
Par définition, « l’actualité » n’est rien d’autre qu’une suite incessante d’infos dites de « première main » au point que l’information tue l’information. Cette idée de vitesse, ce sentiment de fascination pour la culture de l’instant indispose l’historien que je suis, préférant le temps de la réflexion et du recul. Comme tous les êtres civilisés, j’ai laissé exploser ma joie quand les otages israéliens sont enfin rentrés chez eux. Hélas ! les femmes n’ont pas survécu à la barbarie du Hamas ; quant aux rescapés de cette géhenne, félicitons-nous que le terrible avertissement de Dante n’a pas eu raison de leur cerveau. Ils ont gardé espoir. Ils ont été plus forts que la Bête immonde. Désormais leur corps est libre de toute attache, le regard apaisé tant il se laisse aller d’un proche à un ami. Mais que dire de leurs nuits ? Comment vaincre leurs cauchemars ? Inconsciemment, insidieusement, des chaînes invisibles n’attendent que le silence nocturne pour crisser insupportablement.
N’attendez pas de moi de faire de « l’Histoire en temps réel »
Je laisse aux éditorialistes le soins d’ergoter, de supputer, d’imaginer, de scénariser, d’analyser. L’historien a besoin de recul là où le journaliste a besoin d’immédiateté. Alors, le plan de Paix de Trump, sa « non-nobélisation » ou encore les états d’âme d’un Netanyahou ou des fous de Dieu avec qui ils s’acoquine, tout cela ne m’intéresse pas. Je laisse volontiers cette pitance « informationnelle » aux « experts » et à ces auteurs — nous en connaissons tous — qui ont une sérieuse tendance à croire que ce qu’ils écrivent est « forcément » parole d’Évangile…ou paroles de Talmud — tolérant dans l’âme, je laisse les lecteurs choisir entre ces deux textes sacrés. Quant aux circonvolutions géopolitiques, aux déclarations irresponsables des ultra-nationalistes pour qui la libération des otages comptait moins que l’établissement du « Grand Israël » je les survole avec mépris et dégoût. Seule la santé mentale des ex-otages me préoccupe. Que vont-ils devenir quand les caméras les auront oubliés ? Et la société israélienne, comment guérira-t-elle d’un traumatisme qui ne cesse de la traverser depuis deux ans ?
Des cauchemars quasiment incurables
Tout récemment j’ai relu des témoignages d’ex-otages français qui furent détenus en Afrique et au Liban. Tous sans exception, appréhendent les nuits quand, même après des années, les scènes cauchemardesques ressurgissent comme si elles étaient à jamais tatouées dans le cerveau. Mais surtout, tous s’accordent pour dire qu’une fois les caméras débranchées, une fois l’empathie des populations évaporée, il ne reste que le cercle familial pour apaiser les angoisses. Je suis un enfant adopté ; mon père avait quarante-cinq ans quand j’entrai dans sa vie. Rescapé de Buchenwald où il fut interné pour acte de Résistance — il appartenait au réseau de Marie-Madeleine Fourcade —, je me souviens de certaines nuits où il se réveillait en sueur parce qu’il venait de revivre une scène concentrationnaire. Il y a fort à parier hélas que les ex-otages vivent de telles résurgences parce que les souffrances morales sont quasiment incurables.
En marge du massacre du 7-Octobre, un massacre oublié
Le traumatisme causé par l’horrible massacre du 7 octobre 2023 a été à l’origine d’une cinquantaine de suicides, généralement des jeunes qui avaient participé à la rave Super-Nova. Cinquante morts. Cinquante vies volontairement interrompues. Cinquante avenirs volontairement biffés. Jusqu’à plus amples informés, je n’ai entendu aucune autorité israélienne parler de ce massacre « collatéral ». Seule une presse indépendante (Haaretz) a évoqué cette épidémie de suicides consciencieusement passée sous les radars officiels. Un suicidé ça fait toujours désordre, Dieu n’aime pas trop qu’on fasse le travail à sa place. Comme quoi le massacre du 7 octobre n’a pas fini de fissurer les consciences.
Une jeunesse israélienne qui s’interroge
Quant à la société israélienne, elle est tel un pauvre funambule sous les pieds duquel le vide ressemble à une bouche béante prête à l’aspirer. Croire un seul instant que le retour des otages réglera tous les problèmes dans ce pays c’est croire à la Pierre Philosophale. Pour l’heure, en Israël, c’est l’empathie, la solidarité à tous les étages ; bref l’image d’une population comme en apesanteur sentimental. Cependant, il faudra bien revenir sur terre, demander des comptes, laisser faire une commission d’enquête sans laquelle personne une pourra faire le deuil. Israël est un État démocratique qui n’a aucune leçon à recevoir et en lequel j’ai toute confiance, ce qui signifie que je serais le premier à le condamner si, d’aventure aucune commission d’enquête ne devait voir le jour. Le temps des batailles politiques viendra toujours assez tôt et tout porte à croire qu’on va vers des élections qui risquent de modifier considérablement la donne actuelle, peut-être même de voir poindre une autre coalition, plus en adéquation avec la démocratie. Je ne me suis jamais caché de ce secret espoir.
Une classe politique israélienne au plus bas
La société israélienne est terriblement fissurée. La nation telle que Ben Gourion l’avait imaginée est en train de perdre ses repères n’en déplaise à certains publicistes israéliens marqués à l’extrême-droite qui osent récupérer la pensée du père fondateur d’Israël, un homme d’État qu’ils haïssaient à une certaine époque, à l’image des populistes de droite qui n’ont que De Gaulle à la bouche, un général qu’ils haïssaient à une certaine époque. La libération des ex-otages n’implique pas le règlement de la crise de confiance qui grève les Israéliens. La jeunesse commence à regarder la diaspora comme des « juifs de l’étranger ». Car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la diaspora est plus portée à soutenir Netanyahou que la majorité des Israéliens, sans doute parce que la Diaspora a toujours eu la fâcheuse habitude de considérer Israël comme un « État-synagogue » pas comme un État-nation. Ben Gourion avait le même sentiment à l’égard de la Diaspora… n’en déplaise aux messianistes.
On l’aura compris, l’heure des réjouissances finira bien par laisser la place à l’heure des comptes.
© Michel Dray

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