Richard Prasquier. À propos d’un refus de répondre. Ce bouleversement des paradigmes qui suffoque actuellement Israël

Des Israéliens laïcs montant dans un bus où est instaurée la séparation entre hommes (à l’avant) et femmes (à l’arrière). Des femmes laïques se sont assises à l’avant, au milieu d’hommes juifs ultra-orthodoxes, dans le cadre d’une protestation contre l’exclusion des femmes dans la sphère publique, le 1er janvier 2012. Crédit: Miriam Alster/Flash90

Dimanche matin, en lisant les journaux accumulés pendant les vacances, je lisais un article sur un incident survenu dans un bus à Tel Aviv. Une dame de 88 ans, dont on apprendra que c’est une survivante de la Shoah, demande au conducteur si elle est dans la bonne file. Silence… Son mari pose la même question et le conducteur lui répond.

– Pourquoi n’avez-vous pas répondu à mon épouse? – Je ne parle pas aux femmes.

À peine une heure après cette lecture, j’étais à la synagogue pour une Bat Mitzwa. La jeune fille a consacré son allocution à une autre survivante de la Shoah, Simone Veil.

Les images se sont télescopées: j’ai imaginé Mme Veil dans ce bus de Tel Aviv. Il était clair que le conducteur aurait passé un très mauvais quart d’heure et j’aurais adoré assister à cette avoinée.

Cette anecdote est-elle significative? Je crois que oui. On ne parle plus ici des clivages internes à une société israélienne dont les différents groupes ont du mal à communiquer. Ce conducteur de bus est engagé dans une extrémisation existentielle.

Ne pas parler aux femmes… J’ai pensé aux moines du Mont Athos qui dans les monastères de leur éperon rocheux de Chalcidique interdisent depuis mille ans toute présence féminine, humaine ou animale.  J’ai pensé à ces frustrés enfermés dans leurs réseaux sociaux délirants qui attribuent leurs échecs aux femmes, rêvent de les supprimer et qui parfois passent à l’acte.

Mais ce n’est évidemment pas cela. Le plus vraisemblable est que ce chauffeur ne hait pas les femmes, ou comme on le disait dans le passé de certains antisémites,  “ne les déteste pas plus qu’il n’est raisonnable”, mais qu’il est obsédé par l’impureté. Or c’est bien connu, la femme, et entre autres la voix des femmes, est vecteur d’impureté et de tentation. On connait les codes de la Niddah qui lui imposent de rester à l’écart de son mari dans la période des règles et on connait aussi la tentation de l’extension de ces interdictions à tout homme envers toute femme. A 88 ans, il est peu probable que la dame soit encore réglée et qu’elle puisse susciter de la concupiscence, mais il faut se méfier car Sarah avait deux ans de plus quand elle a enfanté Isaac. On n’est jamais trop prudent …

Est-ce ce raisonnement passablement dément qui a été suivi?  Le conducteur de bus ne serait  alors pas seul dans son délire. Dans certains groupes la tendance n’est pas à l’assouplissement.

Vous me permettrez une anecdote personnelle. Après la guerre, ma grand-mère a épousé le rabbin Rubinstein de la Rue Pavée, synagogue qui était, qui est toujours, l’exemple d’une stricte orthodoxie. Je me souviens du discours que le rabbin a prononcé sans la moindre gêne, en yiddish, dans la salle de réception au soir de ma Bar Mitzwa, devant un public d’hommes et de femmes attablés  s’apprêtant bientôt à danser devant lui en parfaite mixité.  Récemment  j’ai reçu un livre retraçant sa biographie, écrit avec beaucoup de soin par un de ses disciples de Bne Berak: il contient de nombreuses photos. Des hommes et des hommes; pas une seule photo de femme…

Quoi qu’on pense de la place à donner aux femmes dans l’office religieux, il y a une différence énorme entre  ne pas vouloir que les femmes portent des tefilin et ne pas accepter de parler à une femme. Il n’y a pas égalité dans les cours rabbiniques orthodoxes entre le témoignage d’un homme et le témoignage d’une femme. Mais des autorités aussi indiscutées que le Rav Soloveitchik ne voyaient pas  d’inconvénient à ce que les femmes étudient la Gemara. Pour étudier ensemble, ii faut se parler.

Le moine du Mont Athos vit à l’abri de sa montagne et de ses côtes inabordables. Dans beaucoup de traditions religieuses, il y a des reclus et des ermites, qui s’obligent à une ascèse très rigoureuse. C’est leur chemin. Mais ils n’interférent pas dans la vie de la cité et ne deviennent pas conducteurs d’autobus.

En Israël, les tentatives de reléguer les femmes dans l’espace public, notamment dans les transports, sont devenues fréquentes. Les canons de tzniout, c’est-à-dire de pudeur, sont d’autant plus des carcans que rien n’est exigé des hommes pour lutter contre leurs pulsions dangereuses. C’est exactement la logique de l’abaya dont on parle tant ces jours-ci. La comparaison avec les mollahs iraniens n’est malheureusement pas fortuite. Heureusement, il s’agit en Israël de minuscules minorités et elles n’ont pas -pas encore, diront les pessimistes- le pouvoir, mais elles mêlent leur voix au chapitre et influent sur l’évolution des mentalités.

 Israël a été créé par des   jeunes hommes et des jeunes femmes qui ont défriché les terres dans des kibboutzim où régnait une mixité de rôles dont on n’avait pas l’idée jusque-là. Ne pas parler aux femmes, c’est aussi refuser cette glorieuse  histoire.

Mais au fond, ce conducteur d’autobus est-il vraiment un obsessionnel religieux? Et s’il ne faisait que profiter de l’esprit du temps, de ce bouleversement des paradigmes qui suffoque actuellement Israël, pour laisser libre cours à des fantasmes jusque-là refoulés? “Un homme, ça s’empêche”, écrivait Camus. Précisément, dans les moments sombres de l’histoire, une grande partie du mal provient d’individus qui trouvent l’occasion de ne plus s’empêcher.

On pourrait alors parler ici d’un machisme d’atmosphère…

© Richard Prasquier

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4 Comments

  1. Entre d’un côté la montée de fanatiques religieux ultra réactionnaires et de l’autre celle du néo fascisme wokiste/intersectionnel, la société Israélienne semble prise dans une sorte d’étau. Étau identitaire. Cette (double) évolution est extrêmement inquiétante, voire catastrophique.

  2. Sans oublier l’interdiction de voir les cheveux des femmes et d’entendre leurs voix chantées, considérant, conformément à l’ancestrale loi rabbinique, que les cheveux et la voix de la femme font partie de leur « nudité ».
    Autrement dit, une femme adulte qui montre ses cheveux ou qui chante en public exhibe sa nudité. D’où l’interdiction assumée par le chauffeur de parler avec une femme (qui n’est pas la sienne, s’entend).
    Sans oublier que ces interdictions se pratiquent par les « haredim » (ultra-orthodoxes) ; et que leur démographie galopante augmente leur poids, relatif et absolu, dans la population israélienne. Prasquier qui dit « il s’agit en Israël de minuscules minorités » fait preuve, au mieux, d’ignorance ; surtout de la démographie à venir en extrapolant l’évolution à 20 ans d’ici.
    Autrement dit, que ce cher Prasquier soit pour ou contre, et que ses arguments soient valables ou non, ne changera RIEN. La démographie, juge suprême définitif, lui donnera tort.

  3. Richard Prasquier est tombé dans le piège des médias israéliens qui montent régulièrement en épingle de tels incidents, parfois totalement inventés, ou bien grossis hors de toute proportion, dans le but d’incriminer le gouvernement et la coalition actuellement au pouvoir.

  4. “fanatique religieux ultra réactionnaires” , les “harédim” ceux-ci cela etcetera.
    Vraiment, il faut lire la guemara sur les signes avant coureurs de la Geoula.
    L’un des signes marquants : c’est que les Am Aaretz seront dégoutés des ” craignants Dieu”.

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