Lydie Burillo. Juifs et Déportés familiaux utiles… (1)

C’est étonnant ce sport consistant à brandir ses juifs et/ou déportés comme un trophée !
Posséder son juif, son déporté dans la famille… ça pose.
Dès qu’il est question d’antisémitisme, de migrants, on ressort ces derniers comme certains portent la Légion d’Honneur aux grandes occasions. C’est à celui qui aura la plus grosse, pissera le plus loin ! On exhibe quasiment son déporté et/ou son juif, en s’appropriant son vécu, alors qu’en fait… on n’a rien vécu et on ne sait rien, on ne peut rien comprendre !

” Mais moi Madame, mon grand oncle a été déporté ! Alors imaginez si je sais, si je maîtrise le sujet bien mieux que quiconque. ” Comprendre : Vous, vous n’êtes pas légitime à parler, alors que Tonton me file la légitimité nécessaire qui transforme mon avis en vérité absolue, parce que ce qu’a vécu Tonton, ou Papy… c’est comme si je l’avais vécu ! 

Certains connaissent mes origines multiples et variées, proches de la plus parfaite chatte de gouttière… et en particulier mes origines familiales directes… pas celles du cousin, du papy ou du tonton… non, celles de mes parents, même si je n’entre finalement jamais dans les détails.
Alors les détails je vais un peu plus y entrer pour une fois… parce que franchement, ras-la-casquette de lire sur les réseaux sociaux ces personnes se drapant dans le vécu familial pour étayer leurs prises de position, comme s’ils avaient souffert eux-mêmes et que les liens familiaux légitimaient leur avis.

Déporté politique, parce qu’anarchiste Catalan réfugié en France en 1939

Papa a été déporté.
4,5 ans à Mauthausen. Le camp des Républicains Espagnols. Enfin, apatrides, puisque Franco avait retiré la nationalité à tous les Républicains partis en 39 durant la Retirada. (Vous me direz, en tant que Catalan, ne plus être Espagnol était presque une chance !)
Un miraculé pour en être sorti vivant. Une force de la nature. 1,80m et 30 kg à sa sortie des camps. Sauvé de l’exécution, un jour où il boitait suite à un coup de botte dans le tibia dont il a toujours gardé la marque très étendue et visible, par un nazi qui, bien que Papa ait été blessé, avait décelé chez lui sa capacité hors du commun à résister à l’horreur et à travailler.

Je suis donc fille de déporté. Déporté non juif. Déporté politique, car Républicain et Anarchiste Catalan.
Ceux qu’on oublie trop…
Arrêté à Braye-Dune dans le Nord dans les rangs de l’armée française, comme bien d’autres Républicains, ce dont l’histoire ne parle jamais.

Du traumatisme d’être « enfant de »  …

Je suis donc fille, non pas nièce, cousine ou petite-fille… non. Fille. Et ça, voyez-vous, ça fait toute la différence avec ceux qui brandissent leur déporté maison, leurs ancêtres, mais qui ne sont pas les enfants, parce que… ne pas être l’enfant implique une conséquence toute simple : ils n’ont pas vécu, chaque jour, leur enfance, leur jeunesse avec un rescapé des camps de la mort, un être traumatisé à vie, un être qui est chaque jour hanté par son passé !
Ils n’ont pas vécu, alors même qu’ils n’étaient pas encore censés être doués de compréhension, soit depuis leur naissance, avec quelqu’un qui racontait, qui parlait des camps, des nazis, avec des amis eux aussi anciens déportés… tout cela entre rire et larmes, souvent en catalan… sans penser que même bébé, l’enfant sait, ressent, puis plus tard comprend… même s’il n’est pas censé parler catalan.
Le mystère a toujours été de savoir comment j’avais toujours compris catalan et espagnol sans que mes parents ne m’aient jamais parlé autrement qu’en français ! Je pense avoir la réponse… On sous-estime tant les capacités des gosses, pourtant d’après ce qu’on m’a raconté de mes facultés intellectuelles étant petite, on aurait dû se méfier. Mais bon… un gosse, ça joue, ça n’écoute pas, ça ne fait pas attention. Enfin dans le passé… Les parents actuels étant plus attentifs.

Donc, ces personnes qui ne sont pas gosses de déporté n’ont pas eu à supporter le fait de savoir que leur père, ou leur mère, celui qui leur a donné la vie, qu’ils aiment plus que tout, avait connu l’horreur, l’indicible, l’impensable ;  qu’il, ou elle, avait vu, senti, vécu ce que les documentaires tentent de montrer sans jamais parvenir, ne serait-ce qu’à approcher la réalité… soit la mort, la souffrance, la peur, la famine, ressenties 24 heures sur 24… durant plusieurs années.
Ces personnes n’ont pas vécu avec ces spectres durant toute leur jeunesse, cauchemardant de nombreuses nuits (sans jamais en parler à leurs parents) en ” rêvant ” que les nazis arrivaient et qu’il fallait s’échapper par la fenêtre de la salle-de-bains depuis le premier étage, ou se cacher, tétanisé d’angoisse, dans le local à poubelles… cauchemar récurrent durant une vingtaine d’années, et toujours identique, aussi paniquant… avec cette peur au ventre parfaitement inoubliable encore aujourd’hui.
Ces personnes n’ont donc pas vécu ce qu’on appelle le traumatisme des enfants de déportés (eh oui, cet état est bien reconnu comme tel)… parce qu’on ne vit pas chaque jour avec un grand-père, un oncle ou un cousin. Mais avec un père ou une mère, si. On peut entendre des histoires, en être très triste, être effrayé… mais on ne passe pas sa jeunesse avec la personne qui a vécu les horreurs quand il ne s’agit que du grand-père ou de l’oncle. Les membres de la famille, sauf rare exception, ne sont que de passage…
Quand on est gosse de déporté, on partage sa jeunesse intégrale, son quotidien, avec son père ou sa mère, soit cette personne dont on ne supporte pas les récits tant ils sont inacceptables, tant ils font mal, car comment accepter que son père ou sa mère ait tant souffert, ait vu tant d’atrocités ?! Comment ?! C’est juste impossible.

Feindre l’indifférence pour se protéger

Alors, on se protège comme on peut. Dans mon cas, il s’agissait de feindre l’indifférence… parce qu’avouer que ça m’était intolérable, en parler, m’était encore plus insupportable. Alors, j’ai laissé croire être imperméable à cette souffrance de mon père…
J’écoutais quand un autre que lui parlait… mais jamais quand Papa parlait. Là, je m’éloignais. Et jamais, jamais mes parents n’ont compris que je ne parvenais pas à assumer la souffrance de mon père… que je me protégeais… et que discuter avec d’autres déportés et Républicains ayant eu le même parcours me permettait de parler, mais sans y mettre de sentiments directs, d’implication filiale… cela me permettait d’avoir le recul, celui que l’on a quand la personne n’est que de passage… comme un simple membre de la famille avec lequel on ne vit pas.

Mauthausen… comme un trou noir dans ma mémoire

Papa a voulu retourner à Mauthausen dans les années 80. Incroyable… mais paraît-il que c’est un souhait classique.
Nous allions depuis quelques temps déjà en vacances entre Autriche et Bavière.
Papa n’a jamais eu de haine contre les peuples, mais contre les nazis… et a adoré sa belle-sœur allemande ramenée en France en 46, par… mon oncle maternel juif.
Donc, ces pays étant somptueusement montagneux, aucun souci pour y séjourner avec plaisir. Mais revenons au sujet… Papa a souhaité revoir Mauthausen.

La première année, j’ai refusé d’entrer. Déjà être sur le parking, dans la voiture, me rendait malade. C’est comme si toute l’atmosphère suintait la souffrance et la mort…
La seconde fois, persuadée que je n’en avais rien à faire, ma mère m’a traînée de force quasiment… et là, je n’ai pas osé refuser.

Atroce. Juste atroce. A tel point que je n’en garde qu’un vague souvenir tant je tentais d’être comme hors de moi, ailleurs, de mettre toutes mes pensées loin de cet enfer. Je ne me rappelle que de Papa commentant, se rappelant, annonçant ce qu’était chaque endroit…
En écrivant, j’en ai encore le cœur qui bat dans la gorge… Mes vacances ont été gâchées, parce que la perspective de cette ” visite ” et ensuite la pensée d’avoir posé mes pieds sur ce charnier, dans ce lieu d’horreur dont chaque pierre, chaque caillou hurlait de souffrance… de la souffrance de Papa… non, impossible à supporter ! Mais je n’ai jamais rien dit… J’ai juste plus cauchemardé.
Aucun recul, aucune échappatoire possible… Je me trouvais là, dans ce lieu dont l’image m’avait traumatisée toute ma jeunesse (et ça n’était pas fini), je foulais ce sol recouvert des cendres d’environ 300 000 morts… 

Et comme ça ne suffisait pas… nous avons enchaîné avec d’autres camps annexes où Papa était passé, Gusen notamment, et un autre dont il ne restait que le portail, tenez-vous bien… au milieu d’un charmant ensemble pavillonnaire !!! Je revois Papa apostrophant un passant et lui demandant s’il savait où il vivait, sur quoi, sur les restes de combien de morts ?!!!
Il faisait beau.
Mes seuls souvenirs clairs. Le reste s’étant transformé en brouillard… sans doute en hommage à Nuit et Brouillard

Et malgré cela  je n’ai rien vécu, je ne peux rien comprendre

Et malgré tout ce que je vous ai raconté, je ne sais rien ! Rien, parce que je ne l’ai pas vécu. Parce que la souffrance extrême est impossible à ressentir, à comprendre, quand on ne l’expérimente pas soi-même comme l’expliquait Papa. Et j’en suis effectivement persuadée. Je ne connais que la souffrance d’avoir souffert de celle de Papa…
Alors, imaginez un peu comme le neveu, le petit-fils ou le cousin sont à même de représenter, en quelque sorte, le bien souvent ” cher disparu “…

A suivre demain…

© Lydie Burillo
Simple militante laïque

Plusieurs vies, du Droit à l’Insertion via la Communication

Et parce que mon histoire familiale l’exige, je tiens à continuer de faire partie de la résistance actuelle… d’où la Une de Charlie de ce mercredi 21 octobre 2020 !

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3 Comments

  1. Je suis aussi fille de déporté revenu fracturé d’Auchwitz…alors permettez-moi de vous parler aussi de tous mes oncles, tantes et cousins que je n’ai pas connu, ce quifait de moi une grande orpheline privée de ses grand-pères et de la chaleur d’une famille ! Cela compte aussi énormément dans une vie !

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