Michel Petrossian. Une mise en perspective historique du conflit en Haut-Karabagh

Depuis le 27 septembre l’armée de l’Azerbaïdjan soutenue par la Turquie a déployé une véritable offensive militaire, bombardant toute la frontière du Haut-Karabagh (Artsakh en arménien). D’une superficie d’environ 11 500 km², peuplée de 151 000 habitants, cette région historique arménienne située entre les deux pays a été évoquée par Strabon, Pline l’Ancien ou Plutarque. Au Ier siècle av. J.-Ch. le roi arménien Tigran II le Grand avait bâti une ville à son nom dans la partie est de l’Artsakh, et la première école arménienne a été fondée plus au sud, dans l’enceinte du monastère d’Amaras, par Mesrop Mashtots, l’inventeur de l’alphabet arménien.

Territoire disputé entre la Perse, la Turquie et la Russie, le Haut -Karabagh a néanmoins réussi à maintenir son identité, sa langue et sa culture arméniennes, et jusqu’en 1813, le diocèse d’Artsakh comptait pas moins de 1311 églises et monuments. La révolution bolchévique a permis d’abord que le Haut-Karabagh devienne indépendant, de 1918 à 1920. Le Haut-Karabagh a été doté d’un conseil national, d’un gouvernement et de forces armées, puis rattaché à la république socialiste d’Arménie par trois décisions successivement ratifiées. Le 30 novembre 1920 le comité révolutionnaire de l’Azerbaïdjan, une république créée elle-même deux ans auparavant, reconnaissait que Karabagh, avec Nakhitchevan, une autre région arménienne transfrontalière avec la Turquie, faisaient partie de l’Arménie soviétique. Cette décision a été confirmée le 12 juin 1921 par le Conseil national de la république d’Azerbaïdjan, et le 4 juillet 1921 le Bureau Caucasien du Parti communiste de la Russie réuni à Tbilissi entérinait définitivement.

Mais par un bouleversement soudain, dès le lendemain Staline a annexé le Haut-Karabagh et Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan par une intervention directe, malgré les 95% de la population arménienne de ce territoire et toutes les dispositions mises en place. Dès lors, la contestation de cet octroi a été forte de la part des populations concernées. La question du rattachement à l’Arménie a été soulevée à plusieurs reprises, par des pétitions importantes adressées au Pouvoir central soviétique et par des manifestations populaires très massives, en 1963, 1965, 1966 et 1977.

Le sort de Nakhitchevan, progressivement épuré de sa population arménienne et dont l’héritage culturel a été complètement effacé – notamment par une destruction par l’armée et les bulldozers du plus grand cimetière arménien au monde, véritable musée à ciel ouvert qui abritait plus de dix mille khachqars, croix de pierre ornées, – servait de repoussoir aux Arméniens de Karabagh qui ne souhaitaient naturellement pas subir le même sort. Le choix de Staline était motivé par deux raisons. D’abord, la Turquie kémaliste laissait entendre qu’elle pourrait rejoindre l’Union soviétique, et les concessions territoriales de Staline ainsi qu’un soutien financier considérable étaient, du côté soviétique, des gages de bonne volonté. Les témoignages de l’entourage immédiat du grand dictateur attestent qu’en 1941 Staline a regretté ce choix.

L’autre raison s’enracinait dans une certaine clairvoyance des dirigeants soviétiques. Malgré les slogans tonitruants sur l’indestructibilité de l’URSS ils avaient conscience que la réunion en un seul pays de 15 républiques aux passés, identités et aspirations très dissemblables était d’un équilibre fragile. Les territoires de l’URSS ont été dessinés dans l’intérêt de l’Empire mais au détriment des nations, selon le principe d’un enchevêtrement aux frontières qui rendait très compliquée la séparation des territoires historiques et servait comme un obstacle à leur éventuelle constitution en états autonomes.

A la dislocation de l’URSS, usant du droit à l’autodétermination des peuples, et pour éviter que toute sa population arménienne ne soit massacrée, la population du Haut-Karabagh a réclamé son indépendance. Réparation d’une injustice historique, sens naturel de l’histoire, réflexe élémentaire de survie, voilà les termes qui qualifient le geste de la population du Haut-Karabagh. Le 10 décembre 1991, un référendum républicain a eu donc lieu dans le Haut-Karabagh en présence des observateurs internationaux, avec une participation de 82,2% du nombre total d’électeurs, et 99,89% des participants se sont prononcés pour l’indépendance de la République du Haut-Karabagh. Formellement, le Karabagh quittait l’URSS et non pas l’Azerbaïdjan, qui a à son tour déclaré son indépendance Mais la séparation du Haut-Karabagh a été vécue par l’Azerbaïdjan comme une perte territoriale, et il n’y a jamais eu une reconnaissance internationale du statut du Haut-Karabagh, considéré comme un territoire autoproclamé. C’est ce gouffre juridique qui avait maintenu les velléités aux frontières entre les deux pays, même si une mauvaise paix, toujours préférable à une bonne guerre, avait été maintenue durant trente ans, parsemée de quelques échauffourées aux frontières. Selon le mot de l’académicien Sakharov, prix Nobel de la paix 1975, «pour l’Azerbaïdjan, le Karabagh c’est une affaire d’ambition. Pour l’Arménie, c’est une question de vie ou de mort».

© Michel Petrossian

Source: Tribune de Genève. 2 novembre 2020

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