Sans la Shoah, la judaïcité française aurait-elle connu le renouveau culturel qui s’est manifesté dans l’immédiat après-guerre ?

L’école française de pensée juive ou la fin du franco-judaïsme

Tout Juif a deux patries, dit-on, la sienne et la France. Et les Juifs savent que ce n’est pas seulement une façon de parler : lorsqu’ils sont citoyens français, reliés à la France par un lien de citoyenneté directe, ils ressentent ce lien comme un privilège par rapport à la façon dont tout Juif au monde se relie aux idéaux de la culture française, en particulier tels qu’ils ont été formulés dans les idéaux de la Révolution française“. Léon Askénazi dit Manitou.

 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un retour aux textes s’observa en France au sein de la collectivité juive, tissant un fil entre pensée mosaïque et savoir universel. Mais depuis l’éclipse de l’expérience débutée avec la guerre des Six-Jours, la fin du franco-judaïsme a sonné, ouvrant la voie à l’invention d’une nouvelle définition du lien des Juifs à la France.

Alors que la célèbre formule yiddish “Heureux comme Dieu en France ” avait démontré ses limites pour des individus qui avaient subi de plein fouet le traumatisme lié à la guerre, l’identité juive se redéfinissait en France à la Libération. La réflexion née de l’échec de la modernité incarnée par la Shoah catalysa un retour aux sources quand l’heure était à la reconstruction d’une communauté décimée qui avait vu périr près de 76000 de ses membres. La référence à la Catastrophe devenait un élément majeur de l’identité juive moderne. L’urgence allait à rebâtir une civilisation que le nazisme avait voulu anéantir et à répondre à des questions ontologiques telles que : « Que signifie être juif ? » Des réponses étaient à apporter : on les chercha dans les textes bibliques qui n’étaient plus un élément du folklore religieux mais le point de départ du dialogue des civilisations. Jérusalem côtoyait de nouveau Athènes et Rome en Occident. La mission était alors capitale car elle reliait de nouveau Israël (son peuple, son livre) aux autres nations en construisant des ponts entre la tradition juive et l’humanisme occidental. Sans oublier que la collectivité juive se réorganisait en France alors qu’une autre renaissance avait lieu à plusieurs milliers de kilomètres de distance, celle d’un État pour les Juifs, l’autre élément fondateur de l’identité juive en construction. C’est ainsi qu’une véritable renaissance culturelle multiforme s’observa, et la capitale française devint l’épicentre européen du monde culturel et intellectuel juif. 

La question, si elle est douloureuse, mérite néanmoins d’être posée : sans la Shoah, la judaïcité française aurait-elle connu ce renouveau culturel qui s’est manifesté dans l’immédiat après-guerre ? La Catastrophe a effectivement servi de déclencheur à un courant de pensée inattendu en France, ce qui ne fut pas le cas dans d’autres pays européens particulièrement touchés. L’Allemagne, la Pologne, l’Europe centrale et orientale avaient vu leur intelligentsia fuir ou périr. En France, un grand nombre d’érudits vivant déjà dans le pays avant la guerre furent sauvés. En outre, d’autres savants juifs venant de l’étranger se réfugièrent dans l’Hexagone, souvent dans l’idée de passer aux Amériques ou en Palestine. Après l’effacement du centre berlinois et sur la route des États-Unis, Paris, siège de grandes organisations juives mondiales, devenait un pôle majeur de l’intelligentsia yiddishophone. Après la guerre, certains d’entre eux décidèrent de rester en France et furent les initiateurs de ce renouveau culturel et intellectuel dont Paris était le cœur et auquel israélites, mais surtout Juifs de l’Est et Séfarades participèrent.

La modernité de la pensée juive

C’est ainsi qu’une expérience de la pensée inédite se développa en France, connue sous le nom d’École de Pensée juive de Paris. Elle fut ainsi dénommée suite à une boutade lancée par Wladimir Rabi plusieurs années après ses débuts, et ce nom fut entériné par Emmanuel Levinas dans une revue, Les Cahiers de l’AIU. De cette démarche, le Colloque des intellectuels juifs de langue française et l’École Gilbert-Bloch d’Orsay furent l’illustration, suivis par le Centre universitaire d’études juives ou l’École normale israélite orientale notamment. Cette expérience reste la référence pour appréhender la figure de l’intellectuel juif en France, car elle permit la naissance d’un nouveau type de penseur formé simultanément aux sources de la tradition et aux philosophies grecque et allemande.

Redonner ses lettres de noblesse aux Textes de la Tradition, ramener sous le giron du judaïsme les intellectuels juifs qui s’en étaient éloignés et former les cadres de demain, tels furent les trois objectifs principaux de cette expérience. Edmond Fleg, André Neher, Léon Askénazi, Vladimir Jankélévitch, Éliane Amado Lévy-Valensi, Albert Memmi, Léon Poliakov et tant d’autres éminentes personnalités dont les noms résonnent avec admiration de nos jours marquèrent ce courant orienté vers une double fidélité vouée à la fois au judaïsme et à l’universel. Les inspirateurs de cette expérience furent le philosophe Jacob Gordin (1896-1947), le philologue Joseph Gottfarstein, mais aussi le professeur en matières juives Chouchani né Hillel Perelman (1895-1968).

Emmanuel Levinas reste la personnalité la plus emblématique de l’expérience. Celui qui introduisit en France la phénoménologie husserlienne avant-guerre le consacrant comme un philosophe novateur découvrit la dialectique talmudique au lendemain de la Shoah en compagnie de cet étrange personnage nommé Chouchani. Et ce fut notamment dans le cadre des Leçons talmudiques qu’il donna au Colloque des intellectuels juifs de langue française pour clôturer les différentes rencontres, alors qu’André Neher les introduisait lors de sa Leçon biblique, que l’on peut saisir pleinement la portée de ce philosophe considéré comme un penseur juif de l’universel.

L’École de pensée juive de Paris était un lieu de rencontre entre le monde juif et la pensée occidentale, non pas dans une volonté de rénovation du judaïsme, mais dans un véritable débat qui cherchait à enrichir les deux parties. Elle sut démontrer la vocation universelle du judaïsme. L’idée-force de cette pensée était de construire le présent sur les ruines du passé, selon l’expression d’Edmond Fleg, qui croisa la route d’Emmanuel Levinas, après l’Occupation.

Au lendemain de la Shoah, après la tentative d’extermination des Juifs d’Europe et d’Afrique du Nord, en développant un mouvement de pensée original, ces penseurs juifs — universitaires, philosophes, historiens, scientifiques, artistes ou rabbins — cherchèrent à redéfinir leur appartenance au judaïsme. Ils s’engagèrent dans la voie du ressourcement en puisant dans les questionnements de la tradition biblique des réponses à l’effondrement de la modernité et à la destruction des Juifs. Leurs animateurs étaient des penseurs juifs de tous horizons avec leurs amis « “gentils” qui livraient un spectacle inédit où religieux, traditionalistes, laïcistes et athées, sionistes ou non, séfarades et ashkénazes, hommes et femmes, jeunes ou plus âgés divergeaient certes, mais s’écoutaient et dialoguaient.

L’expérience éclaira la pensée des Juifs de France jusqu’aux années 1970 qui coïncidaient avec l’éclipse de l’expérience quand le dialogue au sein même du groupe juif se compliqua ainsi que son cloisonnement idéologique. Mais surtout cela correspondait, après la guerre des Six-Jours à la montée en Israël de ses principaux animateurs.

Le tournant de la guerre des Six-Jours (1967)

Si les événements de 1933-1945 et 1947-1948 furent des moments marquants, 1967 fut un tournant décisif pour cette École qui décida un grand nombre à s’installer à Jérusalem. André Neher en fournissait l’explication : “Comme l’Ange a surpris Jacob dans sa solitude, les événements de mai-juin 1967, la guerre des Six-Jours, la réunification de Jérusalem ont surpris la conscience juive et l’ont marquée d’un ébranlement irréversible.

À côté d’Auschwitz, en effet, aucun événement n’a eu, au XXe siècle, dans l’histoire collective du peuple juif et dans l’histoire intime de chacun des individus composant ce peuple, l’impact des quelques journées qui, en 1967, firent traverser à l’État d’Israël les stades successifs de la menace mortelle, de la défense héroïque et de l’ivresse pré-messianique. Les 6 millions de victimes du génocide nazi, les révoltés du ghetto de Varsovie et les générations qui depuis des millénaires s’accrochaient à l’espérance de ‘l’an prochain à Jérusalem’ étaient soudain rassemblés devant le Mur, dont les pierres n’avaient oublié aucune des gerbes perdues à travers la plus longue des marches que jamais peuple accomplit sur terre.” Des intellectuels juifs, parmi les plus éminents, réalisèrent leur aliya en 1967 ou peu après : André Neher, Éliane Amado Lévy-Valensi, Manitou, Benno Gross, Théo Dreyfus… À la question qui s’était posée après Auschwitz Qu’est-ce qu’être juif après les événements tragiques de 1933-1945, la nouvelle question qui se substituait en 1967 devenait : qu’incarne Israël avec sa capitale réunifiée pour les Juifs de diaspora ? À cette date, l’amitié politique envers Israël tournait ou plutôt se détournait : les intellectuels ressentaient que, si Israël était menacé par la coalition des pays arabes voisins, tous les Juifs étaient également menacés, aussi bien ceux de diaspora par l’antisémitisme que les Israéliens par l’antisionisme. Une communauté de destin (ou de menace) voyait le jour entre les Juifs français et les Israéliens, même si la réciproque n’était pas forcément vraie. En 1969, V. Jankélévitch écrivait : “Nous sommes fidèles au jeune État comme l’époux à l’épouse.” La date de mai-juin 1967 fut ainsi un tournant pour les penseurs juifs de langue française bien plus que ne l’ont été les événements de novembre 1947 au 14 mai 1948, date de la proclamation d’indépendance de l’État d’Israël. D’abord pour des raisons sociologiques, les responsables juifs – institutionnels ou intellectuels – étaient engagés dans la reconstruction locale. Il fallait faire en sorte que la vie juive ne disparût pas après la catastrophe de la Shoah. L’engagement dans la reconstruction des fondements du judaïsme français était total en 1948. Par exemple, André Neher enseignait à l’université de Strasbourg, Emmanuel Levinas dirigeait l’ENIO à Paris, Manitou se trouvait à l’École Gilbert-Bloch à Orsay et Éliane Amado Lévy-Valensi professait à la Sorbonne. La deuxième raison, comme le disait le rav Zvi Yehouda Kook qui a influencé des intellectuels juifs qui ont fait leur aliya après la guerre des Six-Jours, c’est qu’elle fut perçue comme le moment d’une libération totale. En 1948, les lieux saints du judaïsme étaient à l’extérieur des frontières d’Israël, en périphérie. En 1967, la réunification de Jérusalem et son admission à l’intérieur des frontières d’Israël furent vues tel un choc pré-messianique, un espoir insondable. La troisième raison est liée aux deux précédentes. En 1948, les intellectuels juifs étaient loin de la pensée sioniste puisque rares étaient ceux qui étaient hostiles à Israël. Si la sympathie était présente, il n’y avait pas d’action forte. La menace de destruction de l’État en rappela une autre. Certains intellectuels devinrent les tenants d’une pensée irrédentiste qui n’existait pas auparavant, comme le confirme la comparaison de leurs écrits avant et après cette date charnière de 1967. Par ailleurs, entre 1948 et 1967, le judaïsme français s’enrichit de l’émigration séfarade. Ce judaïsme issu des pays d’Afrique du Nord était différent de celui des israélites, car plus existentiel, voire quasi-naturel. De la même manière que cette judéité assumée, le soutien à la cause d’Israël était une évidence. Cette vision irradia sur l’ensemble du judaïsme français mettant fin au franco-judaïsme.

L’obsolescence de la question éthique

Cette date de 1967 sonnait ainsi le début de la perte de l’âme de l’École de pensée juive : c’était la fin d’une pensée de reconstruction qui s’orientait vers autre chose. De là, dataient aussi les conflits majeurs qui ont pu opposer les intellectuels juifs de langue française restés en France pour lesquels entre sagesse juive et savoir occidental le dialogue était nécessaire et ceux tournés vers Israël pour lesquels l’éthique juive devenait la base de tout savoir.

La base juive a suivi les élites dans ce mouvement de rapprochement avec l’État hébreu. La référence à Israël (qui n’était plus seulement un peuple, son livre, mais aussi sa terre) avait jusque-là toujours été prégnante sans être décisive. Il fallut donc attendre 1967 pour qu’elle devienne beaucoup plus présente. Israël réconciliait les Juifs – ashkénazes comme séfarades – pour qui il était le lien dans la construction d’une nouvelle identité juive française. Ce fut le paradoxe d’une identité diasporique qui se construisait en lien avec un État situé à 5000 kilomètres de là. Dorénavant, les choix des Juifs de France étaient indubitablement liés aux réminiscences des souffrances dues à la Shoah et des espérances nées avec la proclamation d’indépendance de l’État d’Israël. Cette expérience reposait sur un défi que s’était lancé la collectivité juive : après la Shoah, le peuple juif devait vivre et foisonner. En sorte que la question d’Israël a été présente en filigrane dès l’apparition de l’École de pensée juive de Paris, à l’instar des Juifs de France.*[1] À l’École Gilbert-Bloch d’Orsay, elle était une question essentielle, pour preuve son fondateur – Castor soucieux qui rejoignit très tôt Israël –, son directeur – Manitou –, et nombre d’élèves réalisèrent leur aliya, ce qui provoqua sa fermeture en 1970.

Dès lors, la symbiose judéo-universelle que les intellectuels juifs de l’après-guerre avaient souhaité initier au sein de l’École laissait place à une autre définition de l’identité juive, en devenir à la fin du XXe siècle. Ni franco-judaïsme, ni identité séfarade, l’identité judéo-française reste à cette date en construction entre ces deux traditions.

Sandrine Szwarc


Fascinant Chouchani, Editions Hermann, 2022

Sandrine SZWARC a récemment publié un livre passionnant sur l’énigmatique Chouchani, qui fut le maître d’Elie Wiesel, d’Emmanuel Levinas, de Léon Askénazi et de tant d’autres. Vagabond aux allures de clochard, enseignant intransigeant, génie mystérieux connaissant le Talmud par cœur et tout aussi à l’aise avec la littérature, la philosophie, les mathématiques, la physique et l’astronomie, Chouchani a initié les acteurs du renouveau de la pensée juive française d’après-guerre à l’art de faire résonner la tradition juive avec la pensée profane.  

*[1] Pour la question d’Israël au Colloque des intellectuels juifs d’expression française, voir : Sandrine Szwarc, « Naissance et éclipse de l’intellectuel juif en France », Les études du CRIF, octobre 2019, n° 55.

https://www.leclaireur.org/magazine/article?id=439

L’Éclaireur est une revue trimestrielle de pensée juive, lancée à l’initiative des Éclaireuses et éclaireurs israélites de France (EEIF).

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2 Comments

  1. Mouais…
    Soyons réalistes : le point central de la judaïcité (pour utiliser le terme de cet article) n’est plus français ni en langue française.

    La judéité européenne, dont française, est d’importance très relative comparée aux deux centres principaux : Israël et le monde anglophone, les USA, le Canada et la Grande-Bretagne. Les deux ayant l’Anglais pour langue commune.
    Dans ce contexte l’Hébreu est devenu facultatif et le Français, négligeable.

    C’est là-bas que ça se passe. Cet article traite donc d’un passé, certes récent mais déjà révolu.
    Signé Kalman!

    • Non Jacquot H car les Juifs francophones sont beaucoup plus politiquement cultivés que les Juifs anglophones en particulier américains. Beaucoup de Juifs américains sont malheureusement à l’image de Ron Perlman qui fait l’éloge de BLM et même de la “racial theory” digne de Mein Kampf enseignée dans les campus américains. La haine de soi.

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