
« Ce qui se passe à Gaza est une atteinte à l’histoire d’Israël et à l’histoire des Juifs ».
La phrase semble lancer un avertissement moral, mais elle installe en réalité un piège : elle soumet un peuple à une épreuve impossible, celle de la pureté. On n’y critique plus des actes, on mesure la légitimité d’exister à l’aune d’une perfection supposée. Les Juifs ne seraient autorisés à être « comme tout le monde » qu’à condition d’être davantage que tout le monde : exemplaires sans reste, irréprochables jusqu’à l’abstraction, saints parmi les hommes. Or l’injonction à la sainteté n’est pas une exigence éthique : c’est une sortie du monde commun. C’est dire : « si vous manquez à l’idéal, vous manquez au droit d’être ». La faute n’est plus ce que l’on fait, mais ce que l’on est.
Dans cette logique, tout geste peut devenir faute. Qu’ils se défendent et l’on dira qu’ils dérogent à l’exemplarité qui leur serait due ; qu’ils se retiennent et l’on dénoncera leur faiblesse ou leur duplicité. Le mécanisme est une double contrainte, une morale qui n’ouvre aucune issue : on les somme d’assumer pour toujours la mémoire du mal subi tout en leur refusant le droit ordinaire de se tromper, ou même de répondre à la violence par la violence. C’est une manière subtile de les exiler de l’humanité partagée, où l’on hésite, où l’on échoue parfois, où l’on compose avec le tragique.
À cette première torsion s’en ajoute une autre, plus froide : le glissement de l’État au peuple. La phrase fond Israël, son gouvernement, et « les Juifs » dans un même bloc, comme si la décision d’un exécutif engageait le destin moral d’une communauté tout entière, où qu’elle vive et quoi qu’elle pense. Ce tour de passe-passe installe un double standard. On demandera aux Juifs ce qu’on n’exige de personne : répondre de tout, pour tous, tout le temps. La critique devient alors déséquilibre de normes : on ne reproche plus des politiques à des responsables, on reconduit une culpabilité à l’adresse d’un nom collectif.
Enfin, la formule travaille une inversion : elle pose qu’un épisode présent « porte atteinte à l’histoire des Juifs » comme si le présent pouvait salir rétrospectivement la mémoire d’un peuple, et comme si l’horreur de leur histoire moderne n’avait de vérité qu’à condition d’être rachetée par une pureté sans faille. C’est une manière de renverser le miroir de la Shoah, non pour la penser, mais pour en confisquer la portée : on convertit la mémoire des victimes en hypothèque morale perpétuelle, on les érige en gardiens d’un martyre qui ne leur appartiendrait plus que comme dette. À la déshumanisation d’hier — qui déniait aux Juifs la qualité d’hommes — répond une déshumanisation d’aujourd’hui, plus policée, qui leur impose d’être des surhommes moraux. Dans les deux cas, on les soustrait au commun des mortels.
On peut, on doit même, critiquer des décideurs et un gouvernement — mais cette critique n’a de sens qu’à la condition de rester tenue par la mesure : des faits, des responsabilités, des preuves. Elle doit se garder de l’emphase qui tourne à la fixation, de cette passion unique qui fait oublier que le monde brûle en plusieurs endroits à la fois, souvent bien plus tragiquement. Une condamnation juste ne se nourrit pas d’obsession ; elle se règle sur une exigence égale pour tous, sans hiérarchie de commodes indignations. Exercer son jugement, ce n’est pas choisir un seul théâtre pour y épuiser toute sa colère ; c’est conserver une proportion entre les maux, une attention qui ne se laisse pas capturer.
Faute de quoi la critique bascule en manie, l’éthique se tord en parti-pris, et l’on troque la justice contre une volonté de vengeance symbolique. La mesure n’absout rien — elle empêche seulement que la haine prenne le relais de la raison.
© Jean Mizrahi

Entièrement d’accord avec vous. Je ne peux plus supporter cette phrase « je suis pour le droit à l’existence d’Israël, mais…. »Remplacez le mot Israël par la France, l’Allemagne, les Etats-Unis, le Nigeria ou n’importe quel autre pays au monde, y compris les pires dictatures – Iran, Corée du Nord, Chine, Pakistan, Afghanistan – et vous verrez des visages ahuris autour de vous. Aucun autre pays/peuple au monde n’est sommé à justifier son existence, seulement Israël. Et comme s’est très justement démontré dans l’article, Israël doit être exemplaire, sans le pêché originel en quelque sorte pour avoir le droit d’exister. Si on exigeait cela des tous les autres pays, il ne restera pas grand monde à l’ONU…
« Ce qui se passe à Gaza est une atteinte à l’histoire d’Israël et à l’histoire des Juifs ».
Bayrou s’est pris bien à tort pour un prophète !