Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi” -28- Judith Bat-Or

Il l’a appelée par son nom. Et elle l’a entendu. Madame Desprès, c’est elle, bien sûr. Mais elle ne répond pas.

Ce matin, elle a expédié son petit déjeuner. Après une douche rapide, elle a enfilé une tenue, piochée en hâte dans son placard. Elle a, pour la énième fois, vérifié son dossier, constitué par précaution. Depuis ses récents déboires – comme elle dit pour minimiser la gravité de ses ennuis et surtout ne pas s’affoler –, elle a appris à se méfier de ce genre d’administrations, officiellement censées aider, officieusement : nettoyer. Elle pense avoir paré à tous les coups possibles : contrat de location, facture d’électricité, avis d’imposition, attestation de droits à la sécurité sociale, identité bancaire, curriculum vitae, diplômes et relevés de notes. Aucune pièce ne manquait. Avec ça, elle était à poil. Elle a refermé la chemise et l’a glissée dans son cabas avec sa convocation, puis elle est sortie au pas de course.

Elle est arrivée en avance. Largement en avance. Mieux vaut trop tôt que jamais. Elle n’allait pas risquer, à peine inscrite, la radiation. Elle a passé les fumeurs, agglutinés au pied du perron métallique, style escalier de chantier – parfaite allégorie. Ils s’accrochaient à leur clope, la cigarette du condamné, tirant des taffes avides sans échanger un mot. Chacun dans son monde écroulé. Elle s’est apitoyée sur eux, avant de se rappeler qu’elle partageait leur sort. Pour l’oublier au plus vite, elle s’est précipitée à l’intérieur du bâtiment. Mais la réalité l’y a frappée d’emblée. Cette réalité gluante, inextricable, qui désormais était la sienne. Dedans, tout était gris. Les murs, le sol, le plafond. Les gens, les meubles, la lumière. Un gris sale, dégradant. Au milieu de la pièce, une file d’attente oscillait jusqu’au guichet d’accueil. Elle y a sagement pris place et a tiré de son cabas sa lettre de convocation, pour se tenir à quelque chose, pour se donner une contenance. 

En attendant son tour, elle a regardé les affiches, vantant les services Pôle Emploi. Comme si on avait le choix ! Elle a eu le temps de les lire, jusqu’à la dernière ligne. On invitait les candidats à s’inscrire à des ateliers – ça fait ludique « atelier » – autour des différentes étapes de la recherche d’emploi, depuis la rédaction de la lettre de motivation ou les ficelles du CV, à la préparation de l’entretien d’embauche et la construction du « projet », en passant par les formations subventionnées par l’État. Le chômage est une industrie qui doit peser des milliards, a-t-elle osé penser avant de tomber sur l’annonce sexy d’une entreprise de « services à domicile », pour ne pas dire ménage. Demandait-il là aussi une lettre de motivation ? Le comble du cynisme. Que devait-on y écrire pour décrocher ce job de rêve ? « J’ai faim merci » ? Comme les mendiants dans le métro – Oh pardon ! Désolée, on ne dit pas mendiant, mais demandeur d’argent. Ou bien : « Ma vocation remonte à loin. Autant que je me souvienne, j’ai toujours adoré éliminer la crasse. Nettoyer les carreaux et récurer les sanitaires sont mes tâches préférées, mais j’aime aussi cirer les bottes. » Elle a souri, un brin amère : elle ne ferait pas la fine bouche, maîtrise de droit ou pas, si on lui proposait un emploi dans cette boîte. Et son sourire s’est éteint. Elle a encore eu le temps de lire sur une affichette la mise en garde contre « tout comportement violent à l’égard du personnel » et autres incivilités, qui ne seraient pas tolérés et tombaient sous le coup d’un article du code pénal, cité avec son numéro. Elle en a conclu qu’au milieu de la léthargie générale des plombs pétaient de temps en temps. Enfin, elle a atteint son but. 

À la qualité de l’accueil, elle a compris que le client n’était pas roi ici. Une mise au point indispensable pour ceux qui auraient encore eu des illusions à ce sujet. Derrière le guichet, l’employée, une espèce de liane, tout en nerf, l’a reçue sans même un regard d’un « votre nom » sobre et net. Inutile de se fatiguer à formuler une phrase lorsque deux mots suffisent. Ça s’appelle l’efficacité. Elle était certainement jolie en dehors des heures de bureau, a remarqué Sandrine. Mais elle devait se protéger, a-t-elle complété pour admettre, sans la juger, sa rudesse.

« Madame Desprès », s’est-elle poliment présentée. 

De son stylo, la liane a parcouru sa liste de haut en bas, de bas en haut. Pour la soutenir dans l’effort, Sandrine a épelé son nom.

« On ne sait jamais parce que souvent il est mal orthographié », s’est-elle timidement justifiée, avant de suggérer de chercher à la page suivante. « Parce que, vous comprenez, je suis un peu en avance. C’est peut-être pour ça. J’ai rendez-vous à 11h30.

– Votre convocation.

– Ah oui, bien sûr, désolée. »

La pimbêche l’a enfin trouvée et biffée sur sa liste avant de l’informer que son consultant l’appellerait. Et « au suivant s’il vous plaît ».

Il a répété son nom.  Madame Desprès, c’est elle. Elle ne peut pas bouger. Elle aurait tout donné pour ne pas être ici. Mais qu’aurait-elle eu à donner ?

Pourtant, avant de venir, elle n’avait pas vraiment idée de ce qui l’attendait. À part l’humiliation, bien sûr, qui serait enfin consommée. Car tant qu’elle s’était débrouillée de sa situation, qu’elle avait réussi à la garder confidentielle, son amour propre était sauvé. Mais l’amour propre est un luxe qu’elle ne peut plus se permettre. Et désormais n’importe qui, n’importe quel inconnu, n’importe quel blanc-bec, comme celui qui l’appelle, absolument n’importe qui, pourrait fourrer son nez dans ses affaires privées, lui demander des comptes, la sermonner, la sanctionner.

Et elle n’a pas besoin de ça. Elle-même ne s’épargne pas. Comment n’a-t-elle pas vu la catastrophe approcher ? Ou, en toute honnêteté, pourquoi avoir choisi de ne pas la voir approcher ? De se bercer d’illusions au lieu de l’affronter ? Elle aurait eu le temps d’agir. Et d’amortir la chute qu’elle ne pouvait empêcher. Elle a préféré protéger son rêve d’amour éternel que son avenir, sa survie. Pourquoi n’avoir jamais voulu envisager le pire ? Elle a collaboré librement à sa perte. Et en six mois de galère, elle a eu le loisir de se le reprocher. Ce train de pensées mortifères la maintient éveillée la nuit, et le jour l’engourdit.

Non, elle n’a pas besoin de ça. Elle l’a réalisé quand le blanc-bec a crié son nom à travers la pièce. Elle aurait voulu disparaître, d’un coup de baguette magique, se fondre dans le mur, comme un caméléon, ou mieux, être foudroyée, ne pas avoir à supporter les jugements ou la pitié. Répondre à l’appel signifiait avouer à la face du monde son échec, ses échecs, personnels et professionnels, avouer sa défaite.

Elle pourrait se taire, repartir, se débrouiller autrement… En fait, non, elle ne le peut pas.

© Judith Bat-Or

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