
La guerre dans laquelle est engagé l’État d’Israël marque objectivement l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire du paysage stratégique de la condition juive. Elle trace de nouvelles frontières mentales au sein desquelles les Israéliens – tous les Juifs du fait de la globalisation actuelle de l’antisémitisme– se déplacent sans en être toujours conscients.
Les guerres d’Israël du passé campaient un État d’Israël seul contre tous, qui devait assurer une existence enfermée dans les quatre coudées d’un territoire dont la guerre d’indépendance de 1948 avait tracé les lignes de démarcation temporaires, les « frontières du cessez-le-feu ». Dès les débuts de son existence, Israël exista en effet comme un fortin au sein duquel se déversaient les vagues de réfugiés juifs en provenance de l’Europe et du monde arabo-musulman, sous l’attaque générale des États arabes et islamiques (aujourd’hui l’Iran et ses proxy).
Les Accords d’Oslo, en prévision de la création à venir d’un État palestinien, en installant l’OLP de Tunis dans le territoire de la Judée- Samarie que la Jordanie avait annexé en 1948[1], ouvrirent la porte à une vague de terrorisme qui fit plus de 1500 victimes et ébranla le « fortin ». L’ennemi n’était plus à l’extérieur mais à l’intérieur (l’Autorité palestinienne, c’est à dire le Hamas à Gaza, le Fatah en « Cisjordanie » et à Gaza). C’était le résultat dévoyé de la victoire d’Israël, dans la guerre des 6 jours et la guerre de Kippour, signe de ce que le statut de la terre de 1948 n’était objectivement plus « temporaire » mais se voyait confirmé, naturalisé par les puissances occidentales (mais pas les Palestiniens). L’État d’Israël devait être et rester non pas un État souverain mais un « havre humanitaire » pour les réfugiés juifs.
Le 7 octobre 2023 a ouvert une ère nouvelle dans l’histoire du statut symbolique et politique de l’État d’Israël. Le territoire d’Oslo a connu, en effet, une invasion terrestre massive (1500 terroristes gazaouis ont pénétré en territoire israélien) venant de l’enclave arabe (Gaza) instaurée par Oslo, un événement qui a posé aux Israéliens la question de ce qu’ils voulaient être et pas seulement de ce qu’ils pouvaient être dans le « camp de transit » d’urgence qu’était l’État juif du lendemain de la Shoah[2].
Netanyahou a forgé très tôt cette idée, dans la crise qui a suivi le 7 octobre, en forgeant la notion de « victoire totale » pour qualifier le but de la guerre que mènerait Israël, non plus arc-bouté sur le territoire de 1948, mais en la portant dans les territoires des proxys de l’Iran qui projetaient d’enfermer Israël dans un « cercle de feu » géographique avant de lui porter le coup fatal : la bombe iranienne. Et, de fait, Israël porta la guerre dans ces pays, Gaza puis Liban, puis Syrie, puis Irak, puis Yémen, enfin l’Iran, aujourd’hui… La guerre du « Lion » [3] manifeste le refus du peuple israélien (dix millions d’habitants dont 2 millions d’Arabes), de mourir en silence et dans la « compassion » universelle, comme cela s’annonçait après le massacre du 7 octobre[4] .
Le syndrome de la Shoah
La guerre d’après le 7 octobre couvre de fait tout le Moyen Orient. Israël intervient en Iran à plus de 3000 km de ses bases et démontre sa supériorité militaire. Il n’a plus la figure du réfugié d’après la deuxième guerre mondiale, mais d’un acteur majeur de toute la région. Ce sont les conséquences de cette nouvelle donne dans le rapport international à Israël qu’il faut penser, une donne stratégique.
Pour y répondre je m’appuierai sur deux livres de ma plume. « L’idéal démocratique à l’épreuve de la Shoah », « Les frontières d’Auschwitz, les ravages du devoir de mémoire »[5].


J’y analyse un syndrome découlant de la façon dont s’est forgée la mémoire de la Shoah que l’Europe a développée au lendemain de la guerre : une mémoire qui ne reconnait le « Juif dans Israélien » que sur la base de sa victimitude dans la Shoah, devenue, par la même occasion, objet de compassion et de rédemption de l’Occident (l’état de victime comme fondement de la morale et du salut[6]). C’est de s’apitoyer sur le sort des Juifs dans la Shoah que l’Occident reconnait la légitimité d’un État d’Israël, tout en « gérant » en même temps son sentiment de culpabilité envers les Juifs et très spécialement le fait que ces derniers reviennent sur la scène de l’histoire comme un État, un peuple « israélien ».
La proximité d’un « État d’Israël » avec cette victimitude et avec la compassion compensatrice de l’Occident qui se cache derrière elle provoque un entrechoc. Hors de cette victimitude, en effet, quand cet Israël est en habit de Tsahal et pas d’Auschwitz, la légitimité du juif à habiter son être, a fortiori sa terre, s’avère très limitée, ce que l’Europe gère au moyen d’une sur-compassion en faveur des Palestiniens, envers qui elle se sent coupable parce qu’elle les aurait dépossédés de leur terre, croit-elle, pour compenser les Juifs, quoiqu’en « donnant » à ces derniers un territoire étriqué afin que les Israéliens ne s’élèvent pas trop et restent toujours fragiles et dépendants de l’Occident[7]. On ne doit pas négliger, à ce propos, l’impact de la décolonisation sur l’Occident qui se conjugue avec la culpabilité d’après la Shoah.
Tout écart de ce scénario est reçu comme une violence illégitime faite aux victimes collatérales de la Shoah que sont supposés être les Palestiniens, comme un « génocide » retourné… C’est ce qui explique pourquoi ceux-ci ont forgé le mythe de la Nakba : pour recueillir la compassion occidentale coupable, en la retournant contre les Juifs. Edward Saïd l’a rendu possible par une manipulation rhétorique : « Les Palestiniens sont les victimes des victimes », statuait-il. La sauvegarde des Palestiniens, leur dédommagement sans fin devinrent ainsi la condition de la reconnaissance de la légitimité d’Israël.
Ce jugement, dont l’Europe s’adjuge le pouvoir, fait peser un jugement permanent sur les Juifs et permet aux Occidentaux d’alléger leur culpabilité découlant de la Shoah au nom de la Shoah ! Les Juifs, en l’occurrence les Israéliens, deviennent enfin critiquables ! Il devient même moral de les critiquer. Et l’Europe est si morale ! Elle va même jusqu’à souhaiter créer un État palestinien qui réduira encore plus l’envergure morale et physique de l’État-refuge pour les Juifs, jusqu’à hypothéquer son existence sur un territoire déjà minuscule.
Le Juif se retrouve ainsi enfermé dans « les frontières d’Auschwitz », selon l’expression forgée par Abba Eban, ministre israélien des affaires étrangères, en 1969, une condition qui va jusqu’à impacter le statut même de l’État d’Israël au Conseil de sécurité qui a développé, au fil des ans, chaque fois qu’il est question d’Israël, une version du « droit à la légitime défense » qui ne s’applique qu’à lui, un droit qui veillerait à la « proportionnalité » de la riposte ( à l’agression) sans laquelle il n’y aurait plus de légitime défense permise à Israël. Elle serait tenue alors pour une violence coupable, d’autant plus horrible qu’Israël a souffert, lui-même, de la violence (européenne) qui l’a mis au banc de l’humanité, de sorte qu’il n’a de légitimité à exister que sur la base d’une ascèse encore plus grande que celle qui est demandée, très théoriquement, aux autres États du monde.
Ce syndrome a été intériorisé par les Juifs. Il est à l’œuvre chez ceux que nous avions nommés, durant la deuxième intifada, les Alterjuifs[8], la plupart du temps des intellectuels juifs de la diaspora, et des Israéliens (dans ce dernier cas toutes sortes d’ « ex » (généraux, premiers ministres, fonctionnaires, juges…) qui se découvrirent être de « grandes consciences » et citèrent à comparaitre d’autres Juifs, au nom de la morale, devant le tribunal de l’Europe ou de l’ONU, les accusant des pires méfaits envers les Palestiniens. Ils faisaient et font toujours ainsi chorus avec l’Occident pour sauver leur image de victimes, source de leur légitimité aux yeux de l’Europe et de l’Occident. Ainsi les Juifs « dénoncés » deviennent-ils, par un tour de passe-passe incroyable, l’incarnation des nazis eux-même, tandis que le Palestinien est célébré (plaint) comme l’agneau du jugement. Que l’État d’Israël devienne une instance en soi, politique et souveraine, devient la pire des horreurs, lourde à porter pour ces personnalités qui n’existent que par la procuration des autres. En somme, ils sentent le besoin de maintenir les Israéliens dans la plus rigoureuse des conditions : le juif ne serait légitime que rivé à la Shoah.
Les frontières d’Auschwitz forcées
Le fait que la finalité de la guerre actuelle est cette fois ci de « changer le Moyen Orient » en portant la guerre dans les territoires de l’ennemi, et plus seulement de défendre réactivement le fortin de l’existence juive, porte à penser que, du côté juif comme du côté de l’Occident, les « frontières d’Auschwitz » ont été forcées. On le constate, en effet, à grande échelle, dans le nouvel antisémitisme, qui colporte le bluff du « génocide » des Palestiniens sur un plan mondial et transnational. On le constate aussi dans le phénomène de la condamnation vertueuse d’Israël par une partie des élites juives, en quête d’une accalmie morale sous la pression que fait peser sur eux le syndrome occidental de la Shoah. Mais le syndrome est avant tout à l’œuvre dans l’opinion occidentale en général. Nous en avons un exemple très actuel avec les positions controversées du président Macron sur Israël. Dans une de ses interventions, il « rappelle » à Israël qu’il aurait été créé par un geste de bonne volonté de l’ONU, un État sous conditions morales donc qui n’aurait aucune légitimité historique et politique à exister de sorte que l’ONU pourrait revoir sa décision si cet État n’acceptait pas l’État palestinien compensatoire que Macron projette de lui imposer, sans lui avoir demandé son avis, dans le cadre d’une opération internationale coorganisée avec l’Arabie Saoudite et l’ONU, pour l’instant repoussée du fait de la guerre avec l’Iran… En somme, c’est de la bonne volonté internationale que dépendrait l’existence d’Israël qui, du fait d’une culpabilité intrinsèque, devrait plutôt se faire oublier et ne pas en faire trop…
Diagnostiquer la fin des « frontières d’Auschwitz » ouvre une réflexion sur le sens de la souveraineté du peuple juif dans l’État d’Israël, car, derrière la façade de la « morale », c’est bien ce qui est en question dans le syndrome d’Auschwitz. Sur ce plan-là, l’ère du sionisme « normalisateur » qui aspirait à obtenir la reconnaissance de l’Europe pour se fonder, arrive aussi à son terme[9].
© Shmuel Trigano
Notes
[1] Et Gaza était annexée par l’Égypte
[2] Signalons en « passant » que la question posée par l’arrivée de 600 000 réfugiés juifs du monde arabe ne fut jamais posée à propos du statut du territoire israélien de 1948. Spoliés et chassés (900 000), leur contentieux avec les « réfugiés palestiniens » resta occulté. Il y a eu un échange de population en effet. Israël a intégré ses 600 000 réfugiés alors que les pays riverains (Égypte, Jordanie, Syrie, Liban) qui occupaient les territoires alentour et avaient envahi Israël (jusqu’à la guerre des six jours) maintenaient les réfugiés palestiniens dans des camps… L’Israël des réfugiés juifs du monde arabe, la majorité des Israéliens, ne doit rien aux Palestiniens. C’est l’inverse qui est vrai… Cf. Shmuel Trigano (éd) La fin du judaïsme en terres d’islam, Denoël 2009.

[3] Selon la dénomination élective (Nb, 24,23) de cette opération (am ke lavi, : « un peuple comme un lion »)
[4] Dont on sait aujourd’hui qu’il fut entièrement programmé et soutenu, payé même, par l’Iran. On ne pouvait pas mieux s’attaquer au « fortin » israélien.
[5] L’idéal … Odile Jacob, 1999, Les frontières… Livre de poche, Biblio Essais 2005
[6] C’est ce qui donna le ton à la « morale » du wokisme (dans ce cas au profit des Palestiniens)
[7] Nous avons là la matrice idéologique de la criminalisation internationale d’Israël aujourd’hui.
[8] Cf. la revue Controverses, controverses.fr, http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaire4.htm
[9] Cf. Shmuel Trigano, Le chemin de Jérusalem, une théologie politique, Les Provinciales, 2024

© Shmuel Trigano, Professeur émérite des Universités

Un texte simple et fantastique qui replace l actuel combat du peuple juif dans son contexte réel .
Limpide et remarquable.
En effet la compassion pour le juif pogromisé du 7 octobre s’est vite muée en condamnation dès qu’Israël a répliqué par des opérations au delà de son territoire. Le juif sous l’habit de Tsahal portant la guerre à 3000km de ses frontières brise l’image de victime à laquelle les nations l’ont assigné. Le monde devra s’y résoudre comme il accepte sans mot dire (et même y contribue) que l’Ukraine s’en aille bombarder des objectifs à l’intérieur de la Russie. L’antisémitisme débridé qui agite le monde n’est que l’expression de la soumission à l’islam des milieux intellectuels et autres élites qui croient ainsi expier les prétendus péchés de l’Occident. C’est ce qui est le plus étonnant mais aussi le plus inquiétant dans cette perte de repères.