Richard Malka.La peur de l’islam, comme de toute autre religion, est un devoir

  L’avocat de la jeune Mila, spécialiste des questions de liberté d’expression et de laïcité, répond à Alexandre Devecchio: il plaide depuis vingt-huit ans dans ce domaine et n’a jamais observé un tel phénomène de régression.



Alexandre Devecchio. Vous êtes l’avocat de Mila, que révèle cette affaire? uels en sont les enjeux au-delà de son cas personnel?

Richard Malka. Les enjeux sont bien connus, ils sont clairs: le droit à la liberté d’expression et à la critique de la religion, ces polémiques nationales étant emblématiques d’un malaise français depuis les caricatures de Charlie en 2006.

Mais pour moi, il y a peutêtre un enjeu supérieur: l’absence de solidarité des politiques, des journalistes, des intellectuels et des élites de la société française sur des principes simples: on ne menace pas de mort une personne pour ses propos même quand celle-ci a mis en cause l’existence d’Allah ou de tout autre dieu.

De telles menaces doivent être condamnées sans tergiverser, sans «oui mais», sans chercher des excuses aux auteurs des menaces et sans dériver sur d’autres débats.
S’il y avait un consensus sur cette question fondamentale et plutôt simple, il n’y aurait pas eu Charlie, ni l’obligation de déscolariser cette jeune fille ni les craintes qui existent sur sa sécurité.

Notre faiblesse, nos renoncements sur des valeurs qui devraient pourtant être évidentes et universelles, font le jeu des ennemis de la démocratie. Si tous les journaux avaient publié les caricatures de Mahomet, non parce qu’ils y adhéraient mais au nom de la solidarité avec ceux qui étaient menacés de mort, Charlie ne serait pas devenu une cible.

Il y a des lâchetés qui créent de l’insécurité et ensuite, du sang qui coule. Certains enjeux supérieurs méritent que l’on mette de côté nos divisions, nos désaccords et même nos croyances.

Alexandre Devecchio. Vous êtes aussi l’avocat de Charlie, auriez-vous imaginé au moment de la marche du 11 janvier que cinq ans après vous devriez défendre un cas comme celui de Mila?

Richard Malka. Je n’ai jamais eu la moindre illusion. Je suis un observateur de ces questions depuis longtemps et je n’ai jamais eu l’espoir que la tragédie de Charlie arrange quelque chose. Bien au contraire, je
savais que cela ne ferait qu’enrager davantage ceux qui ne sont pas Charlie, ceux pour qui les millions de manifestants du 11 janvier représentaient la «France moisie».

Alexandre Devecchio. Certes, mais auriez-vous imaginé que le Parquet déclencherait une enquête préliminaire au sujet de propos comme ceux de Mila?

Richard Malka. Je ne l’aurai pas imaginé car c’était évident qu’il n’y avait aucun propos illicite. Mais pragmatiquement, vu la manière dont cela s’est passé, le Parquet nous a rendu service puisqu’il y a maintenant une décision judiciaire qui affirme que Mila était dans son bon droit.

J’étais étonné de l’ouverture de cette enquête préliminaire mais je me félicite qu’elle se soit terminée ainsi.

Heureusement, sur la ligne de front de la liberté d’expression, la justice tient bon mais aucun droit n’est jamais acquis pour l’éternité. Il faut se battre, en l’occurrence pour conserver le précieux droit de critiquer le ciel!

Alexandre Devecchio. Avez-vous l’impression que les choses ont régressé depuis cinq ans?

Richard Malka. Oui, et au-delà du seul domaine religieux. Il y a un reflux et un refus de la liberté d’expression que je ressens fortement. Cela fait vingt huit ans que je plaide dans ce domaine et je n’avais jamais vu un tel phénomène de régression, avec une racine commune: la sensibilité. La sensibilité religieuse, sexuelle, physique qui s’exprime sous une forme nouvelle: «Je suis sensible donc il ne faut pas me heurter». Il faut même censurer les musées, la littérature, l’art au nom de ma petite sensibilité douloureuse dont je fais un étendard existentiel. Ce mouvement nous mène directement, je le crains, à l’obscurantisme et donc, à la perte de nos libertés.
Il faut admettre que tout le monde n’ait pas la même opinion. C’est ça, la beauté et la richesse du monde. Lorsque l’on pousse le raisonnement de la sensibilité jusqu’au bout, on ne veut plus parler qu’avec des gens qui sont totalement d’accord avec nous et on crée des ateliers racisés, histoire d’être sûrs de ne pas être confrontés à l’autre. C’est un monde triste, d’entre-soi névrotique. Cette philosophie de la sensibilité est l’inverse de l’altérité. Vous savez, il y a une chose dont je suis sûr et si ça peut servir à une seule personne lisant cet article j’en serais heureux: quand on se vit en victime, on devient victime, quand on se vit en personne discriminée, on devient discriminé, quand on choisit de vivre au travers de sa seule susceptibilité, tout devient insupportable. Accepter de se confronter à la diversité des opinions est une condition pour être libre soimême, c’est une nécessité pour ne pas sombrer dans le dogmatisme.

Alexandre Devecchio. Derrière l’affaire Mila, doit-on voir une tentative de faire entrer dans le droit le concept d’islamophobie?

Richard Malka. Bien sûr, c’est un mouvement de fond qui utilise tous les prétextes. Cette affaire représente une acmé dans le débat, mais dans les prétoires, les attaques ont lieu tous les jours. En ce moment, j’ai dix procès sur cette thématique. Des acteurs de la laïcité – de plus en plus souvent des personnes de culture musulmane, d’ailleurs- sont poursuivis par des associations comme le CCIF (Collectif contre l’islamophobie en France) sur ce terrain. Ils veulent faire taire toute critique à leur encontre. C’est un combat quotidien. Cette arme politique qu’est l’argument de l’islamophobie fait des ravages et les mentalités sont déjà profondément influencées, en particulier celles des jeunes. Pour moi, désolé de le dire mais la peur de l’islam comme de toute autre religion est un devoir. Je ne méconnais
évidemment pas l’apport des religions dans la culture humaine mais c’est comme dans un mariage, il y a le meilleur et le pire. En matière de religion, on ne m’enlèvera pas le droit de m’en méfier terriblement.

Alexandre Devecchio. Assiste-t-on à cette même dérive ailleurs en Europe. La législation européenne est-elle la même partout?

Richard Malka. La législation n’est pas là même partout. Des pays comme l’Autriche disposent d’une législation sur le blasphème. La CEDH (la Cour européenne des droits de l’homme) a rendu une décision validant la condamnation pour dénigrement de doctrines religieuses d’une Autrichienne qui avait accusé Mahomet de pédophilie. Cependant, il ne faut pas sur-interpréter cette décision. La philosophie de la Cour est de respecter les législations nationales, partant du constat qu’elles sont tellement différentes qu’il y a n’a pas d’uniformisation possible. Les traditions nationales sont trop fortes et trop anciennes donc il faut les respecter nous dit la Cour avec sagesse. J’aimerais que toutes les législations suppriment le délit de blasphème comme le demande RSF mais je ne crois pas que cela puisse être imposé par des juges européens. Cela doit venir des sociétés elles-mêmes.

Alexandre Devecchio. Êtes-vous partisan d’une liberté d’expression totale ou faut-il établir des limites?

Richard Malka. Je ne suis pas un extrémiste de la liberté d’expression mais je m’interroge depuis longtemps sur ce qui serait le meilleur système possible. Nos systèmes européens sont assez équilibrés autour d’un principe de liberté contrebalancé par un ensemble de restrictions (diffamation, incitation à la haine raciale, répression du négationnisme…). Le système américain ne connaît qu’un principe de liberté sauf pour des propos vraiment extrêmes appelant à commettre des crimes.
En termes d’efficacité, je ne suis pas sûr que notre système soit meilleur. Il y a des effets contre-productifs et l’efficacité des lois contre le racisme et l’antisémitisme est relative. Alain Soral et Dieudonné ont été condamnés à de multiples reprises, comme bien d’autres propagateurs de haine, et cela n’empêche pas leur business de prospérer. Mais d’un point de vue culturel, compte tenu du poids de l’Histoire notamment – c’est en Europe et pas aux États-Unis qu’a eu lieu la Shoah- il est impossible de procéder autrement dans notre pays. La question est intéressante, mais elle est en réalité théorique. Il y a un impératif de paix publique. Dans notre culture, un système de liberté à l’anglo-saxonne ne serait pas acceptable.

Alexandre Devecchio. Certains observateurs pensent qu’il faudrait abolir la loi Pleven concernant l’incitation à la haine raciale, ainsi que toutes les lois mémorielles car elles nourriraient le communautarisme et la concurrence victimaire…

Richard Malka. La loi Pleven date de 1972. Ces lois sont dans notre paysage depuis 50 ans déjà. Je ne vois pas quel parti politique, quel gouvernement pourrait décider de supprimer les lois contre le racisme. Et pour mettre quoi à la place comme outil de régulation des propos haineux? Aux États-Unis, il n’y a pas de loi mais il existe une autorégulation qui n’a rien à voir avec le système français. Il y a une morale religieuse, sexuelle et une culture du politiquement correct institutionnalisée qui nous a longtemps été étrangère… Je ne pense pas souhaitable de s’aligner sur le modèle américain mais pour autant, n’imaginons pas que c’est en multipliant les délits de presse que nous résoudrons la question de l’antisémitisme et du racisme.

Alexandre Devecchio. La liberté d’expression n’est-elle pas à deux vitesses? Récemment, Anne Hidalgo demandait le retrait des affiches d’Alliance VITA dans le métro sous prétexte qu’elles seraient hostiles à l’avortement. Est-ce une forme de censure perçue comme plus légitime car soutenue par la pensée dominante?


Richard Malka. La liberté d’expression n’est pas un droit absolu, aucun droit ne l’est. Mais Anne Hidalgo était hors cadre judiciaire puisque la justice l’a déboutée. Certaines affichespeuvent heurter mes convictions. En l’occurrence, je suis évidemment favorable au droit à l’avortement. Pour autant, je ne veux pas interdire tout ce qui ne me plaît pas. Anne Hidalgo a, je crois, eu tort. On se grandirait à dire que l’on est en désaccord avec le message mais que l’on accepte son affichage. C’est par le débat que l’on combat, que l’on convainc, et non pas par l’interdiction.

Alexandre Devecchio. Que répondez-vous à ceux qui voudraient interdire Éric Zemmour d’antenne… Pourriez-vous le défendre dans un tribunal?

Richard Malka. J’ai souvent pris sa défense dans les médias, toujours par détestation de la censure. D’autant plus que les pétitions contre lui viennent souvent de journalistes qui devraient être les premiers à défendre la liberté d’expression. Pour autant, je ne défendrais pas Zemmour dans l’enceinte d’un tribunal car, dans mon domaine, il s’agit autant de défendre une personne qu’une cause. Mais pour défendre une cause à travers une personne, il faut être en osmose totale avec son client. Il faut être en adéquation, en résonance. L’éloquence n’a rien à voir avec le talent oratoire mais avec le fait que l’on parle avec ses tripes et son cœur. Or, mes divergences sur le fond sont trop fortes avec Éric Zemmour pour que j’y parvienne et donc pour que je puisse l’assister judiciairement.

Alexandre Devecchio. La question de la liberté d’expression se pose-t-elle de la même manière à l’ère des réseaux sociaux?

Richard Malka. Les réseaux sociaux ont tout changé. Il faut civiliser Internet mais ce mouvement prendra des décennies. Il existe des tentatives imparfaites mais aucun pays n’a trouvé la solution. L’anonymat, l’extraterritorialité des grands acteurs, l’absence de responsabilité, l’immunité, la violence, posent des problèmes nouveaux à l’échelle de l’humanité qui tâtonne pour les résoudre. C’est une évolution anthropologique. Le chaos s’ordonnera mais entre-temps il peut y avoir des conflits et il y a des victimes, des gamines harcelées, des personnes lynchées, sans parler de l’essor exponentiel du conspirationnisme et du racisme. C’est un facteur de déstabilisation complet de notre écosystème civilisationnel, de notre urbanité et de notre civilité.

Alexandre Devecchio. Une loi comme la loi Avia confie aux GAFA la régulation de la liberté d’expression, est-ce une bonne solution?

Richard Malka. Cette loi peut avoir des effets pervers colossaux, en particulier en matière de politiquement correct. Par exemple, les GAFA, les grands acteurs d’internet, ne voulaient pas diffuser Charlie, ce n’était pas dans leur culture. La satire se heurte à l’idéologie anglo-saxonne. Mais en même temps, nous savons que les dérapages numériques ne peuvent pas se résoudre judiciairement. Face à un déferlement de 100.000 tweets haineux, il est impossible de poursuivre tous les responsables. Les solutions ne peuvent donc pas être uniquement judiciaires. Il faut en inventer d’autres. Confier la régulation à un algorithme en Californie n’est peut-être idéal, mais la confier au CSA serait probablement pire…

Alexandre Devecchio. Que pensez-vous de la censure qui s’étend à l’université ou qui frappe certaines œuvres au nom du féminisme ou de l’antiracisme?

Richard Malka. Nous ne voyons que la partie émergée de l’iceberg. De nombreux universitaires me disent que la situation s’aggrave de manière de plus en plus critique. Les médias ont évoqué les faits les plus saillants mais, tous les jours, les exclusions, les excommunications se multiplient. Il y a un parfum de révolution culturelle. L’université devrait être le temple de la tolérance et du débat contradictoire et à l’inverse, elle devient un lieu d’intolérance. Cela ne présage pas d’un avenir heureux. La première mission d’un président d’université devrait être de faire respecter le débat et le pluralisme, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a eu aucune sanction après ces censures ni contre les présidents d’universités ni contre les fauteurs de troubles. C’est le silence et la lâcheté qui ont gagné. À terme, pour éviter les polémiques, ils ne recevront plus personne et toute forme d’esprit critique disparaîtra dans ces lieux censés enrichir l’esprit. Ce sera le règne de la médiocrité car la censure est de manière évidente l’arme des médiocres: lorsqu’ on n’a pas d’argument, on préfère interdire que débattre.

Alexandre Devecchio. Vivons-nous une disparition du concept d’universel?

Richard Malka. Effectivement, tout s’y rapporte. Quand on s‘éloigne de l’universalisme, on se rapproche de l’obscurantisme. C’est la pensée obscurantiste qui gagne ces universités. La conviction d’être du bon côté se transforme en dogme inattaquable. Les dérives de l’UNEF en sont l’illustration. Les mêmes hier, défendaient les génocidaires Khmers rouges avec enthousiasme. L’universalisme naît avec les encyclopédistes qui décident d’appliquer la raison à tous les domaines des activités humaines. On abandonnait la religion et les passions au profit du débat, de la critique, de la remise en cause. Nos jeunes talibans-bourgeois, vociférant pour interdire tel ou tel conférencier, bafouent trois siècles d’histoire et on les laisse faire.
Ce qui unissait ce pays était cette idée fondatrice de l’universalité. Elle a induit la Révolution, puis la Troisième république et les grandes lois républicaines en particulier celle de 1881 sur la liberté d’expression et celle sur la laïcité en 1905. Cet édifice est entièrement remis en cause. Un pays, c’est comme un journal, ça peut se résumer à une idée. Notre idée s’affaiblit et tout se fragmente dans une atmosphère de guerre civile permanente car nous avons renoncé à affirmer nos vieilles et belles valeurs républicaines et unificatrices. Mais vous savez, tout dépend de nous. Nous, journalistes, avocats, présidents d’université, acteurs publics, parents, votants, adhérents syndicaux, citoyens…

Einstein avait comme toujours raison: si le monde est dangereux à vivre, ce n’est pas à cause de ceux qui font le mal mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.

Source: Figaro-vox. 12 février 2020.

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