Jean-Éric Schoettl: “Le Conseil d’État va-t-il ouvrir la porte à l’entrisme islamiste dans le sport?”

Jean-Éric Schoettl. © Fabien Clairefond

TRIBUNE – Si le Conseil d’État venait à suivre les recommandations du rapporteur public concernant l’annulation de l’interdiction du hidjab sur les terrains, cette jurisprudence ouvrirait à terme grand la porte du sport à toutes les manifestations d’appartenance idéologique et à toutes les assignations identitaires.

La charte olympique énonce, en son article 50.2, la règle selon laquelle “aucune sorte de démonstration ou de propagande politique, religieuse ou raciale n’est autorisée dans un lieu, site ou autre emplacement olympique”. Ce principe de neutralité a été décliné dans ses statuts par la Fédération française de football (FFF): “Le respect de la tenue réglementaire et la règle 50 de la charte olympique assurent la neutralité du sport sur les lieux de pratique. À ce double titre, sont interdits, à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées sur le territoire de la Fédération ou en lien avec celles-ci:

tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical, – tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale, – tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande”.

Cette règle de discrétion politique et religieuse sur les terrains de sport est de salubrité publique. Si, en effet, les lieux où se pratique le sport devenaient le siège de manifestations politiques ou d’affichages religieux, c’en serait fini de ses valeurs universalistes et de sa puissance d’inclusion. Le sport doit exprimer l’appartenance à une commune citoyenneté, à une commune humanité, et non devenir prétexte à se compter (et à s’affronter) entre tribus. C’est pourtant le risque que ferait courir au sport français le Conseil d’État s’il suivait les conclusions rendues le 26 juin dernier par son rapporteur public.

L’article premier des statuts de la Fédération française de football a été contesté devant le Conseil d’État par un collectif dénommé les Hijabeuses. Ce collectif s’appuie sur une Alliance citoyenne qui s’est fait une spécialité de travestir le sexisme islamiste en féminisme et de dénoncer une discrimination dans toute obligation de discrétion confessionnelle.

Du point de vue de l’intérêt général, les conséquences d’un arrêt conforme aux conclusions du 26 juin seraient graves. Dans l’immédiat, le Conseil d’État donnerait raison aux Hijabeuses.

Le rapporteur public du Conseil d’État a soutenu, contre toute évidence, que l’interdiction d’ostentation religieuse et politique édictée par la FFF reposait sur une assimilation (qui serait en effet erronée) des joueurs licenciés à des agents publics. Il en a déduit que l’article premier des statuts pouvait interdire aux licenciés les actes de prosélytisme actif, mais non leur prohiber le port de signes religieux, politiques, philosophiques ou syndicaux, fussent-ils ostentatoires. Ces conclusions conduiraient à une annulation partielle de l’article incriminé, qui ménagerait la possibilité d’interdire les conduites ou tenues prosélytes provocatrices, mais interdirait aux statuts d’interdire aux licenciées les signes religieux ostensibles. Où passerait cependant la frontière entre visibilité religieuse et prosélytisme? La solution proposée serait dans la manière de la jurisprudence du Conseil d’État des années 1989-2004 sur le port du voile dans l’enseignement public. On sait que la subtilité casuistique et les difficultés d’application de cette jurisprudence ont conduit à l’adoption de la loi du 15 mars 2004 interdisant purement et simplement, dans les écoles, les collèges et les lycées publics, “le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse”.

Du point de vue de l’intérêt général, les conséquences d’un arrêt conforme aux conclusions du 26 juin seraient graves. Dans l’immédiat, le Conseil d’État donnerait raison aux Hijabeuses. Les voiles se banaliseraient sur les terrains de sport, alors que, en Iran, les sportives risquent leur vie pour jouer nue tête. Drapés dans leur uniforme noir, les petits soldats du salafisme triompheraient. À terme, cette jurisprudence ouvrirait grand la porte du sport à toutes les manifestations d’appartenance idéologique, à toutes les assignations identitaires. Précisément parce qu’il est populaire et médiatisé, un sport comme le football peut être un terrain d’élection de la déconstruction des principes universalistes de la République.

Les activités sportives (notamment dans les sports de combat) sont devenues, depuis une vingtaine d’années, le terrain de prédilection de l’entrisme islamiste. Annuler, même partiellement, l’article premier des statuts de la FFF frapperait un bastion de résistance à l’emprise frériste dans le sport.

En droit, le Conseil d’État pourrait-il intégralement valider les statuts de la FFF? Le rapporteur public ne l’a pas cru. Je suis de l’avis inverse.

Les exemples des arrêts Achbita et Bougnaoui

Le Conseil constitutionnel puis la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) ont admis la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. La nécessité de concilier la liberté d’expression religieuse et la dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010. Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la convention (grande chambre, 1er juillet 2014). Ces solutions sont transposables aux statuts de la FFF.

De son côté, dans ses arrêts du 14 mars 2017 Achbita et Bougnaoui, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) admet qu’un règlement d’entreprise prohibant le port visible de signes religieux peut être justifié par un objectif légitime “tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse”, même s’il risque d’aboutir à une «discrimination indirecte» au sens de la directive du 27 novembre 2000 créant “un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail”. Dans l’affaire Achbita, l’avocate générale estime que l’interdiction faite à une travailleuse musulmane de porter au travail un foulard islamique ne constitue pas une discrimination fondée sur la religion, dès lors que cette interdiction s’appuie sur un règlement interne de la société employeuse interdisant, pour des motifs liés à son objet social ou à sa culture d’entreprise, les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail. La magistrate reconnaît, certes, que cet interdit pourrait constituer une gêne pour une religion, mais cette «discrimination indirecte» serait justifiée afin de mettre en œuvre, dans l’entreprise concernée, “une politique légitime de neutralité fixée par l’employeur”.

Le 2 mars 2022, la Cour de cassation a jugé que le Conseil de l’ordre d’un barreau pouvait interdire de porter, avec la robe d’avocat, tout signe manifestant une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique, communautaire ou politique. Une élève avocate, de confession musulmane, avait en effet contesté l’insertion de cette interdiction dans le règlement du Conseil de l’ordre du barreau. La Cour de cassation a d’abord considéré, dans le silence de la loi, qu’il entrait dans les attributions d’un Conseil de l’ordre de réglementer le port et l’usage du costume de sa profession. Elle a en outre jugé que, en imposant à ses membres de porter la robe d’audience sans aucun signe distinctif, le Conseil de l’ordre contribuait à assurer l’égalité entre avocats et, à travers celle-ci, l’égalité entre justiciables. Comment ce qui vaut pour le Conseil de l’ordre d’un barreau ne vaudrait-il pas pour une fédération sportive? Pourquoi la seconde, à l’instar du premier, ne pourrait-elle, dans le cadre de son pouvoir réglementaire autonome, même en l’absence d’habilitation législative, édicter des obligations de discrétion religieuse à ses usagers? Celles-ci ne sont-elles pas proportionnées à l’éminence de la finalité poursuivie: faire prévaloir l’égalité entre joueurs, l’esprit d’équipe et les idéaux universalistes du sport dont s’inspire la règle 50.2 de la charte olympique?

En suivant son rapporteur public, le Conseil d’État prendrait une position moins juridique que philosophique, pour ne pas dire sociologique

Le Conseil d’État pourrait aussi considérer que le pouvoir des organes statutaires d’une association de prescrire une tenue vestimentaire à ses adhérents est un corollaire de la liberté d’association. Et juger a fortiori que, lorsqu’une association, comme c’est le cas des fédérations sportives, s’est vu confier par la loi des attributions de service public, ses adhérents ne sauraient exciper de leurs convictions religieuses pour s’exonérer de leurs obligations statutaires, notamment du code vestimentaire prescrit par les statuts. Le Conseil constitutionnel a en effet jugé en 2004 (traité établissant une Constitution pour l’Europe, cons. 18) que “les dispositions de l’article 1er de la Constitution, aux termes desquelles “la France est une République laïque”, interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers”.

En dédaignant toutes ces solutions, le Conseil d’État ferait prévaloir une conception maximaliste de l’article 9.2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, aux termes duquel: “La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui”, étant noté que, lorsqu’un traité renvoie à «la loi», il y a lieu de considérer, selon la grille de lecture habituelle des engagements internationaux, qu’il fait référence, outre à la loi votée par le Parlement national, aux règles légalement en vigueur dans le pays-partie. Sont au nombre de ces règles, en France, les statuts d’une fédération sportive, lesquels sont pris en application de la partie législative du code du sport.

En suivant son rapporteur public, le Conseil d’État prendrait une position moins juridique que philosophique, pour ne pas dire sociologique (“Des hidjabs adaptés aux contraintes du sport sont en vente dans les grandes surfaces… Certains joueurs se signent en début de partie… La neutralité, telle que la conçoit la FFF, est peu en phase avec la réalité sociologique du football…”, nous dit le rapporteur public). Option cohérente, il est vrai, avec les positions passées du Conseil d’État sur le voile à l’école (1989), l’occultation du visage dans l’espace public (2009) et le port du burkini sur les plages (2016). L’entrisme islamiste en ferait son miel.

Si la collectivité nationale trouvait une telle solution contraire à l’intérêt général, il appartiendrait au législateur de prendre un parti robuste, comme il l’a fait avec le voile à l’école (2004) et avec l’occultation du visage dans l’espace public (2010). Cela s’appelle un lit de justice.

Pour défendre les valeurs du sport au quotidien, il faut mener, sans faiblesse et sans ambiguïté, la lutte contre l’embrigadement religieux et le repli communautaire.

Soulignons que le problème ne se poserait pas si, lors des débats parlementaires sur la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, n’avait pas été rejeté, sur l’insistance de la ministre déléguée aux sports de l’époque, Roxana Maracineanu, un amendement prévoyant que: “Les fédérations sportives veillent à ce que les associations affiliées et tous leurs adhérents respectent le principe, dont s’inspire l’article 50.2 de la charte olympique, interdisant toute propagande politique ou toute ostentation des convictions religieuses lors des activités sportives qu’elles organisent”.

Les conséquences de cette pusillanimité gouvernementale devront être réparées si le Conseil d’État suit les conclusions de son rapporteur public. Pour défendre les valeurs du sport au quotidien, il faut mener, sans faiblesse et sans ambiguïté, la lutte contre l’embrigadement religieux et le repli communautaire. Dans cette lutte, le «en même temps» n’est pas de mise.

© Jean-Éric Schoettl

Conseiller d’État honoraire, Jean-Éric Schoettl a récemment publié «La Démocratie au péril des prétoires. De l’État de droit au gouvernement des juges» (Gallimard, «Le Débat», mars 2022).

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