Jacques Neuburger. Souvenir au parfum de compote de fruits secs à la russe

Soirée d’hiver.
Souvenir au parfum de compote de fruits secs à la russe.

Retour de mémoire…

Et bien, comme tu vois, il faut croire que je n’étais pas mort, avait répondu d’une voix blanche et comme sèche, desséchée peut-être plutôt, mon père à l’homme que ma mère avait introduit dans son bureau…

Je vois encore l’homme auquel ma mère avait ouvert en cette fin d’après-midi d’hiver,  il avait frappé deux petits coups à la porte,  il n’avait pas sonné, une façon de faire qui était celle des aveugles passant de porte en porte proposer des savonettes ou de ceux qui connaissant ma mère venaient frapper pour prendre des nouvelles, sachant que ma mère allait leur préparer un énorme sandwich, avec parfois, selon le cas, un petit billet glissé, préparé tout en bavardant un peu, leur servant un verre de thé ou de café,  de chicorée même parfois, ma mère cardiaque en buvait beaucoup, servi dans un verre sur la table de cuisine, une table d’avant guerre, de bois blanc, le bas des pieds usé par la serpillière souvent passée sur le carrelage à grands carreaux losanges rouges et blancs, je le vois encore, le premier en entrant, sur la droite, était fêlé et se démettait souvent, et le dessus une toile cirée imitant le carreau de Delft, et maintenue clouée par des baguettes rondes, table coincée contre la cuisinière, avec au dessus l’étagère aux pots carrés blancs aux inscriptions vertes où maman puisait le riz, le gros sel, les macaronis, le sucre. Je vois encore l’homme, petit, rablé, épaules très larges contrastant avec sa petite taille, un visage qui dans ma mémoire me fait songer à celui de Joseph Kessel, marqué, les mains larges,  marquées, comme de travailleur manuel, terrassier peut-être, casquette sur la tête,  casquette qu’il devait ne jamais quitter, et canadienne épaisse, au motif un peu écossais, fermée d’une fermettre éclair, qu’il ne devait jamais quitter non plus. J’étais allé ouvrir, surpris, étonné de cette figure, et dans un chuchotement presque, d’une voix où se heurtaient, se cassaient presque, plusieurs accents, comme plusieurs langues, il avait juste murmuré: pardon madame on m’avait dit que Daniel habiterait ici, pardon madame…

Mon père, imperturbable, acheva de frapper sur sa remington la phrase commencée. Imperturbable, enfin, la mâchoire serrée, la bouche serrée étroitement, tête baissée, les joues comme descendues: je connais ce visage, il m’arrive de l’avoir, je crois bien que je l’ai en ce moment même en écrivant – il m’a valu des déboires avec mes relations féminines: enfin, tu ne peux pas sourire, ce que tu peux être pas beau ainsi… – comme si c’était de ma faute de ressembler à mon père et comme si on devait être coupable d’avoir des pensées fugitives. 

Puis il donna sur sa machine un petit coup sec de son poing fermé, et tourna son siège vers la cheminée dont le feu de grille chauffait la bibliothèque, invitant l’homme à s’asseoir, l’homme qui gardait sa casquette sur la tête et devait par la suite la garder même durant le dîner. Alors, qu’est-ce que tu deviens, interrogea mon père comme s’il l’avait quitté de la veille. L’homme et mon père commencèrent une conversation moitié en français, moitié en polonais, moitié en russe, moitié en yiddish, face au feu de grille rougeoyant qui baissait, ma mère posa sans mot dire une cafetière et des tasses, m’emmenant dans la cuisine tout en prenant soin de laisser entrouvertes les portes aux carreaux de verre, aux poignées brillantes donnant sur la grande antichambre.

Ma mère se lança dans la mise en route d’un dîner solide: du foie haché avec les oeufs et les oignons, un pot au feu comme elle savait le faire avec légumes, poule et jarret de veau dont elle servirait le bouillon avec des mandeln parceque je rafollais de ces petites boules d’or flottant sur le bouillon doré et dont elle servirait la viande et la garniture avec raifort et cornichons à la russe. 

Elle allait aussi préparer cette kacha soignée qu’elle appelait la kacha d’Ivan le moujik: préparée avec le bouillon du pot-au-feu, agrémentée en suite de la moelle des os du pot-au-feu, mise enfin à sécher à feu doux au four pour pouvoir s’égrener parfaitement. Ivan le moujik revenait souvent dans les histoires qu’elle me racontait, personnage un peu simplet, pas vraiment héros du travail, mais qui accourait fendre le bois à la simple odeur de la kacha…. Et puis elle allait préparer sa compote de fruits secs, qu’elle appelait la compote à la russe: on allait acheter les fruits, comme la kacha chez le grainetier de la rue Ramey. 

La rue Ramey, familière, je l’aimais sans l’aimer, hormis la boutique du grainetier – je ressens aujourd’hui un léger malaise encore en la prenant, même en voiture: j’avais tant de fois entendu parler de ce jour où le père de son amie Mathilde avait été arrêté, en compagnie de deux amis, au carrefour en bas, le carrefour avec la rue Marcadet. Mathilde, femme très brune, maigre, sèche, “qui avait fait l’école Pigier” et qui avait elle aussi, et pas très jeune non plus, accouché d’un garçon en même temps que ma mère, Mathilde m’impressionnait: il y avait cette histoire qu’elle était née durant un pogrome en Ukraine, sa mère accouchant avec son père mettant une main sur sa bouche pour étouffer ses cris et que elle aussi, une main sur sa bouche on avait étouffé son premier cri. Je crois que le mot pogrome est un mot que je dois avoir toujours entendu: en fait ma première mémoire est plus marquée des pogroms qu’on évoquait souvent que de la guerre, plus proche sur laquelle pesait un silence, et mes parents et leurs amis évoquaient si souvent telle ou telle ville, tel village, nommant des rues, des boutiques, des gens, des êtres humains évoqués si précisément que je me les representais, regrettant de ne pas bien savoir dessiner et de ne pas pouvoir cependant que eux et leurs amis parlaient représenter ces scènes, ces hommes, ces femmes dont ils parlaient avec une telle précision, les écoutant je me promettais de voyager plus tard, de visiter ces endroits, ces gens, et ce fut un choc véritable, une brutalité ressentie, une fêlure lorsque un jour, car je sentais bien quand même cette déchirure souterraine et tue dans tous ces récits, ces propos, lorsque j’osai demander: papa, plus tard, je pourrai moi aussi voyager là-bas, que les bouches restèrent bées, qu’au milieu du silence total, comme si les mots s’étalent soudain gelés dans l’air, ma mère lâcha son couteau qui brisa le bord de l’assiette, et que Dora qui était là, je la vois encore, assise sur le côté droit à table, face à papa, à droite de maman, cassa le silence me disant: mais, mais, il n’y a rien, il n’y a plus rien, rien que des cendres. 

Mais la boutique du grainetier était une sorte de caverne d’Ali Baba: profonde et sombre, elle regorgeait de trésors: kacha, orge, haricots en de grands tiroirs de bois, produits servis en puisant avec une mesure, ma mère y achetait son huile qu’elle n’aurait pour rien au monde achetée ailleurs, il y avait les tonneaux de cornichons, les russes et les polonais, les olives de Grèce, les harengs aussi au tonneau, et puis des harengs fumés, dorés, suspendus accrochés à un cercle de fer, des sprats, du soudjouk aussi, suspendu, du kaschkaval aussi que j’aimais tant. Il y avait aussi des anchois entiers dans de grosses boîtes en fer: ma mère qui en raffolait rapportait de temps à autre une de ces boîtes à la maison: c’était alors le soir une opération singulière de la voir, lunettes sur le bout du nez, un livre sur la table, s’abstraire dans l’épluchage de ses anchois sur un journal et en extraire les filets pour les mettre dans l’huile.

En fait mon père ne parlait jamais de ce que lui-même avait vécu.

Il y avait bien ce jour où dans notre maison à la campagne j’étais parti à sa recherche et je l’avais trouvé immobile sur une chaise les larmes coulant, alors ça: lui pleurer… C’est ce jour-là qu’il m’avait pris par la main pour m’emmener promener en me racontant des histoires merveilleuses et nous étions pour la première fois revenus vers la maison en ramenant, invisible et magique, découverte dans le petit bois de bouleaux la  Reine Chabbat à ma mère qui nous attendait.

Il y avait bien cet ami qui venait déjeuner parfois le dimanche à la maison, haut fonctionnaire, coureur de femmes, la main sur le cœur, me couvrant de jouets, il m’appelait le dauphin, maurrassien, serrant de près ma mère pour l’embrasser, buvant beaucoup, mort pas vieux d’un coup de sang, président d’une association de résistants – et qui s’arrêtait brusquement couvert dressé, saisi d’une pensée soudaine face à son gigot haricotsverts flageolets, disant d’une voix forte: savez- vous bien , madame, que vous avez là un homme que j’ai vu tenir tête aux nazis comme personne – et mon père le faisait taire immédiatement.

Plus tard, je devais avoir huit ans, c’est un dimanche qu’il avait passé la journée à la maison que j’ai vu mon père pleurer pour la seconde et dernière fois.

Ce soir-là après son départ mon père était resté seul à table, finissant verre après verre une bouteille de vin – lui qui buvait au maximum un petit verre de vin et après le second verre devenait cramoisi et disait: ça y est, j’ai trop bu…. Ma mère le regardait tout en faisant je ne sais plus quelle tâche de couture, le surveillant ou le couvant même peut-être de dessus ses lunettes, silencieuse, inquiète, ne le quittant pas du regard.

Tout à coup mon père se leva en poussant un hurlement qui n’en finissait pas, un cri sinistre, tragique – depuis j’ai vu le tableau de Munch et j’ai reconnu la même épouvante.

Puis il s’ecroula aux pieds de ma mère, enserrant ses jambes, s’effondrant en larmes la tête sur ses genoux. Tout ceci avait duré une seconde. 

Et secoué de sanglots il parla, il parla, il parla, des mots hachés, des phrases étranglées, des sortes de borborygmes, rauques, presque informes parfois de bribes de récits. Il était à terre, rampant presque sur le parquet, comme si ses os n’étaient plus là, comme si son corps était devenu laine, tissu, chiffon. Et ma mère lui tenait les mains.

Ce jour-là, j’ai compris, dans un terrible effroi, ma mère soudain pleurant sans pouvoir s’arrêter mais des larmes gouttes à gouttes, comme glacées coulant lentement sur les joues, la main sur la tête de mon père, ma mère qui ensuite le lèvera, le portera, le couchera, puis reviendra longuement me parler, jusque tard dans la nuit, devant évidemment s’occuper de son enfant demeuré comme pétrifié,  ce jour-là donc, j’ai compris que si mon père souffrait si souvent de rhumatismes, comme il disait, épouvantables, et il serrait les dents, refusant tout médicament, c’était que les coups de crosse des SS lui avaient presque cassé la hanche, les reins, que c’était pour cela qu’il gardait une surprenante insensibilité de toute la cuisse gauche, telle que parfois sous le regard horrifié de ma mère qui l’arrêtait il disait: regarde – et pouvait se planter une fourchette dans la cuisse sans ciller, que c’était ces coups de crosse qui l’avaient rendu à moitié paralysé de l’épaule gauche et du bras, et racontant cela par bribe, il disait, mais ils ne m’ont pas fait parler, je leur ai craché à la gueule. C’est ce jour-là que j’ai compris, épouvanté, désolé, que ces étranges marques bizarres sur le corps de mon père, sur le dos surtout, qui me faisaient plaisanter l’appelant le papa-zèbre, étaient des marques définitives de coups de fouet.

C’est aussi ce jour-là que ma mère, dans la cuisine, autour d’un thé qui restait dans la tasse, d’un gâteau auquel ni moi ni elle nous ne touchions, m’expliqua que mon père, après avoir été passablement torturé par les SS pour tenter de lui faire dénoncer d’éventuels complices d’une tentative d’évasion, tortures demeurées inefficaces pour le faire parler avait, déjà à moitié mort, fait partie d’un groupe de fusillés “pour l’exemple” par mesure de rétorsion. 

Abattus ainsi à la mitrailleuse, sur la place centrale, devant tout le camp rassemblé. 
Mais que lui, blessé mais vivant, étonnamment, miraculeusement, des heures et des heures plus tard il s’était réveillé et à grand peine extrait de dessous les camarades, couvert du sang des morts et du sien et qu’il avait réussi à regagner son baraquement. Vivant. Miraculé.

© Jacques Neuburger

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2 Comments

  1. J’ai beaucoup aimé ce récit, très vivant et aussi très touchant, qui m’a rappelé celui de Annie Khachauda-Toledano : Haïm Le Savetier, publié le 3 septembre.
    J’imagine bien le petit Jacques, regardant vivre ses parents et faisant provision de souvenirs …

  2. Lorsque de si terribles souvenirs sont dans la mémoire,il est évident que la souffrance perdure et Jacques Neuburger en est le garant ; c’est un récit bouleversant que nous lisons là.

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