Karin Albou. Des hommes bien

Les premières semaines du procès des attentats de Janvier ont été consacrées aux témoignages des victimes.  Jour après jour se sont déroulées les auditions des témoins et victimes des attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de l’Hyper Cacher, qui se sont constituées parties civiles pour le procès. Portant tous le masque réglementaire, les survivants et les proches – familles et amis des victimes décédées-  ont raconté l’horreur de l’attentat, ont livré des heures durant leur témoignage poignant, ce que signifient au quotidien leur survie et leur combat pour surmonter ce traumatisme ; et pour les proches ce que signifie l’absence des êtres aimés. C’est poignant, parfois insupportable tant la douleur et la violence vécue a été grande. Ils parlent et leurs mains tremblent, leurs doigts se  crispent de chagrin, leurs yeux se remplissent de larmes, et leurs voix parfois inaudibles ne peuvent même plus passer au travers des sanglots étouffés et s’éteignent dans la gorge. 

Les accusés, derrière leur vitre, écoutent. Regardent aussi les visages bouleversés qui malgré le masque leur couvrant la partie basse du visage expriment une douleur au delà de tout entendement.  De son côté, le Président, ressemblant, par la douceur de sa voix et de ses questions, un peu à un grand prêtre, recueille les témoignages et distribue la parole entre avocats des parties civiles, avocat de la Défense et avocat général.

Le sentiment de culpabilité en question

Ce moment cathartique et nécessaire, paraissant parfois dépasser le cadre d’un procès, fit aussi entendre certaines dissonances : Ce qui sembla d’emblée  frappant fut  l’écart entre le sentiment de culpabilité des rescapés des attentats et celle des proches des trois assassins Coulibaly et les frères Kouachi – les accusés n’étant pas encore jugés ils sont donc présumés innocents, on peut imaginer qu’il ne doivent exprimer pendant le procès le moindre sentiment de culpabilité quant à leur éventuelle participation aux faits. Rappelons qu’ils sont “accusés d’avoir fourni un soutien logistique aux trois terroristes” (armes, hébergement. )

Il y a eu le témoignage bouleversant de la dessinatrice Coco qui, sous la menace a ouvert la porte de la salle de conférence de Charlie Hebdo aux frères Kouachi, et avoue lors de son audition :  “Je dois vivre avec ça tous les jours“. On la sent meurtrie, taraudée par un effroyable sentiment de culpabilité.

Coco

Il y a eu le témoignage de Sigolène Vinson que les deux tueurs ont épargnée parce qu’elle est une femme, en lui recommandant de lire le Coran. Elle semble aujourd’hui osciller entre une vision tragique du monde et une interprétation mystique, comme si cette injonction des terroristes avait distillé dans son âme une sorte de poison coupable. Elle dit se souvenir des yeux du tueur lorsqu’il l’a épargnée et qu’elle a pensé à ce moment-là que son regard était doux. Elle avoue se sentir coupable aujourd’hui d’avoir pensé qu’il pouvait être doux et qu’en voyant les images de l’attentat  filmé par une caméra de surveillance, seule trace filmique que l’on possède, images insoutenables d’un carnage, il est clair qu’il n’y avait aucune douceur chez le tueur.

Sigolène Vinson

Il y a eu le témoignage de Michel Catalano, directeur de l’imprimerie dans laquelle se sont réfugiés les frères Kouachi, la dernière personne à les avoir vus vivants -quel fardeau- qui, en sortant de l’imprimerie s’est senti coupable d’avoir abandonné le deuxième otage, caché dans un placard sous l’évier.

Michel Catalano

Il y a eu le témoignage de l’agent de propreté Laurent J qui s’est héroïquement battu contre Amédy Coulibaly à Montrouge, les mains nues faces à celles « surchargées d’armes » du tueur, et qui regrette aujourd’hui ne pas avoir sauté plus tôt sur Coulibaly, avant qu’il ne tire sur l’agent Clarissa Jean-Philippe pour la sauver. Il confie : “C’est des trucs qui restent dans la tête. On se dit j’aurais pu faire mieux“.

Il y a eu le témoignage de Sophie Goldenberg, qui a dû enjamber le corps de Yoav Hattab à l’Hyper-Cacher pour descendre chercher les autres otages cachés dans la chambre froide et les convaincre de remonter vers Coulibaly qui menaçait de tuer tout le monde. Parmi eux, un petit garçon de trois ans. Jusqu’à aujourd’hui elle s’en veut d’avoir fait vivre ça à un enfant.

Il y a eu le témoignage de la veuve de Philippe Braham qui s’en veut d’avoir demandé à son mari de faire les courses supplémentaires pour Shabbat : « J’avais fait une liste mais il n’a pas tout ramené. Alors je l’engueule un peu. Et pour ne pas me contrarier il m’a dit j’y retourne demain »


A l’opposé, il y a le témoignage Saadia B, l’amie et sœur adoptive de Hayat Boumédienne, l’épouse de Coulibaly. (Rappelons que cette dernière a fui et peut-être péri en Syrie mais fait partie des accusés)

Saadia B

Bien sûr Saadia B commence son témoignage par une pensée aux victimes mais à aucun moment, ses paroles n’évoquent une éventuelle culpabilité de Hayat Boumédienne, ni même son propre sentiment de culpabilité d’avoir été amie avec Coulibaly. Pas un moment elle n’exprime ce tourment dont souffrirait peut-être son âme d’avoir été proche du tueur qu’elle décrit comme un homme charmant. Elle ajoute qu’il doit être difficile pour les victimes d’entendre que Coulibaly était une homme doux et gentil mais que c’est la vérité. Pas un moment elle n’évoque le fait que cela pourrait être aussi difficile pour elle.

Lorsque le Président lui demande si elle avait parlé avec Hayat Boumédienne de l’affaire Mérah, elle explique qu’elles pensaient toutes deux que c’était « de la manipulation, du complotisme pour faire du mal à l’Islam ». Son mari quant à lui (Stéphane H) ne répond pas lorsqu’on lui demande pourquoi cinq appels menaçants depuis une ligne portant son nom sont passés au personnel de Charlie Hebdo.

Presque dans la même veine, il y a aussi le témoignage distancié du jeune frère des Frères Belhoucine, absents et certainement morts en Syrie, mais qui seront jugés pour avoir aider Hayat B à fuir en Syrie. Le jeune homme, étudiant en médecine, commence son témoignage par : “On les considère comme des terroristes mais moi c’est mes grands frères” et ne parvient pas durant son audition à avoir le moindre regard critique sur ses frères et leurs actes. Il affirme juste qu’il “ne les reconnaît pas dans ces actes“. Quand Maitre Malka lui demande pourquoi, malgré son haut niveau d’études, son discours est désincarné, pourquoi il n’a pas d’analyse, le jeune homme, qui semble paralysé par une fidélité à sa fratrie, à sa famille, voire à son clan, répond d’une voix étranglée que ça ne lui apportera rien de savoir où ça a dérapé : “ça a été dur pour moi j’ai pas envie de déprimer toute ma vie à cause de ça“. Un avocat de la Défense finit quand même par lui extirper l’aveu que cette dérive doit être due à une manipulation : “De jouer sur la culpabilité :  j’en fais pas assez pour ma religion“.

Durant la deuxième semaine du procès une autre dissonance -prenant certainement aussi racine dans un sentiment de culpabilité – émerge aussi de ces témoignages cathartiques. Pour souligner l’absurdité de l’attentat, les proches des victimes décédées de Charlie Hebdo ont insisté sur le fait que ceux qui sont morts étaient des gens biens : militants pour la plupart, anti militaristes, humanistes et de gauche. On comprend vite que cette précision leur permet de se démarquer des accusations d’islamophobie et de racisme qui leur ont été collées. Le dessinateur Tignous,  avant d’être abattu – raconte Chloé Verlhac son épouse- parlait des jeunes qui partaient en Syrie en ces termes : “Quelle est notre part de responsabilités dans les souffrances de ces jeunes pour qu’ils en arrivent là ? » et «  Nous à notre époque on serait partis à Katmandou !

Marika Bret, amie de Charb, rappelle que le dessinateur était aussi militant, allait dans les écoles pour expliquer quel était son travail, qu’il était un homme engagé, humaniste et qu’ils  ont défilé ensemble de nombreuses fois, poing levé pour les sans-papiers et les sans-logement.

Marika Bret

Outre l’émotion et la peine que provoquent ces témoignages – car effectivement ils étaient des hommes et  femmes exceptionnels – un malaise commence à poindre devant l’énumération des qualités humanistes des victimes des attentats. On écoute en se disant  : “Ouf moi aussi je suis de gauche”. Et on imagine un dessin humoristique de Charb d’un homme, à genoux menacé par la kalachnikov d’un terroriste, avec la bulle “Ne me tuez pas je suis de gauche !”

Bref il faudrait être “un homme bien” pour ne pas risquer un jour se faire tirer dessus … comme si les membres de Charlie et leurs amis, face à l’absurdité de ces attentats, en étaient arrivés à devoir se justifier par un “Vous voyez on est des gens biens et humanistes. On ne méritait pas d’être tués !”

Heureusement la phrase de Riss que rappelle le Président “Nous n’étions pas victimes mais innocents” permet peut-être aussi de remettre les choses à plat et de sortir de cette douloureuse boucle d’auto-culpabilisation.


Le cadre d’un procès est peut-être de rappeler que dans une démocratie même un homme de droite, même un homme apolitique et peu sympathique, même un homme non humaniste, même un homme réac, même un homme idiot, même un homme sans talent, a le droit  lui aussi de s’exprimer et de vivre ; et qu’en aucun cas, dans une démocratie, on a le droit de le tuer parce qu’on n’est pas d’accord avec ses idées : Si ses idées sont nauséabondes, la loi est là pour interdire leur expression ou en discuter. Mais en aucun cas un individu doit décider à la place de l’Etat, si Autrui a  le droit de parler et surtout lui couper la parole avec sa kalachnikov.

On pense à cela d’autant plus que les auditions des victimes de l’Hyper-Cacher vont arriver et qu’alors ce schème de lecture jusqu’à présent déployé va totalement changer. Car on ne sera plus là forcément en face de “gens de gauche  ayant un jour manifesté pour les sans papiers”. Certains pourraient même être plus proches des accusés, en tant qu’ils pourraient être juifs pratiquants, croire eux aussi au sacré et au blasphème, ces deux concepts au nom desquels ont été commis les attentats de Charlie Hebdo. Ces catégories de lecture du monde pourraient avoir un sens pour eux, et pour autant ce sont aussi “des gens bien” et ils ont le droit  eux aussi -au même titre que les victimes de Charlie- de vivre. Et la frontière entre “gens de gauche-victimes-humanistes et religieux-fondamentalistes-coupables” s’en trouverait dès lors totalement brouillée.


Mais soudain, venant interrompre les témoignages, l’accusé Polat (encourant la perpétuité) s’exclame derrière la vitre avec son franc parler habituel, “Les Frères Kouachi c’est des fils de putes ! Si je les retrouve je vais les buter !

Alors on se dit qu’effectivement les frontières s’effacent, et que tous, écrasés par la vérité de l’horreur des attentats, semblent se rejoindre dans la réprobation générale. Et lorsque, le 11 Septembre, jour hautement symbolique, le Président donne la parole en fin de journée aux accusés pour qu’ils livrent leurs pensées après cette semaine éprouvante de témoignages en précisant qu’il ne les interroge pas mais leur donne la parole, on est saisi par cet effacement des frontières qui surgit soudain.

Dans un langage clair et sensible chacun des accusés (qui évidemment se demandent tous ce qu’ils font là) exprime sa peine et sa compassion envers les victimes et leur famille qu’ils trouvent courageux  de venir témoigner à la barre. Abdel Aziz Abad dit “J’espère que ce procès leur permettra de faire une partie de leur  deuil et leur deuil complet“. Miguel Martinez “Même avant les attentats je savais que les gens de Charlie étaient pas racistes“. Métin Karassoular (accusés tous deux d’avoir fourni les armes qui ont servi aux attentats) “On ne peut pas tuer au nom de Dieu. Il n’y a pas de pardon pour ces gens-là. Je savais pas que Coulibaly était comme ça sinon je ne l’aurais pas fréquenté“. Pastor Alwatik : “Je condamne tout ce qui s’est passé. Je crache sur tout ça, sur les frères Kouachi que je ne connaissais même pas, sur Amédy Coulibaly que je connaissais mais pas comme ça“.

Et Amar Ramdani dans un long monologue poignant, avoue avoir vu des témoignages dignes et des gens intelligents mais s’être senti dans son box un peu comme un voyeur face à la douleur de ces gens. Il récite un poème de Boris Vian, ajoute qu’il déteste le terrorisme qu’il qualifie d’idéologie mortifère. Qu’il se sent proche de certaines victimes et de Sigolène Vinson dont le père a échappé (comme elle) à un attentat, et que  “lui aussi a une histoire avec le terrorisme“. Et lui, dont on ne voit que les yeux, reparle “des yeux doux du tueur” qui a épargné Sigolène Vinson et ajoute d’une voix étranglée : “Comment fait-on pour trouver de la douceur dans l’horreur ?”

Et là, saisi par l’émotion, on se dit que le Président a bien fait son boulot de grand-prêtre et qu’on est dans le pardon, la compassion, la réconciliation des loups et des agneaux, et que les accusés sont eux aussi, après tout, des “hommes bien”, et que si tout le monde est d’accord pourquoi alors ces attentats, et on se dit comme les accusés mais qu’est-ce qu’on fout là …

Mais soudain une voix s’élève, celle d’une avocate de la partie civile exprimant son malaise face à ce qu’elle vient d’entendre dans le cadre d’un procès. Elle rappelle que l’appréciation du témoignage de victimes “n’a pas de place ici“.

Les avocates de la Défense s’insurgent : “Nous ne sommes pas des adversaires. Nous sommes là pour trouver la vérité. Vous voulez censurer la parole des accusés“.

Ca recommence à s’engueuler : Une avocate fait remarquer qu’aucun accusé n’a cité le témoignage courageux de Zineb El Rhazoui. La Défense renchérit : “Mon client dit avec son cœur que certains témoignages l’ont marqué et on lui reproche déjà de ne pas en avoir cité d’autres !”

Puis une avocate des parties civiles conclut en lançant “Quand on vend des kalachnikovs, Monsieur, c’est pas pour faire du Golf !”

© Karin Albou

Karin Albou

Karin Albou, auteur et réalisatrice, a écrit et réalisé dès 2002, à un moment où personne n’avait pressenti l’ampleur des actes antisémites qui allaient frapper la France, ” La petite Jérusalem“, qui sortira en salles en 2005 et raconte… Sarcelles. Elle a également écrit et réalisé “Le chant des mariées” qui se situe pendant l’Occupation nazie de la Tunisie. 

Karin Albou travaille avec l’Agence Adéquat.

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