Ahmed Brahimi. Regarder sa mère partir à l’école

Il y a des choses auxquelles on ne s’attend jamais à voir dans sa petite existence. Regarder sa mère se préparer pour aller à l’école par exemple est un spectacle aussi ahurissant qu’inimaginable.

Il y a quelques années, la Mairie de Paris offrait des cours aux personnes âgées dont le français n’était pas leur première langue. Ma mère était aussi excitée qu’une petite fille à son premier jour d’école et ne pouvait dissimuler son brûlant désir de prendre sa revanche sur l’illettrisme. N’ayant jamais été à l’école de sa vie, elle découvrit enfin l’odeur du papier et la gymnastique nécessaire pour tenir un stylo entre ses doigts. Ses vieilles mains furent uniquement taillées pour ramasser les olives, rouler le couscous et pétrir la pâte à galettes.

Pourtant, malgré toute cette incroyable dextérité, tenir un stylo entre ses doigts se révéla une tâche sur l’étalage de l’impossible.

A ce moment précis, vous réalisez l’étendue de votre privilège.  Un privilège que vous avez uniquement acquis sur le cadavre de son sacrifice.

Tout en lui ajustant son index et son pouce,  je m’étais égaré dans mes pensées.  Hypnotisé par une oscillation émotionnelle entre la joie de la voir aller à l’école et la tristesse de savoir qu’elle n’a jamais été,  je me ressaisis momentanément  et lui demandai :

– Alors ! Qu’est-ce que tu apprends à l’école ? Tout en voulant sarcastiquement renverser les rôles.
– A écrire mon nom, répondit-elle tout en continuant à ranger son sac.
– C’est tout ? lui dis-je surpris.
– Ih ! Daccu ihi ? ( Bein oui ! Quoi alors ?) continua-t-elle agacée par mes questions.
– Tu ne vas pas à l’école juste pour apprendre à écrire ton nom ?
– Si ! Je veux juste savoir écrire mon nom pour signer des papiers et après j’arrête, me dit-elle en m’arrachant le stylo de ma main. Elle le rangea dans une belle trousse neuve qu’elle remit dans son sac.
– Si c’est juste pour apprendre à écrire ton nom, je peux te l’apprendre à la maison, lui suggère-je.
– Non ! Je veux aller à l’école, je n’ai pas besoin de toi.  Pourquoi tu ne m’as jamais appris alors, me dit-elle sèchement.
– Je ne savais pas que tu voulais apprendre à écrire ton nom.
– C’est trop tard ! Les gens ne diront plus que je ne sais pas écrire mon nom, dit-elle en se levant brusquement et en saisissant son sac-à-dos.

Beaucoup de gens pensent que la langue amazigh ou kabyle n’est pas une langue vivante, mais en entendant cette phrase de la bouche de ma mère ; je réalisai que la langue kabyle n’était  pas juste vivante, mais encore mieux, c’était une langue « vécue ».

Ur yesin ar ad i-kktev ismis

Quand on veut désigner un analphabète en Kabylie, on dit “Ur yesin ar ad i-kktev ismis” (il ne sait pas écrire son nom).  Ce n’était pas un manque d’ambition de la part de ma mère, mais simplement une diatribe kabyle qu’il fallait combler et faire taire à jamais.  Un psychanalyste vous dira certainement que c’était un désir refoulé qui refait surface tardivement, mais  un kabyle vous dira qu’il n’est jamais trop tard pour racheter une vie déjà gaspillée.

Hmimi O’Vrahem

© Ahmed Brahimi

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