Nadine Richon. Le monde et le territoire. Jacques Ehrenfreund

Jacques Ehrenfreund

Pourquoi placer les études juives au cœur d’un centre interdisciplinaire (CIEJ) ? Question posée à Jacques Ehrenfreund, titulaire de la chaire d’histoire des Juifs et du judaïsme à l’Université de Lausanne.

Actuel doyen de la Faculté de théologie et de sciences des religions, Jacques Ehrenfreund a cédé pour ces prochaines années une partie de son enseignement à Danny Trom, chercheur au CNRS, auteur notamment d’un bref ouvrage éclairant où il s’inquiète de voir un jour La France sans les juifs (PUF, 2019).Comme l’a rappelé Jacques Ehrenfreund lors de l’inauguration le 7 octobre 2019 du Centre interdisciplinaire d’études juives, les juifs d’Europe n’étaient plus en 2015 que 1,4 million (9 millions en 1939, 3 millions après la guerre et l’extermination, 2 millions en 1990). En France, « où les juifs sont moins de 1% de la population, ils constituent la cible de plus de 50% des actes racistes recensés en 2018 ».

Impliquant dans son comité scientifique des chercheurs de diverses disciplines des sciences humaines et sociales, le CIEJ va s’interroger sur la présence du fait juif en Europe depuis l’Antiquité, son importance « en contrepoint aux traditions grecque, latine et chrétienne », sa fragilité, voire sa mise en danger dans le moment actuel. Car si la disparition de la monarchie de droit divin a permis l’émancipation des juifs, dès la fin du XVIIIème siècle, l’affaiblissement de la démocratie et la pression de conceptions absolutistes du religieux n’augure rien de bon pour eux, ni pour l’ensemble du continent européen…

Le judaïsme peut nourrir profitablement le débat, à condition de le considérer dans sa spécificité, et non dans une « fausse continuité judéo-chrétienne », soutient Jacques Ehrenfreund. En effet, « le christianisme s’est construit sur une affirmation d’universalisme qui efface le judaïsme ; ce qu’il nomme l’Ancien Testament n’est lu qu’à travers le Nouveau Testament qui en serait l’accomplissement. Mais les juifs lisent la Torah à travers un corpus secondaire, le Talmud, aussi sacré que le texte primaire ».

Articuler l’universel et le particulier

Or si l’unité du genre humain est affirmée dans la Genèse, l’épisode de Babel souligne pour sa part la pluralité des cultures. Comment conjuguer les deux ? C’est là que le judaïsme peut apporter son précieux éclairage et le CIEJ se doit de le souligner en étudiant « la spécificité juive comme l’une des racines de notre monde commun ». Le Centre veut donc mettre en avant un héritage juif trop vite liquidé… Car finalement que dit le judaïsme ? Que si le Dieu d’Israël est à l’origine du monde dans son ensemble, « le domaine d’extension de sa loi est cependant circonscrit à un territoire limité », si bien que le peuple appelé à respecter ce « nombre important de lois » ne doit jamais « chercher à les imposer au-delà de son territoire » ou à d’autres groupes humains. D’où respect de la pluralité (des différences) et reconnaissance de l’universalité (de l’égalité).

Dans cette tradition hébraïque « l’unité humaine est une aspiration, que seule la volonté divine fera advenir à la fin des temps » et qui, dès lors, ne doit pas être imposée par la puissance universaliste des empires et des religions sans frontières. L’histoire du judaïsme conjugue la relation avec « un territoire spécifique conçu par la tradition comme promesse » – même lorsque ce territoire était inaccessible – et le parcours incroyable d’un « peuple monde » (expression de l’historien Simon Dubnov), qui reste à étudier dans tous les contextes extrêmement divers qu’il a fécondé et dont il a pu s’enrichir. Cette étude d’un fait juif à la fois national et universel sera au cœur des recherches interdisciplinaires et internationales menées par le CIEJ. En effet, si le judaïsme doit être étudié « par ses textes et dans ses langues », il doit l’être également « à travers les interactions fondamentales qu’il a entretenues avec presque toutes les cultures humaines ».

Selon Jacques Ehrenfreund, le fait juif n’est ni une histoire religieuse, ni une histoire nationale, « ou plutôt tout à la fois histoire religieuse et nationale, mais d’un peuple qui est le moins enraciné des peuples de la terre ».

Source: L’Uniscope, Université de Lausanne, 27 janvier 2020.

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