans réfléchir. À travers la porte vitrée. Déclenchant une pluie de verre. Il s’est rué vers le salon dans un état second. Les bruits de lutte ont cessé. Il a continué. Il n’a pas perçu le silence qui s’imposait, se répandait. Le couloir débouchait sur une pièce sinistre. Il s’y est engouffré.

Hugo a tourné vers l’intrus son visage d’ange, triomphant. Le défiant d’un sourire, il a soufflé, négligemment, sur une boucle collée par la sueur sur son front.

Dominique a hurlé, en se jetant à terre.

Brusquement arraché à sa rêverie par ce cri, Hugo a lâché son arme et détalé vers la porte, du côté opposé. En deux foulées et deux clés, Ferid l’a rattrapé, maîtrisé et neutralisé. Il aurait pu le tuer. « Par mégarde ». Ou le massacrer. Il l’a assis sur le sofa. Un regard de lui a suffi pour le tenir en respect. Il a prévenu la police, les secours et Arthur. Il n’y avait plus qu’à attendre. Il n’y avait plus rien à attendre. Que la vague de chagrin qui enflait, approchait, déferle enfin sur lui.

Dominique sanglote, accroupi près de Laurence inerte. Il embrasse ses cheveux, caresse ses blessures, la supplie de se réveiller, de rester, de survivre, de ne pas le quitter.

© Judith Bat-Or

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