Nathalie Bianco. Je dors très mal en ce moment

Je dors très mal en ce moment.

Je fais des tas de rêves, tous plus bizarres les uns que les autres.

Cette nuit par exemple, j’ai rêvé que j’étais dans une sorte de « Alice au pays des merveilles ».

Alice c’était moi. Aïe. Le noeud dans les cheveux, la robe froufroutante, le tablier blanc d’écolière, sur une quinquagénaire qui s’habille en taille 42, ça aurait déjà dû m’alerter.

Mon attention se trouvait captée par un lapin pressé qui courrait en criant « parce que c’est notre projet, parce que c’est notre projet !!!!! ». Je suis d’un naturel curieux et positif, et je suivais la bestiole sans méfiance. Sa course nous conduisait dans un souterrain qui menait au « nouveau monde ».

Une fois arrivée, nous étions accueillis par une imposante dame au sourire carnassier, qui me demandait avec douceur si j’étais porteuse de cyber-contenus haineux. Je l’assurais bien vite que ce n’était pas le cas. L’imposante dame était flanquée d’énormes gardes du corps. Sur l’un on retrouvait un gros F blanc sur fond bleu, sur l’autre un oiseau blanc, sur un 3ème, un carré coloré ou encore un gros Y rouge sur le dernier.

Comme je faisais remarquer qu’il me semblait avoir déjà vu ces logos quelque part, la grosse dame me rétorquait vertement que j’allais sans doute trop souvent sur les réseaux sociaux. « Faites attention à ce que vous publiez, me mit-elle en garde avec un air suspicieux… partagez des vidéos humoristiques, des photos de vacances mais rien de haineux. Et puis, des photos de chatons, ça bien sûr, vous pouvez partager. Ç’est sans risque. Oui, des photos de chatons, c’est parfait » Poursuivit-elle gaiement.

Sa remarque me fit rire, mais l’imposante dame ne sembla pas goûter mon insouciance. Attention, reprit-elle avec sévérité en me désignant ses gardiens : ils sont énormes, sans états d’âme et un peu cons, mais surtout très réactifs. Ils ont ordre de tirer sans sommation, et d’abattre immédiatement tout contenu pouvant être considéré comme « haineux ». Et n’essayez pas de leur parler, ajouta-t-elle : Ils ne comprennent rien au français.

« Mais c’est de la censure, rétorquai-je effrayée. Nous avons déjà des lois pour faire ce travail, nous ne sommes pas censés déléguer ça à des soldats étrangers imbéciles et corrompus ! Le droit de critiquer les idées est fondamental dans notre pays ; c’est la mort pure et simple de la liberté d’expression en France que vous nous annoncez là ! »

Aussitôt, j’étais mise en joue par les soldats numériques. Je sentais leurs souffles chauds et menaçants contre mon visage. « Qu’avez-vous dit ???» grogna la dame courroucée en retroussant les lèvres sur de spectaculaires canines pointues.

Je bredouillais piteusement un petit « non rien… rien », en partie parce que je me sentais trop mal à l’aise et boudinée dans ma ridicule robe d’Alice pour tenter d’argumenter, et en partie parce que l’inquiétant petit claquement de dents de la dame m’incitait à la prudence. Il ne s’agissait pas de me faire mordre, en plus !

Nous croisions de temps en temps des petits lutins en gilets jaunes, qui couraient après leurs yeux et leurs mains qui s’éparpillaient sur le bitume , en poussant des cris de bête blessée. Les soldats sortaient immédiatement leurs mitraillettes afin de les réduire au silence. « Ils font trop de bruits et ils sont potentiellement vecteurs de haine » m’expliqua aimablement l’imposante dame. « La haine, voilà ce que nous devons combattre » poursuivit -elle en agitant un gros doigt menaçant sous mon nez.

Perché dans un arbre, un énorme chat fluorescent rétorqua en se pourléchant paresseusement les babines que « la haine est une notion purement subjective, en fonction de la morale et de la culture de celui qui l’évalue ». Aussitôt, d’une balle, le placide matou philosophe fut réduit au silence et s’écroula.

Médusée, je ne pouvais que suivre l’imposante dame qui entreprenait de me faire visiter ce nouveau monde que j’avais rejoint de mon plein gré.

C’était un univers fascinant, peuplé de créatures étranges, comme cette petite fille replète, déguisée en Télétubbies, qui criait « fake news, fake news » tout en essayant désespérément de mettre un masque sur son gros visage boudeur.

Comme dans tout rêve qui se respecte, il y avait aussi bien entendu des scènes à symbolique sexuelle : partout, flottaient dans l’air de petits attributs masculins en érection, qui chantonnaient « Paris, c’est fini 🎶 ». J’étais un peu effrayée : « Ce sont des grivobites » m’expliqua la dame gentiment. Elles sont inoffensives et n’attaquent pas, tant qu’on n’essaye pas de les filmer.

C’était un rêve assez riche et dense. En chemin, nous rencontrions beaucoup de monde, des partisans pro-Raoult, des humoristes, des militants laïques, des journalistes, des apostats, des opposants politiques, des pamphlétaires… A chaque fois, les soldats tiraient sans sommation. « Ils sont vecteurs de cyber haine » assenait sans relâche l’imposante dame.

Je songeais intérieurement au corps encore fumant du gros chat qui avait tenté d’expliquer que la haine était une notion subjective et je m’abstenais prudemment de tout commentaire.

À un moment, nous croisâmes des religieux, en train de construire une potence sur laquelle était écrit « BLASPHÉMATEURS ». La vision fugitive d’une toute jeune fille aux cheveux bleus me glaça le sang.

Parfois, dans notre périple, nous rencontrions des rappeurs qui hurlaient qu’il fallait « tuer les blancs » ou bien « enculer la France comme une vieille pute ». Choquée, je demandai à ma compagne de route si son armée allait intervenir, mais elle me répondit avec un petit rire et une tape sur la joue : « Oh, mon enfant, voyons, c’est de l’Art ».

Je n’apprécie pas qu’on me traite comme une gamine, encore moins quand je suis boudinée dans une inconfortable et grotesque tenue d’écolière. Je m’apprêtais donc à lui répondre vertement lorsque je me rendis compte que nos pas nous avaient menées au bord d’une grande fosse dans laquelle avait été jeté tout un tas de gens que je n’aimais pas, dont j’avais toujours détesté et combattu les propos. Mais je me sentis tout de même révoltée de les voir ainsi muselés et réduits au silence. « Il y a d’autres manières de combattre les idées » murmurai-je avec regret.

Le cœur serré, je m’approchais un peu plus du fossé, et j’y découvrais pêle-mêle les silhouettes de Rabelais, de Voltaire, d’Audiard, de Desproges, de Coluche, et tant d’autres encore. Il y avait aussi des pancartes, criblées de balles : l’une, comme une mauvaise blague proclamait « Je suis Charlie » et l’autre qui reprenait une phrase de Beaumarchais : « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur ; il n’y a que les petits hommes, qui redoutent les petits écrits », gisait tout au fond.

Dans ma tête résonnait encore la voix du gros chat fluorescent : « La haine est une notion purement subjective »

Désemparée, je m’asseyais au bord du talus. Je regardais voleter les grivobites, j’entendais la fillette en Télétubbies ricaner « Yes, ils sont dead, les keums », je regardais le lapin pressé qui continuait à s’agiter en hurlant « c’est notre projet, c’est notre projet », et je contemplais l’imposante dame et ses soldats numériques triompher sur les décombres de notre liberté d’expression. De l’autre côté du fossé, dans mon rêve, il y avait une Marianne. Il m’a semblé que de grosses larmes coulaient sur sa joue et je me suis sentie envahie d’un sentiment de désespoir et de honte.

Alors je me suis accroupie au sol et j’ai vomi. Je crois bien que c’est ce goût amer dans la bouche qui m’a réveillée.

Je vous l’ai dit, je dors très mal en ce moment.

Nathalie Bianco est auteur et essayiste.

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