Alexis Potschke. “Rappeler les enfants” Extrait

J’ai écrit ce texte il y a trois ans jour pour jour. J’ai longtemps hésité à l’intégrer à « Rappeler les enfants », parce que je le trouvais un peu trop personnel, alors que les héros de mon livre sont avant tout mes élèves et que le narrateur que je suis y est assez en retrait ; un peu au dernier moment, je l’y ai ajouté, en me disant que mon éditeur me le dirait, si ça détonnait. Il n’a rien dit, ce passage est resté.
Les élèves dont je parle ont trois ans de plus aujourd’hui : à l’échelle du collège, elles sont grandes. Nous avons écrit deux jolies pièces de théâtre ensemble, enfin, nous nous amusions bien, quand le Covid est venu mettre un coup d’arrêt à notre si joli club théâtre.
Dans la foulée, le voyage en Allemagne que nous prévoyions avec M. Belabbès, Elsa, Kamar, Céleste, Charlotte et les autres a aussi été annulé : c’est, je crois, la plus grande frustration de ma carrière, même si elle est courte encore, que de n’avoir pu mener à bien les projets que nous avions ensemble. Parfois, j’ai l’impression, même si je sais que ça n’est pas vrai, de les avoir laissé tomber.

Il me reste dans ma salle de classe les petits livrets que j’avais imprimés sur le gros photocopieur de la salle des professeurs, une photographie dans un petit cadre au milieu de ma bibliothèque, du matériel qui ne sert plus à rien qu’à effrayer mes élèves (qui s’étonnent de la présence d’une vieille poupée moribonde et de babioles faussement égyptiennes sur mon bureau) et, aussi et avant tout, quelques-uns de mes plus beaux souvenirs d’enseignant.


« Monsieur, Elsa pleure ! a crié Kamar, l’air affolée, en me coupant la route alors que j’allais en salle des professeurs. Elle s’est disputée avec Soumaya, vous devriez venir voir, on n’arrive pas à la calmer. »

Dans le couloir, devant ma salle, Elsa était repliée contre le mur ; au-dessus d’elle, quinze têtes étaient penchées : celles des élèves qui devaient me rejoindre pour répéter la pièce au club théâtre et celles de ceux qui étaient passés par là et s’étaient arrêtés ; on ne voyait d’Elsa pratiquement rien, que ses cheveux qui dépassaient au-dessus de ses mains plaquées devant ses yeux.

« Laissez-la un peu respirer ! »

Les élèves se sont concentrés plus encore autour d’elle ; il y en avait un nombre au mètre carré plus élevé que dans un métro parisien. Je suis resté quelques instants pantois, les bras ballants, je ne savais que faire, je n’avais pas envie de gronder, mais je voulais qu’ils lui foutent la paix, à la pauvre petite Elsa.

« Joyeux anniversaire ! » a éclaté tout à coup le groupe.

C’était assourdissant ; il y avait de la simultanéité dans leurs voix. Elsa s’est levée d’un coup, elle ne pleurait pas, elle était radieuse au contraire ; elle a dit :

« C’était mon idée !
– Bon sang, les enfants ! J’y ai vraiment cru, vous m’avez fait peur !
– Vous y avez cru ?
– Du début à la fin !
– C’est qu’on progresse, alors », a dit Céleste.

Les élèves sont entrés en classe en se congratulant de leur tour. Ils se sont assis un peu partout et surtout sur les tables, et Charlotte a dit en frappant dans ses mains :

« Un discours ! Un discours ! »

Les autres l’ont imitée :

« Un discours ! Un discours !
– On commence pas le théâtre avant un discours ! » a dit Kamar.

Alors, comme je leur devais bien ça, je me suis mis tout droit, je me suis éclairci la voix – ça a fait un silence tout subit et tout surpris – et, alors, j’ai fait un discours, et je crois que personne, pas même moi, ne s’y attendait vraiment jusqu’à ce que les premiers mots ne s’extirpent de moi.

« C’est drôle, ai-je dit, c’est drôle que vous me souhaitiez mon anniversaire, parce que je suis souvent le dernier à y penser. Une année de plus, quand on en a beaucoup plus que vous, ça n’a plus le même sens. Vous voyez, quand j’avais votre âge, je voyais les anniversaires différemment. Pour moi, les anniversaires, c’était avant tout…

– Les cadeaux, a dit Elsa.

– Oui, Elsa, c’est ça – enfin, c’était ça. Les cadeaux. Je savais que j’allais recevoir des cadeaux, et j’attendais mon anniversaire parce que j’attendais les cadeaux qui allaient avec. Je ne comptais pas vraiment mon âge en années, je le comptais en classes : sixième, cinquième, quatrième, troisième. Tout le monde dans ma classe avait le même âge. Un anniversaire, c’était un goûter et des cadeaux.

» Au lycée, ça a commencé à changer un peu ; je me suis rendu compte que je grandissais, que j’avais déjà beaucoup grandi, et je n’attendais plus vraiment mon anniversaire pour les cadeaux, parce que je n’aimais rien, au lycée, il paraît que c’est l’adolescence. Ensuite, à l’université, j’ai peu à peu arrêté de l’attendre, mon anniversaire, je ne l’attendais d’ailleurs que parce que j’aimais qu’on me le souhaite. Et quand j’en suis sorti, je ne l’ai plus attendu du tout.

» Vous savez, j’ai eu plusieurs vies avant d’être professeur : j’ai été serveur dans des restaurants, j’ai cueilli des fruits dans des champs, j’ai vécu un peu à l’étranger, j’ai gardé des jardins de château, j’ai travaillé dans des bureaux et des usines. Je ne fêtais plus mon anniversaire, parce que je m’étais rendu compte que j’avais arrêté de grandir. C’était autre chose.
– Vieillir, a dit Elsa.
– Oui, Elsa, vieillir. Vieillir. Je ne grandissais plus, je vieillissais. Les anniversaires ont commencé à me faire un peu peur, je voyais le compteur tourner ; je n’étais pas très vieux pourtant, mais je n’aimais plus ça. Je voyais le temps qui passait, qui passait. Et puis, finalement, je suis devenu professeur.
– Heureusement, a flatté Céleste.
– Oui, heureusement. Parce que, vous savez, j’aime mon métier. Oui, vous devez le savoir. J’aime vraiment mon métier.

» Bien sûr, au club théâtre, c’est facile d’aimer son métier. Mais même quand mes élèves sont pénibles, même quand ils me fâchent, je suis toujours content de les retrouver. Ce qu’il y a de bien avec mon métier – et je vous jure que c’est un beau métier –, c’est qu’il change tous les jours. Je n’ai pas la routine des champs, des bureaux ou de l’usine. C’est vrai que c’est un peu fatigant, parfois, mais j’aime ça, ne jamais savoir comment va être ma journée.

» Quand je suis avec vous, que l’on discute, que l’on répète, et que j’essaie de vous apprendre des choses, que j’ai le bonheur de vous voir les apprendre, que je vous vois grandir aussi, j’ai l’impression, moi, d’apprendre aussi, d’apprendre de vous. Vous, vous qui êtes là et qui m’écoutez, vous êtes mon antidote au temps qui passe, parce que le temps a du sens, maintenant, et je crois que c’est ce qu’il lui manquait. C’est pour ça qu’il me faisait peur.

» Alors je n’attends plus les cadeaux, et ça ne reviendra pas, je n’attends plus rien, mais je n’en ai plus peur, de mon anniversaire, parce que je n’ai plus peur de vieillir.

» Vous savez, depuis que je suis professeur, depuis que je côtoie mes élèves – et mes élèves, ce ne sont pas que mes cent vingt élèves, ce n’est pas que ceux que j’ai ou que j’ai eus, ce sont tous les élèves de ce collège –, depuis que je côtoie mes élèves, que je vous côtoie, vous, eh bien, voilà : j’ai arrêté de vieillir. Je ne vieillis plus, et c’est grâce à vous.
» Et vous savez quoi ? il faut que je vous le dise… depuis que je vous connais, vous, mes élèves, je crois même… je crois même que j’ai recommencé à grandir.

– Monsieur, a dit Charlotte, monsieur, je crois qu’Elsa pleure. »

© Alexis Potschke

Professeur, Alexis Potschke est auteur aux Editions du Seuil

Rappeler les enfants. Alexis Potschke. Seuil. 2019

Sylvie Tanette Les Inrocks
“Il construit un récit intimiste, profondément empathique, qui attrape chaque larme ravalée et chaque sourire esquissé.”

L’Express
“Plutôt qu’un énième témoignage du haut de l’estrade, Rappeler les enfants marque un joli pas de côté littéraire. Autant pour dire son amour du métier que pour restituer avec une grande justesse les mots et les maux des minots.”

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1 Comment

  1. Contre la peur de vieillir, et l’idée de la mort, ce remède INFAILLIBLE du Juif Saul-Paul, disciple et apôtre du Messie, Yeshoua (grécisé Jésus) : «Or, tout ce qui a été écrit d’avance l’a été pour notre instruction, AFIN QUE, par la patience, et par la consolation que donnent les Ecritures, nous possédions l’ESPERANCE.» (Lettre aux Romains, chap. 15, v. 4).

    La Parole de Dieu inspirée par l’Esprit de Dieu et contenue dans la Bible (Genèse à Apocalypse) est éternelle, porteuse de VIE et d’ESPERANCE. Pourquoi ne pas l’ouvrir pour en faire l’expérience ?

    Dans la Bible il est écrit : «L’homme ! ses jours sont comme l’herbe, il fleurit comme la fleur des champs. Lorsqu’un vent passe sur elle, elle n’est plus, et le lieu qu’elle occupait ne la reconnaît plus. MAIS la bonté de l’Eternel dure à jamais pour ceux qui le respectent, et sa miséricorde pour les enfants de leurs enfants, pour ceux qui gardent son alliance*, et se souviennent de ses commandements afin de les accomplir. L’Eternel a établi son trône dans les cieux, et son règne domine sur toutes choses. Bénissez l’Eternel, vous ses anges, qui êtes puissants en force, et qui exécutez ses ordres, en obéissant à la voix de sa parole ! Bénissez l’Eternel, vous toutes ses armées, qui êtes ses serviteurs, et qui faites sa volonté ! Bénissez l’Eternel, vous toutes ses oeuvres, dans tous les lieux de sa domination ! MON ÂME, bénis l’Eternel !» (Psaume 103, v. 15-22)

    * Il s’agit de la Nouvelle Alliance scellée par le sang du Messie, Yeshoua (grécisé Jésus), mort à la croix de Golgotha pour NOS péchés et ressuscité pour notre justification. C’est cela la Bonne Nouvelle du salut par la foi (en grec : Evangile) en Yeshou. En dehors de Lui, pas de salut, pas d’autre alliance divine JUSQU’au retour du Messie en gloire :

    Esaïe : «Une voix dit : Crie ! – Et il répond : Que crierai-je ? Toute chair est comme l’herbe, et tout son éclat comme la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur tombe, quand le vent de l’Eternel souffle dessus. -Certainement le peuple est comme l’herbe : L’herbe sèche, la fleur tombe ; MAIS la parole de notre Dieu subsiste éternellement. Monte sur une haute montagne, Sion, pour publier LA BONNE NOUVELLE (en grec : Evangile) ; Elève avec force ta voix, Jérusalem, pour publier LA BONNE NOUVELLE (en grec : Evangile) ; élève ta voix, ne crains point, dis aux villes de Juda : Voici votre Dieu ! Voici, le Seigneur, l’Eternel vient [allusion au retour du Messie, LE Berger d’Israël] avec puissance, et de son bras il commande (…) Comme un berger, il paîtra son troupeau (…) MAIS ceux qui se confient en l’Eternel renouvellent leur force. Ils prennent le vol comme les aigles ; ils courent, et ne se lassent point, ils marchent, et ne se fatiguent point.» (chap. 40) La jeunesse éternelle se trouve là…

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