Ypsilantis. Dix tableaux juifs – 7/10 (Première partie)

(Antisémitisme & Cie)

Shmuel Trigano invite à distinguer xénophobie / racisme / antisémitisme. Pour ma part, et sans vouloir ne faire passer pour une personne particulièrement avisée, j’ai toujours opéré une claire distinction entre ces trois tendances, d’abord sur un mode intuitif puis plus méthodique, par l’étude.

L’antisémitisme touche quelque chose de beaucoup plus profond que la xénophobie et le racisme qui sont faciles à repérer et à dénoncer. Et il me semble que remettre en question la spécificité de l’antisémitisme est une manœuvre implicitement antisémite.

Shmuel Trigano explique « le nouvel antisémitisme » qui s’est structuré depuis 2000 suivant deux axes historiques ; et je me permets tout en synthétisant ses propos d’ajouter quelques considérations personnelles :

L’existence de l’État d’Israël fait du « Juif errant », du Juif en diaspora, un individu « normalisé », au moins formellement ; car métaphysiquement, les cultures engendrées par le christianisme et l’islam sont diversement perturbées par Israël, non pas vraiment par la politique suivie par tel ou tel gouvernement (critiquable comme tout gouvernement) mais par l’existence même de ce pays. Nous sommes alors dans l’antisionisme. L’antisionisme se traduit de deux manières : il est complexé (introverti) ou décomplexé (extraverti), avec toute une gamme de nuances entre ces deux manières. L’antisionisme décomplexé (extraverti) est tellement sûr de lui-même qu’il n’a pas vraiment conscience d’être antisémite ; c’est pourquoi il parle fort et assène ses slogans. Et après tout, se dit-il, il y a bien des Juifs antisionistes, alors allons-y et gaiement ! Par exemple, cet antisionisme/antisémitisme n’hésite pas à placer le signe = entre le Maguen David et le swastika. Reconnaissons-lui une qualité : il est visible. Les antisémites complexés (intravertis), soit le gros de la troupe, me préoccupent beaucoup plus. Ils craignent d’être traités d’antisémites, ce qui depuis la Shoah ne fait pas vraiment bon genre, tout au moins chez nous. On ne va donc pas s’en prendre frontalement à Israël mais par des ambages, des circonlocutions, des sous-entendus et j’en passe. On va se montrer particulièrement sensible à « la question palestinienne », un excellent moyen de prendre la pose, une main sur le cœur, un regard accusateur tourné vers Israël.

Je ne cesse d’être étonné, stupéfié même face à ces citoyens de diverses obédiences qui ont un avis arrêté sur Israël alors qu’ils n’ont jamais étudié l’histoire de cette région et de ce pays, qu’ils n’y ont jamais séjourné. Comment expliquer leur intérêt pour ce pays ? J’ai une réponse qui même si elle n’explique pas tout explique beaucoup : les Palestiniens ont affaire aux Juifs ; si tel n’était pas le cas, (presque) personne ne parlerait d’eux. Les « opprimés » par les Juifs sont beaucoup plus intéressants que les opprimés par d’autres. Par ailleurs, l’information officielle tant dans les quotidiens, que les revues, les émissions radiophoniques et télévisées s’en prend doucereusement et constamment à Israël. On évite l’injure mais le ton est perfide, insidieux, sournois. Ainsi le Français (mais je pourrais évoquer les citoyens de bien d’autres pays) devient-il antisioniste à des degrés divers et sans même s’en rendre compte. La propagande en démocratie peut être aussi ravageuse qu’en dictature, surtout lorsqu’il est question d’Israël. Son ton doucereux lui permet d’agir toujours plus en profondeur, mieux que des slogans braillés. Ainsi le citoyen développe des réflexes pavloviens, aboie et retrousse les babines lorsqu’il entend le mot « Israël », Israël soit l’État juif, l’État des Juifs.

Le deuxième axe. La tension vers la mondialisation. Shmuel Trigano écrit : « Le monde de l’après-communisme a caressé le rêve (…) d’une humanité unie et “totale”, sans frontières ». Il me semble que le monde communiste a lui aussi caressé ce rêve. Ce que pointe Shmuel Trigano rejoint ce que pointe Alain Finkielkraut dans ce petit essai magistral, « Au nom de l’Autre » sous-titré : « Au nom de l’antisémitisme qui vient » (publié en 2003) dans lequel il écrit : « C’est un paradoxe : l’utopie multiculturaliste contemporaine qui s’affirme en effet au nom du respect des différences est le plus sûr instrument d’une pensée totalitaire de la société. La reconnaissance des autres se promeut au nom de la négation de l’Autre, du principe même – transcendant – de l’altérité ».

Le peuple juif qui accompagne la marche du monde semble toujours aller à contre-courant du monde (et je reprends une idée développée parallèlement par Shmuel Trigano et Alain Finkielkraut) : il est sans patrie alors que tous se tiennent derrière des frontières ; il défend des frontières alors que tous veulent les enjamber.

Le Juif est l’Autre, en islam comme en chrétienté et post-chrétienté. Il est l’étranger métaphysique. Il est à la fois celui qui parle au nom de l’humanité car dans le judaïsme tout homme est roi, qu’il soit membre du peuple juif ou non ; mais il parle au nom de l’humanité d’un point de vue spécifique. Le judaïsme est universel et spécifique. Et c’est à mon sens l’une de clés de l’univers du judaïsme qui nous souffle : je suis universel car spécifique, héritier d’une tradition spécifique. Le message d’Israël porté par son peuple a survécu – et ce peuple avec lui – en dépit de tous les pouvoirs qui voulurent en finir avec lui parce qu’il universel, mais non pas universel par décret. Le message universel d’Israël est porté par une spécificité nourrie par une tradition plusieurs fois millénaire.

L’universalité sans la spécificité n’est que la glorification de la masse, la masse qui écrase et engloutit. L’universalité et la spécificité ne peuvent être laissées à elles-mêmes sous peine de s’atrophier ou chercher à étouffer ce qui n’est pas elles, ce qui revient au même. C’est pourquoi l’histoire juive s’efforce de faire aller main dans la main et suivant un même rythme la spécificité et l’universalité.

Et j’en reviens à Shmuel Trigano qui écrit, et je reprends : « La reconnaissance des autresse promeut au nom de la négation de l’Autre, du principe même – transcendant – de l’altérité. Cette fraternité, vécue sur le mode de la masse et de l’anonymat, ne peut, cependant, pour se fonder, que rechercher le référent de l’Autre métaphysique en l’excluant. Le Juif a tout pour remplir un tel rôle (l’étranger métaphysique). Quand le Juif est de surcroît un peuple juif, une nation israélienne, un État, dans une ère qui se veut mondialiste, toutes les conditions sont établies pour établir cette équivalence entre la transcendance de l’État-nation, honnie par le multiculturalisme, et le Juif. L’État d’Israël est alors identifié au Juif métaphysique, une figure qui fait violence au sionisme qui avait souhaité justement s’en libérer, ce qui explique pourquoi la conscience israélienne a eu du mal à prendre la mesure exacte de ce qui arrive. »

(à suivre) 

© Olivier Ypsilantis

Né à Paris, Olivier Ypsilantis a suivi des études supérieures d’histoire de l’art et d’arts graphiques. Passionné depuis l’enfance par l’histoire et la culture juive, il a ouvert un blog en 2011, en partie dédié à celles-ci. Ayant vécu dans plusieurs pays, dont vingt ans en Espagne, il s’est récemment installé à Lisbonne.

https://zakhor-online.com/

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