Gilles Noussenbaum. Ecrits sur les camps, comment lire après Auschwitz

L’expérience des camps de la mort peut-elle être transmise sur papier bible ? La littérature aide-t-elle à saisir l’horreur ? Les livres sont-ils des lieux de mémoire, de souvenir ? Ce volume de la bibliothèque de la Pléiade qui réunit entre autres les textes fondateurs de David Rousset, Robert Antelme, Jean Cayrol, Élie Wiesel, Jorge Semprun, soulève un grand nombre de questions comme l’illustrent les échanges vifs entre Myriam Anissimov et Henri Scépi. Mais l’écriture, l’élection au titre d’œuvres du patrimoine littéraire sont aussi des armes contre l’oubli. Que faire alors sinon lire…

De gauche à droite : Myriam Anissimov, Henri Scépi
Crédit photo : Crédit : John Foley/DR

Décision Santé. Ce volume de la Pléiade avec son élégance habituelle tranche avec son contenu. La gêne saisit le lecteur avec ce volume qui sent la pisse, la merde, la mort.

Henri Scepi. C’est une impression qui nous habite tous. Il peut paraître étonnant de voir ces récits qui n’avaient nécessairement pas vocation à être publiés sur papier bible dans la collection de la Pléiade. Pour autant, il nous a paru nécessaire de porter à la lumière d’une manière concertée, avec l’effort requis pour les éclairer, ces textes fondamentalement littéraires en y apportant un accompagnement critique approprié. Ce qui permet une contextualisation dans le continuum des écrits de l’après-guerre. Il y a là même une sorte d’impératif au moment où notre mémoire littéraire et au-delà tend à se déliter. Il ne s’agit pas de monumentaliser ces écrits, certainement pas ; mais au contraire de leur redonner une actualité et de la rendre particulièrement éloquente. C’était aussi là l’impulsion première de ce projet.

D.S. Comment s’est opéré le choix des œuvres ? On y trouve les premiers livres publiés, celui de David Rousset L’univers concentrationnaire et de Robert Anthelme, L’Espèce humaine, dès 1946. Il y a de grands absents.

H. S. Nous avons pensé établir un corpus de textes rédigés en français sans la médiation d’une traduction. Il y avait là un parti pris littéraire, philosophique. C’est de l’intérieur d’une langue et avec une langue que se mesurent les limites, les puissances d’une écriture des camps. Chemin faisant, tous les écrivains ici réunis dans ce volume s’interrogent sur ce rapport à la langue avec la possibilité ou non de parler de ce qu’ils ont vécu, de rendre compte de cette expérience, de cette réalité. On peut déplorer que n’y figurent pas des auteurs importants de langue étrangère, à commencer par Primo Levi, Imre Kertész, des auteurs qui cependant ont été essentiels pour notre réflexion et la façon dont nous avons abordé ces textes.

D. S. Vous avez peut-être été confrontés à des problèmes de droit.

H. S. Un second temps dans l’élaboration du projet nous a conduits à penser élargir le spectre et à y intégrer des auteurs étrangers, à commencer par les deux auteurs déjà cités. Seule la possibilité de publier des extraits nous a été concédée. Ce qui n’était pas satisfaisant. Nous sommes donc revenus au projet initial dans un troisième temps et donc à un corpus français. Tous les textes publiés aujourd’hui figuraient dans la première liste. C’était la bonne option pour l’immédiat.

Myriam Anissimov. Très franchement, ce volume m’a donné de l’urticaire. En premier lieu, je n’ai pas compris que l’on réunisse ces écrits. Chaque témoin qui a ou non survécu, incarne une histoire particulière qui rencontre une dimension de l’extermination des juifs. Aucune ne vient compléter l’autre, tant le phénomène est immense. Par ailleurs, les camps d’extermination se trouvant en Pologne, ont été le centre de l’extermination des Juifs de Pologne. Ainsi, de manière indiscutable, la langue majeure des victimes de l’extermination est le yiddish. Les premiers textes ont été trouvés près de chambres à gaz : Les Manuscrits d’Auschwitz, rédigés par Zalmen Lewental et Zalmen Gradowski, retrouvés près des ruines des crématoires. Des voix sous la cendreManuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau, Calmann-Lévy 2005.

Ces écrits rendent compte du processus d’extermination. Dès lors, la publication d’un volume franco-français est pour le moins surprenante. Le premier texte incontournable est bien celui des rouleaux d’Auschwitz, déterrés tout près des chambres à gaz, écrit par des Juifs appartenant aux Sonderkommandos qui brûlaient les corps de leurs parents, de leurs familles. Ils décrivent l’œil du cyclone, le centre de l’extermination. Des Voix sous la cendre, ne figure pas dans ce volume de La Pléiade. Ces textes ont été rédigés en yiddish et en français jusqu’à l’assassinat de leurs auteurs. Ils appartiennent à l’humanité, et ont été traduits en français.

Trois grands textes auraient dû aussi se trouver dans ce volume. Lumières consummées de Mordechai Strigler, sur le camp de Majdanek, est littérairement admirable. Le Camp de Poniatowa de Sam Hoffenberg, survécut à la liquidation de tous les Juifs de ce camp en 1943, à la suite de la liquidation du ghetto de Varsovie, au cours de ce que les nazis appelèrent l’Emtefest, « la fête de la moisson ». Sans oublier Le Chant du peuple juif assassiné d’Yitskhok Katzenelson. Ces textes témoignent de l’horreur et de la réalité de l’extermination. Ils sont également de grands textes littéraires. On pourrait ajouter le témoignage de Shlom Dragon, recueilli le 10 mai 1945, et qui a participé à l’insurrection des Juifs des Sonderkommandos. Enfin, mentionnons le grand écrivain Édith Bruck auteur de Signora Auschwitz, dont les livres paraîtront en 2022 aux Editions du sous-sol. Enfin, je regrette que vous n’ayez pas établi de distinction entre les camps de concentration et les camps d’extermination.

H. S. Sur la dernière objection, il n’est pas exact de dire que nous n’avons pas distingué les camps d’extermination des camps de concentration. Il suffit de lire la préface et les notices. Et c’est l’une des raisons pour lesquelles votre inventaire très long et justifié d’ouvrages manquants à vos yeux peut se comprendre. Notre propos n’était pas de rassembler des textes aussi fondamentaux que ceux que vous avez rappelés sur l’extermination. Il s’agissait de rendre compte à partir d’un corpus de textes littéraires connus pour la plupart ou moins lus des camps de concentration comme expérience. C’est l’une des raisons pour lesquelles je refuse l’objection que vous me faites de la non-distinction. Les auteurs publiés dans ce volume, à part Élie Wiesel et Piotr Rawicz qui vivent au plus près de leur peau et de leur âme cette réalité, sont des déportés politiques qui vivent dans des conditions différentes et n’ont pas le même horizon. C’est une façon de ramener l’épicentre à la question de l’extermination qui n’était pas au cœur de notre projet. Ces livres ont irrigué une certaine idée de la littérature d’après-guerre. Qu’ont-ils engendré dans le champ littéraire, apportent-ils ou retirent-ils à la littérature ? Comment écrire après un tel évènement ? C’était cela notre propos. Nous n’avons pas une démarche d’historien. Mais cherchons à mettre en exergue le rapport vital, nourricier de cette expérience dans sa singularité, son horreur absolue allant de la détention en concentration jusqu’à l’extermination et la solution finale. C’était aussi le rapport que cette réalité entretenait avec le fait littéraire non pas comme fiction ou objet romanesque mais comme expérience existentielle.

D. S. Au-delà des objections de Myriam Anissimov, ce volume réunit des textes qui ont exercé une influence majeure sur des écrivains comme Georges Perec par exemple.

H. S. C’est par ailleurs la première fois que ces écrits bénéficient d’un appareil critique.

M. A. Vous avez inclu le texte d’Elie Wiesel. La version originale de La Nuit a été écrite en yiddish comptait 800 pages. Le livre avait pour titre Et le monde se taisait. Mais à l’époque, la réalité décrite dans son témoignage paraissait irrecevable. Pourquoi ne pas publier pour la première fois cette version intégrale ? On ne pouvait croire qu’on jetait les bébés vivants dans les fosses d’incinération, pour économiser le gaz. Comme enfant de survivant je n’entends pas le yiddish dans ce volume qui me demeure étranger.

H. S. Nous avons eu ce projet concernant Élie Wiesel. Mais il n’a pas pu être mené à bien. Pour des raisons qui tiennent aussi bien aux volontés de l’auteur qu’aux contraintes de la collection.

D. S. Est-ce que la mémoire ne réside pas davantage dans les livres que dans le voyage à Auschwitz par exemple ?

M. A. Je me suis rendue sur plusieurs sites d’extermination, lors de la rédaction de certaines de mes biographies, notamment celle de Vassili Grossman. L’immense vide d’Auschswitz est glaçant. Il ne reste que des ruines de ce qui constituait le dispositif d’extermination. En outre, je regrette qu’Auschwitz Birkenau soit devenu un motif d’excursion. Quand j’y suis allée, personne ne s’y rendait. Tout le site du camp, ce jour de novembre, était plongé dans le silence. Je suis aussi allée au camp de Theresienstadt, qui a été remis intact à la Croix-Rouge par le SS qui fuyaient. Dans les témoignages que j’ai cités, on mesure la dimension du projet d’extermination et sa réussite. Un peuple et une civilisation ont été engloutis.

H. S. Je partage vos propos sur la question des lieux sur la réalité de l’extermination. Vous ne pouvez pas nous faire grief du fait que notre projet n’était pas d’engager la réflexion sur le terrain de l’histoire ou d’explorer la connexion possible entre un phénomène dont le retentissement touche d’abord le peuple juif, sa civilisation dans ses œuvres les plus vives, sa chair, mais qui concerne aussi l’humanité. Nous avons reçu cet héritage. Il nous fait travailler, œuvrer afin qu’une mémoire soit possible en dehors ou à côté des lieux de l’histoire. C’était cette ambition qui nous a guidés ; elle peut paraître discutable, voire dérisoire…

M. A. Si l’on parle de la répercussion de la Shoah dans la littérature, le livre qui l’a le mieux évoqué est celui de Romain Gary, La Danse de Gengis Cohn. Il n’a rencontré aucun succès en France lors de sa parution en 1967. Que dit Gary dès le début ? Son héros dit – je cite de mémoire : « Je m’appelle Moshe Cohn… Les rues d’Allemagne sont pleines de Juifs qui ne sont pas là. Partout cela sent le Juif. » Il a osé écrire cela. J’ai rencontré Romain Gary alors que je venais de publier mon troisième livre Rue de Nuit qui évoquait la Shoah. Gary m’a conseillé d’abandonner cette thématique, vouée à ses yeux à l’échec public, en concluant : « Ils ne peuvent pas nous comprendre. » Ce qui le désespérait profondément.

H. S. Tous les auteurs publiés dans ce volume explorent cette frontière. L’enjeu encore une fois se situe ailleurs, sur un autre terrain. Les écrits sont aussi de la mémoire, ils travaillent dans le vif de la mémoire. Ils sont dans l’immatériel des lieux, dans la reconstitution d’une communauté abstraite mais incarnée, à savoir les lecteurs. Il s’agit de comprendre ce qui se joue en termes d’écriture. Et là l’histoire, l’anthropologue, fussent-ils les meilleurs, s’avouent impuissants. Il faut interroger le fait littéraire avec des outils, des questionnements qui n’avaient pas encore été mobilisés. Quel est leur statut épistémologique ? Pourquoi dialoguent-ils avec telle philosophie ou telle religion ? Le fait historique peut laisser place à des questionnements qui sont au regard de certains secondaires ou marginaux mais qui sont également utiles et pertinents. C’est dans cette perspective que nous nous sommes efforcés de comprendre la résonance sur la longue durée de ces écrits.

© Gilles Noussenbaum

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