Le Thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -49- Judith Bat-Or

Hugo bout. Il serre les mâchoires, cramponné à ses accoudoirs. Tout s’annonçait si bien ! De quel droit cette vieille truie ose-t-elle se refuser à lui ? Et qu’est-ce qu’elle imagine ? Qu’après l’avoir chauffé avec ses œillades pâmées, ses déclarations d’affection et son air de tout avaler, elle va pouvoir le planter comme un con en pleine érection ? Qu’il la laissera filer entre ses pattes sans moufter ? Pourquoi pas, tant qu’elle y est, avec sa bénédiction ? Eh bien, l’illusion fait vivre ! Mais pas forcément longtemps, ironise-t-il pour se détendre. Il a bien trop envie de lui enfoncer son sourire de sainte-nitouche dans la gorge pour abandonner la partie. Non. Il ne renoncera pas. Il la veut, il l’aura.

À condition de rétablir la situation, enrage-t-il. Avant qu’elle pousse son avantage. Ce qui n’est pas gagné. Alors, par quel bout attaquer ? Les arguments de cette salope l’ont pris à contre-pied. Comment la persuader d’accepter sa proposition ? À moins – une idée pointe –, qu’il ne la dissuade de ne pas l’accepter. Il suit cette piste prometteuse. En la menaçant, par exemple, de la radier de la liste des demandeurs d’emploi. Ce qui lui couperait les allocs. Alors, Madame la Connasse, toujours aussi convaincue d’être sortie d’affaire ? Facile de jouer les malignes avec le RSA. Mais sans, fini la vie de château ! Direction les quais du métro. Au milieu de dégénérés puants, bourrés, souvent violents. Qui l’accueilleront parmi eux en échange de quelques faveurs. Il en attrape un haut-le-cœur. Heureusement pour ces clodos, ils ne sont pas si regardants que lui sur la marchandise. L’alcool a ses vertus. La pénurie aussi. Baisée à la chaîne, la vieille truie, sur un tapis de journaux, entre pisse et vomi, elle aura tout loisir d’analyser ses erreurs et réfléchir à ses options.

Après cet intermède goûtu de Sandrine dans la tourmente – Sandrine dans la tournante ! –, il en revient à son idée de la menace de radiation. Qui ne lui plaît qu’à moitié. Et si cette salope se cabrait ? Si elle allait se plaindre de lui à sa hiérarchie ? Remarque, ça tombe bien, aujourd’hui, la hiérarchie, c’est lui. N’empêche ! Il préfèrerait ménager ses arrières. Agir sans brusquerie. En se servant des outils à sa disposition, avance-t-il à tâtons. Comme la bureaucratie. Les chicanes administratives. En tant que conseiller en charge de son dossier, il peut la convoquer où il veut quand il veut, et sous n’importe quel prétexte. Voilà, exactement ! Aucune raison de s’énerver. Il lui enverra un courrier, sur papier à en-tête avec formules officielles, l’invitant à se présenter, à l’heure et l’adresse indiquées, pour un contrôle aléatoire, selon l’expression consacrée. Rien de méchant. La routine. On comptera sur sa présence. De toute façon, obligatoire. Et puisqu’il s’agira d’une simple figure imposée dans son parcours règlementaire, une autre de ces formalités inutiles et avilissantes, elle s’y rendra sans se méfier. Et en avant la zizique !

Sauf que les lettres, ça prend du temps. Que la paperasse laisse des traces. Et qu’il est très pressé. Bon dieu, Hugo, mets-le turbo ! fulmine-t-il, quand soudain… Eurêka ! Il la tient !

« En plus, vous avez raison ! se lance-t-il du sommet de sa condescendance. Et à deux cents pour cent. Les places sont vraiment chères. Très chères. Beaucoup trop même ! Je n’avais pas jusqu’ici réalisé à quel point. Décidément, ma chère Sandrine, vous m’inspirez, vous êtes une mine. À ce rythme, bientôt, je ne pourrai plus me passer de vous, la cajole-t-il, volubile. Ainsi nous allons pouvoir remédier à ce problème. Du moins, à notre mesure, encore modeste pour le moment. Et pas plus tard qu’immédiatement. Pour permettre à un plus grand nombre de profiter de cette offre dès le lancement du projet, nous allons mener notre essai sur deux groupes au lieu d’un, prévu initialement. Ils fonctionneront parallèlement. Maman dirigera le premier. Et vous ! laisse-t-il sa voix en suspens… Vous devinez la suite. »

Il se tait, guette sa réaction, un éclair de compréhension, un sursaut de gratitude. Elle se tait, elle aussi, comme mise sur pause, l’air interdit. Donc, non, elle n’a pas deviné. La pauvre, qu’est-ce qu’elle trimballe !

« Eh bien, ma chère Sandrine, j’ai l’honneur de vous annoncer que je vous confie le second, lui révèle-t-il d’un ton enjoué.

– Le second ? murmure-t-elle, soufflée.

– Le second groupe d’essai. C’est vous qui le dirigerez. »

Aucune lueur à l’horizon dans les yeux qui le fixent. Il reprend donc, puisant dans ses réserves de patience.

« Puisque vous êtes sortie d’affaire, ça paraît évident ! Je ne connais personne qui pourrait mieux que vous s’acquitter de cette mission. D’autant que ce projet, vous en êtes un peu la maman. »

Il accompagne cette formule d’un sourire tellement sirupeux qu’il frise le coma diabétique. Mais toujours rien à signaler dans le regard de la truie.

« Si ce n’est pas la preuve qu’il suffit dans la vie de ne jamais lâcher ? force-t-il la note enthousiaste. Qu’il suffit de vouloir. Et de vouloir y croire. Et vous le voulez, n’est-ce pas ? Bien sûr que vous le voulez ! Et que vous acceptez. Il n’y a pas à hésiter. »

Le silence lui répond. Pourtant, il semblerait… Enfin, un signe de vie ! Sandrine a glissé sur ses fesses. Elle croise les bras sur sa taille. Se penche vers lui en avant. Ses paupières papillonnent. Et ses lèvres frémissent. Mais non, rien, fausse alerte.

« Au fait ! » s’exclame Hugo en claquant dans ses mains, et jubile de voir la momie décoller de sa chaise sous l’effet de surprise. « J’ai failli oublier ! Le nerf de la guerre, comme on dit : vos prestations seront réglées.

– Réglées ?

– En effet, oui, rémunérées.

– Rémunérées ? »

« Rémunérées », quoi, c’est français ! Qu’est-ce qui lui prend de répéter chaque mot après lui ? Elle fait un A.V.C. ? Une crise d’Alzheimer aiguë ? En tout cas, cette morue, il ne l’aura pas volée.

« Rémunérées, comme un salaire, mâche-t-il à mamie gâteuse.

– Oui, ça, j’avais compris. »

Miracle, elle a parlé !

« Mais rémunérées par qui ?

– Par nous. 

– Par nous ? »

Ah, stop, la vieille, ta gueule ! 

« Par la boutique, évidemment. Le Pôle Emploi, je veux dire. J’ai présenté notre idée au comité directeur. En leur faisant comprendre qu’il était temps de commencer à investir dans les aînés. Ce qu’ils ne pouvaient qu’approuver. Ils ont non seulement validé le projet en l’état, à l’unanimité, mais ils l’ont même labellisé “Projet Pilote Prioritaire”. Excusez le jargon. Et ils ont ordonné de le mettre sur pied dans les plus brefs délais. Comme tous les PPP, d’ailleurs. »

Pas mal trouvé l’acronyme. Il se félicite au passage. Faudra déposer le brevet. Parfois, il s’épate lui-même.

« Ils m’ont attribué un budget assez confortable. Pour eux, c’est un coup de com’. Et pour vous un coup de chance ! Tout le monde y gagne, vous voyez. Donc, voilà, c’est arrangé. On vous prépare votre contrat, en urgence, pour lundi. Comme ça, vous pourrez le signer avant votre première session.

– Déjà validé ?! sort Sandrine lentement de sa léthargie. Un contrat de travail ? Lundi ? Il y a des gens plus qualifiés. Et quel genre de contrat, d’abord ? Et les règles de recrutement ? Je n’ai même pas écrit de lettre de motivation. La procédure d’embauche ? Les critères. L’entretien. Et point de vue formation ? Aussi niveau expérience. Surtout côté mérite. C’est juste que… Vous croyez ? »

Ses phrases s’enchaînent sans aboutir, courant derrière ses pensées, qui fusent incohérentes, s’embrouillent et se nouent dans sa gorge. Elle se reproche sa réticence. Ses excuses pour se dérober. Elle n’a aucune raison de vouloir refuser une telle opportunité. Aucune raison rationnelle. Pourtant quelque chose la gêne. Quelque chose d’impalpable. Qui la retient. D’instinct.

Hugo peine, quant à lui, à maîtriser sa fureur. Il lui offre un boulot sur un plateau d’argent, et cette vieille truie fait la fine bouche. Il ne va quand même pas devoir la supplier ! Si seulement il pouvait la secouer, la frapper.

« Voyons, voyons, qu’est-ce que j’entends ? susurre-t-il, haineux. Ça sent la rechute, attention ! »

Malgré lui, le danger a percé dans sa voix. Sandrine l’a nettement perçu. Comme un avertissement. Une vague de peur la submerge, lui retourne l’estomac. Soudain, ces yeux magnifiques, posés sur elle, la glacent.

« Mais n’ayez crainte », poursuit-il en mode paternaliste, « avec cette nouvelle structure, vous serez toujours entourée. C’est la beauté du principe de ces systèmes de soutien. Les rôles peuvent s’inverser. Parce qu’on est tous égaux face à l’adversité. À part ça », respire-t-il avant de se résoudre à déclencher l’offensive – la manière douce ne mène à rien –, « sans vouloir vous forcer la main, je pense que vous feriez mieux de ne pas rejeter cette offre. Inutile d’ajouter encore à vos problèmes. Vous en avez déjà assez. Or, j’aime autant vous prévenir, en ce moment, ici, on est en pleine guerre des chiffres. Le mot d’ordre est de faire baisser la courbe du chômage. À n’importe quel prix. Car notre ministère exige des résultats. Donc, on radie à tour de bras. Il n’y a pas d’autre moyen. Alors, en refusant sans justification cet emploi taillé sur mesure, vous risquez de vous exposer à des sanctions. De graves sanctions ! C’est pourquoi, entre nous, et par pure amitié, je vous conseille d’accepter. Quitte à démissionner après. Ou même à vous arranger pour être licenciée.

– Désolée. Au contraire. Non, non, pas question de démissionner. Je m’accrocherai. J’y arriverai. »

Gagné. Il a gagné ! La saleté a cané. À coriace, coriace et demi. Elle lui en aura fait baver.

« Et puis, si vous m’offrez ce poste, c’est que j’en suis capable, insiste-t-elle pour se convaincre, je veux dire, que vous me jugez, disons, que vous savez, enfin, vous connaissez votre métier.

– Exactement, Sandrine ! Et à chacun son métier, confirme-t-il sèchement.

– Oui, Monsieur, vous avez raison. Merci de votre confiance.

– Eh bien, c’est entendu, termine-t-il expéditif, en arrachant un feuillet à son bloc de post-it. Je vous note donc le lieu et l’heure du rendez-vous. »

Sandrine acquiesce sans un son, les mains plaquées sur les genoux. Vidée, soumise, elle suit des yeux le grattement nerveux de la plume sur le papier.

« Voilà ! » conclut Hugo en rebouchant son stylo qu’il claque ensuite sur son bureau. « Je ne vous retiens plus.

– Non, bien sûr, je me sauve. Vous êtes très occupé, bredouille-t-elle d’une voix blanche, en saisissant la feuille qu’il lui tend, impassible.

– Et surtout, on n’oublie pas d’apporter de la bonne humeur ! »

Elle se sent à nouveau si minuscule et fragile. Incapable de réagir. Ni se décider à partir. Elle a besoin de comprendre. Comment a-t-elle provoqué cette violente hostilité ? À moins qu’elle ne l’ait rêvée. Elle scrute le visage de Hugo à la recherche d’un indice. D’une mimique complice. Comme un rideau qui tomberait sur cette vilaine comédie. Dissipant son malaise. Cette sensation de cauchemar. Elle ne trouve rien qui l’autorise à espérer s’être trompée.

Allez, dégage, vieille vache ! Débarrasse le plancher. Qu’est-ce qu’elle attend encore ? Un baiser sur le front ? Qu’il l’a ramène à la maison ? Elle ne bouge pas, l’observe, d’un air inquiet, inquisiteur. Souris, Hugo, souris. Ce n’est pas le moment d’éveiller les soupçons. Le charme est sa meilleure arme. Il fait un effort surhumain pour paraître cordial. Et ça marche. Elle se lève enfin. Eh ben, c’est pas trop tôt !

« Alors, à lundi, chère Sandrine.

– À lundi, Monsieur », répond-elle, en se dirigeant vers la porte, le dos voûté, écrasée.

À suivre ! exulte Hugo, se renversant dans son fauteuil pour savourer, tout à son aise, le goût de cette victoire. Il considère, triomphant, l’accablement de Sandrine qui s’éloigne lentement, quand il découvre derrière elle une femme perchée sur des talons, on dirait des échasses, qui gesticule, saute sur place, pour attirer son attention. Il se raidit aussitôt. Qu’est-ce qu’elle fout ici, cette pétasse ?

« Hugo ! » se faufile Stéphane par l’entrebâillement de la porte.

Encore lui ?! Infernal ! Impossible d’avoir la paix.

« Désolé de vous déranger », s’excuse l’intrus en lui donnant une feuille pliée en deux et décorée de petits cœurs de différentes couleurs. « C’est de la part d’une amie de votre mère, à ce qu’elle dit. Cette dame, là-bas, vous voyez ? » ajoute-t-il en montrant Laurence qui en retour agite la main en signe de reconnaissance.

Hugo affecte l’ignorance, soulignant d’une moue son incrédulité. Puis il fait mine de réfléchir, de fouiller sa mémoire. Mais la présence ici de cette folle lui hérisse les nerfs. Car il ne peut envisager une coïncidence. Comment ose-t-elle se présenter sur son terrain ? À son travail ? Et dans cette tenue scandaleuse ? Elle ne respecte vraiment rien. Cherche-t-elle à le provoquer ? À l’humilier publiquement ? À le pousser à l’affrontement ? Qu’elle ne compte pas sur lui pour entrer dans son jeu. Il ne la connaît pas. Il ne lui parlera pas. C’est aussi simple que ça.

« Jamais vu de ma vie ! tranche-t-il enfin, catégorique. Mais une amie de ma mère ? Franchement ? Sans commentaires ! Maman ne fréquente pas ce genre de femmes… ordinaires.

– Je me disais aussi, abonde Stéphane dans son sens – les femmes à décolletés ne lui inspirent que défiance. 

– Elle espérait peut-être un petit coup de piston, ricane Hugo, magnanime. Ces pauvres gens, vous savez ! Ils inventeraient n’importe quoi pour obtenir un passe-droit. Ça ne coûte rien d’essayer. Malheureusement, on ne peut pas aider la terre entière. En tout cas, merci du message ! Vous pouvez disposer. »

Congédié, Stéphane s’éclipse sur un timide « merci à vous ». Et enfin à l’abri de son indiscrétion, Hugo déplie le papier. « Je t’aurai, petit con » lit-il en majuscules. Et en dessous, la signature : « Laulau… pour les intimes ». Un tremblement le prend. Il bondit sur ses pieds et court dans le hall d’accueil. La folle a disparu.

« Hugo ! » l’appelle Amandine en contournant le comptoir, et continue à tue-tête après l’avoir rejoint. « L’amie de votre mère a dû repartir en urgence. Elle m’a dit de vous rassurer. Elle vous appellera bientôt.

– Moins fort enfin », lui ordonne-t-il d’une voix enrouée par la rage – l’amie de votre mère ! L’amie de ta mère, petite pute !

Sentant soudain l’attention que son irruption dans la pièce a attirée sur lui, il se compose un air serein et d’un pas mesuré retourne à son bureau.

« Et maintenant, au travail. Fini la récré », conclut-il avant de fermer la porte, doucement, derrière lui.

Cette Laulau de malheur ! Le cœur brûlant de haine, mais exposé aux regards dans sa foutue cage de verre, il continue sagement jusqu’à son fauteuil et s’assoit. Au lieu de tout saccager. Elle l’a fait exprès, cette salope, de l’attaquer en public. Pour l’humilier. Pour le piéger. En plus, elle a réussi. Dans le feu de ses émotions, il a perdu le contrôle et commis une erreur. Tant pis. Il la rattrapera. Et il lavera son affront. Dans le sang de cette vieille pouffiasse ! Elle lui paiera. Il la tuera. Pas goulûment. Mais lentement. Elle souffrira. Elle suppliera. Elle pleurera. Longtemps. Sur cette promesse lénifiante, il remue la souris de son ordinateur. « La Lèpre » apparaît sur l’écran.

© Judith Bat-Or

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