Delphine Durand et Francine Szapiro évoquent « le meneur d’ombres »

Serge Kantorowicz le meneur d’ombres est la première monographie consacrée à cet artiste, prodige du geste pictural et expressionniste. La galerie Saphir, emblématique et audacieuse depuis 46 ans, lui rend hommage le 12 juin dans le cadre du festival des cultures juives. L’oeuvre est aussi le fruit d’un travail au long cours entre une historienne de l’art Delphine Durand et une galeriste exceptionnelle Francine Szapiro qui ont dédié leurs vies à l’art et qui nous offrent une vision en profondeur de l’oeuvre et du parcours d’un peintre singulier. En écho à la tragédie de notre temps, un sentier obscur apparaît, seuil de la transcendance, porte d’ombre où nous dépassons la fatalité de l’histoire pour atteindre la force de résilience, l’éblouissante fulguration du Tikkoun Olam
Francine Szapiro : Pouvez vous retracer les grandes lignes de la vie de Serge Kantorowicz ?
Delphine Durand : La vie de Serge Kantorowicz commence par une béance.
Ses parents sont assassinés à Auschwitz en 1944. La brisure est irréparable pour celui qui sera un enfant caché, un orphelin arraché à l’horizon noir de la Shoah. Sa peinture est une tentative de résister face à l’horreur. C’est un oublié de l’abîme qui se reconstruit grâce au courage de sa grand-mère Glyta Berger qui lui donne le goût des contes yiddish . Il y a la découverte de la littérature qui est un univers sans limites. Frappé de mutisme, il est comme les enfants des romans d’Aaron Appelfeld poursuivis par les démons de la déportation. C’est par la lecture qu’il se détourne de l’angoisse. Il dévore Victor Hugo, Proust, Balzac, Kafka. L’art vient plus tard, à l’âge de douze ans,comme un objet de désir et de transgression.
FS : Comment retracer son parcours artistique?
DD : En 1967, il entre comme graveur dans l’imprimerie de la galerie Maeght. C’est un moment qui se présente comme une conjonction importante de l’art et des rencontres. Il grave pour Riopelle, Za-wou-ki, Joan Mitchell, Henri Michaux, Calder Autant d’univers qui ne cèdent pas sur leur singularité. Ils lui révèlent une puissante expérience sensible. Ces peintres de l’après-guerre se sont définis par la radicalité de leur énergie. Serge est influencé par son cousin Sam Szafran avec qui il partage un atelier. Mais il se dégage de cette emprise autant familiale qu’artistique pour entrer dans une vraie dimension créatrice de la peinture. Il devient lui-même. Dès 1973 il libère une potentialité de visionnaire. Il est dans le prolongement de l’Expressionnisme et rejoint Richard Gerstl, Egon Schiele, Oskar Kokoshka, Ludwig Meidner, Munch, Max Beckmann, la flamme farouche de Soutine. Il admire les Viennois et leur sensualité hypnotique. Il lit Poe, Baudelaire, se grise de Félicien Rops ; Sa peinture devient un labyrinthe baroque de bordels et de théâtres hallucinés. Les poupées de Pourim y dansent la gigue avec les mannequins de Witkiewicz et de Tadeusz Kantor. C’est l’Expressionnisme qui domine sa peinture. Pourquoi l’Expressionnisme ? Parce que c’est la forme incandescente du drame humain, c’est aussi la volonté de refuser tous les palliatifs, tous les mensonges qui masquent la vérité du tragique. C’est aussi la résistance portée à son plus haut degré d’inspiration brûlante, c’est une explosion picturale ; Serge Kantorowicz est un sismographe incandescent. Comment ne pas évoquer sa dernière série de K comme Kubin ? La douleur du passé s’y énonce sur le mode du tableau Janus qui se retourne une dernière fois vers le génocide. Ses tableaux fonctionnent en creuset alchimique.
FS : Quels ont été les rencontres et les événements les plus marquants pour l’artiste qu’il est devenu?
DD : L’art devient chambre d’échos, s’y répercutent le moi des autres, les affres de la mémoire collective. On reconnaît dans sa constellation mentale Tadeusz Kantor (1915-1990) portant « témoignage de notre destin,/de nos espoirs,/de nos enthousiasmes/ sur les ruines,/de notre enfer et de notre ciel » (Kantor). Kantor dont le père est mort à Auschwitz pour fait de résistance. Kantor qui fut témoin de la déportation des juifs polonais, de la persécution des artistes. Carlos Semprun Maura (1925-2005) frère de Jorge Semprun qui connaît lui aussi l’art de faire revivre les morts et de faire retour pour les victimes. Pierre Daix ( 1922-2014) déporté à Mauthausen en 1944 et critique d’art. L’amitié semble surgir d’une circonstance particulière, d’une destinée. La déportation politique, juive et résistante n’a jamais cessé de hanter leurs vies. Il faut citer Jorge Amat dont la caméra cathartique se confond avec la toile dans de nombreux films. Serge se trouve riche d’une constellation et d’une symbiose de combinaisons multiples. En s’entourant d’écrivains et d’artistes, Saul Levitt, Corneille, Antonio Segui, Samuel Fuller, Jérôme Charyn il multiplie lesforces plastiques et littéraires en un cortège magique. Il y a surtout Hubert Haddad,dont le surnom le « capitaine » évoque Coleridge et Hugo, poète profondément tragique en qui il voit son alter. Ils ont des admirations communes : Poe, Nerval, Kafka et tous les arpenteurs de la nuit.
L’ensemble de l’œuvre est indissociable de la littérature : « pour moi l’instinct du livre et l’instinct de peindre font partie du même processus » dira le peintre. Il est impossible de connaître le peintre si on ne l’a pas vu dans son intense création visionnaire, puisant à toutes les littératures. Serge Kantorowicz rêve de posséder le talent double dans la tradition de William Blake, d’Alfred Kubin et d’Hubert Haddad. L’hybridité de démiurge de Hugo le hante ou bien l’imaginaire ambidextre d’un Aubrey Beardsley ou d’un Kokoshka. Dans ses tableaux il rend hommage à Proust, Pessoa, Balzac, Kafka, Kubin, Kantor..
FS : comment définiriez vous l’ homme juif qu’il était ?
DD : Un Mensch un personnage digne de Bashevis Singer. Ou pour citer Paul Celan : « Mensch ! En und ilde…/des hommes et des juifs,/Ce peuple de la nuée, magnétique,/demeure nous aurons, demeure quelque chose,/un souffle humide ». Mot de passe pour survivre, shibboleth, le rire de Serge, son humour du yiddisland.
Il y plusieurs séries de tableaux qui disent son mysticisme et son attachement à la culture juive. On peut évoquer la fameuse chambre forte des kabbalistes. L’âme rayonne dans la nuit qui la voile, au cœur de ce que le maître du hassidisme du XVIIIe Rabbi Na’ham de Bratslav appelle « la chambre forte du don immérité ». Ce don de l’infini enfoui en chacun de nous. A ceux qui ont échappé à l’extermination, il ne reste que l’indicible douleur. Une attitude quasi religieuse préside à cette période picturale des « synagogues» qui se confond avec un acte de piété filiale. Réitérant un geste judaïque millénaire, il inscrit son œuvre sous le signe d’une dévotion qui poursuit l’effort inlassable de questionnement du rapport à Dieu.





Son œuvre est celle d’un voyant de l’inconnaissable. Elle cristallise toutes les grandes étapes de l’art du XX e et dramatise et rejoue la difficulté de la représentation et sa libération entre abstraction et figuration sur le mode mélancolique de la perte augurant toujours un retour. La leçon des ténèbres d’un Miklos Bokor ou d’un Zoran Music fait toujours rretour chez ceux dont la destinée est de s’affronter à l’histoire.
« Créer c’est se mesurer au chaos de l’histoire. L’art est une résistance symbolique à la mort », disait le peintre Barnett Newman.
© Delphine Durand et Francine Szapiro
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Pour rappel: un Hommage sera rendu à Serge Kantorowicz le jeudi 12 juin, de 18h à 21h, à la Galerie Saphir: exposition d’œuvres du peintre, signature de l’ouvrage qui lui est dédié et présentation de l’artiste par Delphine Durand à la Galerie Saphir. Lire ci-dessous :
— Sarah Cattan (@SarahCattan) May 19, 2025

Un style très spécial. Des images fascinantes, d’une grande force.
Magnifique rétrospective de ce peintre
Malheureusement, méconnu et oublié
Heureusement vous êtes là