
Delphine Horvilleur dans Tenou’a https://tenoua.org/2025/08/10/le-reel-la-mo
« Tandis que la haine et l’invective débordent sur les réseaux sociaux, Delphine Horvilleur répond à ceux qui parlent de « réel » pour mieux noyer la morale et qui, au nom de la guerre ou de la loyauté au groupe, refusent l’autocritique et le débat ».

« Dans cette période douloureuse et désespérante que nous vivons, il arrive heureusement que nous puissions rire, en découvrant un point de vue ou en visionnant une émission inattendue : c’est ce qui m’est arrivé cette semaine en tombant par hasard, sur une chaîne inconnue, sur une interview qui m’était largement consacrée. Était interrogé là un philosophe qui tentait d’analyser mon cas psychologique, à savoir décrypter ce qui avait bien pu pousser une Juive, rabbin qui plus est, à oser critiquer ouvertement la politique du gouvernement israélien actuel, à qualifier d’immoraux les propos de certains de ses ministres, et à dénoncer le manque de vision politique de ses leaders ; et donc, selon lui, à choisir « la morale plutôt que le réel ». La journaliste l’interrogeait en disant : « Vous vous êtes demandé pourquoi Delphine Horvilleur avait fait cette tribune ? » « Oui, répond l’interviewé, j’ai même eu un soupçon à un moment : j’ai cru qu’elle était en service commandé par Macron ». Et la journaliste d’ajouter : « Vous n’avez pas été le seul à partager cette idée… »
J’avoue, j’ai ri… J’ai ri, en pensant au pouvoir immense dont disposerait le Président de la République, capable de commanditer à la fois ma parole et celle de tant de Juifs français, américains ou israéliens qui, ces dernières semaines, avaient exprimé la même critique et dénoncé les mêmes propos intolérables de certains ministres du gouvernement Nétanyahou. J’ai donc découvert qu’on était nombreux à travailler pour le pouvoir, sans le savoir.
Et je me suis dit que cette accusation n’est pas très originale. Dans l’histoire juive, elle fut souvent utilisée, par exemple par les zélotes de Jérusalem qui accusaient déjà des Juifs, il y a 2000 ans, et parmi eux le célèbre Yohanan Ben Zakkaï, de travailler pour le pouvoir en place, au service de l’ennemi. C’est d’ailleurs ce qu’a confirmé la journaliste dans l’interview, à sa manière, en disant que j’étais devenue « un gros poisson juif pris les filets de nos ennemis », c’est-à-dire dorénavant au service de leur propagande.

Et là encore, j’ai ri (peut‐être un peu comme une baleine ?) face à cet énoncé si traditionnel qui consiste à accuser un Juif de trahir le groupe dès qu’il prononce une parole critique et invite à un débat interne (débat qui est d’ailleurs une grande et précieuse tradition juive…). Je me suis donc demandée dans quel aquarium vivaient ces poissons‐clowns. Sa paroi devait être suffisamment opaque pour les empêcher de voir qui nage à leurs côtés… Certes, les eaux qui nous entourent contiennent d’ignobles poissons, prédateurs de juifs, et ennemis d’Israël, des antisémites qu’il nous faut combattre, tous ensemble, et qui instrumentaliseront autant nos paroles que nos silences. Mais faut‐il, pour les combattre, accepter de barboter tranquillement avec d’autres prédateurs marins ? tolérer des propos et une politique qui dévorent tout ce qui nous est cher ? et noie ce qui fait la force et la grandeur de notre histoire ? J’ai choisi depuis longtemps de me tenir aux côtés de ceux qui, en Israël, nagent à contre‐courant de l’ultra-nationalisme messianiste, ceux qui refusent qu’on transforme en sushis les principes fondateurs de l’État d’Israël.
L’interviewé développe alors une accusation qui m’a souvent été portée ces dernières semaines : il me reproche de choisir la morale plutôt que le réel et suggère ainsi que, par nature, l’un et l’autre se feraient face. À l’entendre, une « élite » de diaspora serait du côté d’une éthique de manchots, tandis que le « bon sens » populaire serait du côté de ceux qui ont des mains pour se défendre, et donc qui sont prêts à se les salir.
Cet argument, je l’avoue, me laisse un peu sans voix. Que répondre en effet à des Juifs de diaspora qui donnent des leçons de sionisme à une Franco‐Israélienne ayant passé une bonne partie de sa vie au Proche‐Orient, et qui en connaît la réalité – à savoir le légitime recours à la violence qu’exige toute politique pour se défendre ? Pourquoi serait‐elle, elle, moins connectée au « réel » quand elle fait aussi place à la « morale » ? Je m’interroge : considèrent-ils que tous ceux qui, aujourd’hui en Israël, mettent en garde contre la dérive morale du gouvernement – à commencer par tant de hauts gradés de l’armée, de dirigeants des services de sécurité, de penseurs, de journalistes, d’observateurs politiques, de dirigeants d’universités… – seraient eux aussi déconnectés du réel, des diasporistes élitistes, adeptes des mains propres, antisionistes à leurs heures ?
Je me demande aussi comment ces partisans du « réel contre la morale » ont pu passer à côté de toute une littérature sioniste depuis un siècle, et de tant de débats menés par les pères fondateurs d’Israël, qui appelaient précisément à faire dialoguer le réel et la morale, à concilier le recours à la force et le souci éthique. Je pense à Gershom Scholem, Martin Buber, Ahad Haam et tant d’autres. Ne les ont‐ils jamais lus ? N’ont‐ils pas connaissance de cette littérature pour opposer de façon aussi caricaturale ces deux notions ? N’ont‐ils pas lu, non plus, toutes les prises de paroles de penseurs juifs contemporains, de rabbins, issus de toutes les dénominations, des libéraux, des traditionnalistes, des orthodoxes et des ultra‐religieux qui appellent aujourd’hui les dirigeants d’Israël à être fidèles à ce souci éthique si cher à notre tradition et au projet sioniste ?
Apparemment non, puisque l’interviewé finit par qualifier ce souci moral de « philosophie christique », c’est-à-dire non juive, je suppose. Et la journaliste d’acquiescer à cette idée que l’amour du prochain serait donc un truc un peu « goy ».
Ce principe, qui est le cœur du livre du Lévitique, serait donc de la morale chrétienne ? N’ont-ils pas lu Rabbi Akiva, ou la philosophie juive du Moussar, ni même le chapitre 18 de la Genèse, celui où Abraham en appelle à la morale pour que Sodome ne soit pas détruite si y résident simplement dix innocents ? Je me demande ce qui a pu leur échapper dans cet héritage littéraire.
Au cœur de cet été si plein de douleur, de deuil et de tourments pour tant d’entre nous, je choisis de revenir aux livres que les rabbins et les sages nous invitent à méditer en cette saison. Il se trouve qu’au cœur du mois de Av, ils nous invitent à lire le prophète Jérémie, celui‐là même qui parle aux siens et que personne ne veut entendre, cet homme qui dit : « Si vous vous abstenez d’opprimer l’étranger (…), de répandre du sang innocent(…), alors, dit l’Éternel, Je vous laisserai résider ici dans le pays que J’ai promis à vos ancêtres » (Jérémie 7).
Le prophète Jérémie était sûrement en service commandé… il avait sans doute, lui aussi, choisi de nier le réel au nom de la morale. Peut‐être n’était-il pas assez sioniste, pas un bon Juif… ? Et si tel est le cas, pourquoi donc les rabbins nous demandent‐ils de le lire et de méditer son message ? Voilà une question qui me laisse, moi le gros poisson, muette comme une carpe ».
La réponse de Charles Rojzman

« Chère Delphine, J’ai lu votre texte avec l’attention qu’on doit aux prophètes — et avec le petit sourire qu’on réserve aux prophètes qui savent manier les effets de manche. Vous m’y faites dire que vous seriez ‘en service commandé par Macron’.
Or, rendons à César (ou à Jupiter) ce qui lui appartient : j’ai simplement confié qu’une pensée fugitive m’avait traversé l’esprit… avant de préciser qu’elle relevait sûrement de la paranoïa. Mais il est vrai que, dans le grand livre des malentendus, ce genre de nuance s’écrit souvent à l’encre sympathique. Vous me prêtez ensuite un rôle dans ce vieux scénario où celui qui parle du ‘réel’ serait forcément un agent du cynisme, et celle qui parle de ‘morale’ la gardienne du Temple.
Pour ma part, j’oserais dire que, depuis un certain temps, la morale sert trop souvent de rideau de fumée au refus de regarder la réalité en face. Et qu’inversement, le réel sert parfois de prétexte à enterrer toute exigence morale.
Le problème, c’est quand on en fait un théâtre où l’on distribue les bons et les mauvais rôles d’avance. Quant à cette histoire de poissons — clowns, carpes, baleines — elle me plaît assez. Elle me rappelle que, dans nos mers agitées, certains préfèrent nager en bancs serrés, persuadés que c’est la meilleure défense, tandis que d’autres choisissent de nager seuls, quitte à croiser des requins.
J’appartiens à cette seconde catégorie, pas par goût du danger, mais par refus de me laisser happer par les courants dominants — qu’ils viennent du nationalisme ou de la bonne conscience progressiste.
Vous voyez, nous nageons simplement dans deux océans différents. Et si un jour nous nous croisons au milieu des vagues, je vous promets de ne pas vous confondre avec un poisson d’État-Major.
Avec mes salutations marines et, rassurez-vous, parfaitement libres ».
Droit de réponse à Delphine Horvilleur
Huit mises au point
1) « Service commandé par Macron » : ce que j’ai dit… et ce que vous me faites dire:
Vous m’attribuez l’affirmation que vous seriez « en service commandé ». Ce n’est pas exact. J’ai dit qu’une pensée fugitive m’avait traversé l’esprit, avant d’ajouter aussitôt que c’était très probablement de la paranoïa. Autrement dit : un scrupule formulé et immédiatement récusé. Transformer ce doute aussitôt disqualifié en accusation ferme, c’est confondre un clignement d’œil avec un clin d’État.
2) « Morale contre réel » :
Je ne prône pas le cynisme, je dénonce le moralisme performatif. Vous me peignez en apôtre du « réel » contre la « morale ». Non : je distingue l’éthique exigeante, qui oblige, du moralisme spectaculaire, qui s’exhibe. L’éthique se mesure aux effets concrets des positions tenues en temps de guerre ; le moralisme, lui, se satisfait d’une posture. Dire cela, ce n’est pas « préférer les mains sales », c’est rappeler qu’en politique, les mains propres n’existent pas, et que la vraie question est : au service de quoi se salissent-elles ?
3) « Je suis israélienne, j’ai donc le réel » :
L’argument d’autorité ne remplace pas l’argument tout court. Vous invoquez à juste titre votre expérience israélienne. Elle compte. Elle ne clôt pas le débat. D’autres Israéliens – militaires, analystes, penseurs – tirent des conclusions divergentes à partir d’une même expérience du terrain. Le réel n’est pas un blason : c’est un faisceau de contraintes contradictoires. On ne gagne pas une discussion avec un passeport, mais avec des arguments.
4) « Beaucoup de Juifs partagent ma critique » :
La sociologie n’est pas une démonstration. Que de nombreux Juifs, en diaspora ou en Israël, formulent des critiques proches des vôtres est un fait. Cela ne fait pas une preuve. L’argumentum ad numerum n’a jamais tranché une guerre ni empêché une erreur. Ce qui importe : la précision des griefs, la justesse des mots, la conscience de leurs effets dans l’espace public.
5) « Trahison du groupe » et métaphores aquatiques :
Ce que je dis, ce que vous entendez. Vous ironisez sur les « poissons-clowns » accusés de trahir dès qu’ils critiquent. Je ne vous ai pas reproché de critiquer ; je vous ai reproché de sous-estimer l’usage que nos ennemis font de certaines formules. Entre « se taire » et « nourrir la propagande adverse », il existe une voie étroite : parler avec précision, sans offrir soi-même les éléments de langagequi seront retournés contre Israël. Ce n’est pas un muselage ; c’est une hygiène de guerre.
6) « Philosophie christique » : malentendu utile à dissiper.
Vous me prêtez l’idée que « l’amour du prochain » serait « goy ». Non. Lorsque je critique une moralité christique, je vise un imaginaire sacrificiel bien européen – l’esthétisation de la victime, l’injonction au renoncement unilatéral – qui n’est pas la halakha, ni le Lévitique 19,18, ni Rabbi Akiva. La tradition juive articule justice et responsabilité, pas l’auto-flagellation. Ma critique ne vise pas la Torah, mais une grammaire morale contemporaine qui sanctifie la faiblesse et délégitime la défense.
7) Prophètes et politique : Jérémie, oui—mais avec la lucidité de Jérémie
Vous convoquez Jérémie. Très bien. Les prophètes ne sont pas des directeurs de conscience médiatiques ; ils sont des réalistes tragiques : ils rappellent l’exigence morale tout en nommant le danger et les conséquences. La parole prophétique n’absout pas de penser les moyens. Elle interdit au contraire de prendre la posture morale pour une politique. « Ne répands pas le sang innocent » oblige – mais empêcher qu’on répande le nôtre oblige aussi.
« Ultra-nationalisme messianiste » : distinguer dérives, gouvernement, et pays en guerre. Que certaines prises de parole ministérielles soient immorales, je l’ai dit et je le redis. Mais amalgamer ces dérives avec la nécessité stratégique d’une guerre imposée, c’est confondre l’écume et le courant. On peut sanctionner les outrances et soutenir la défense ; on peut réformer et se battre. L’ambivalence n’est pas une lâcheté : c’est la condition adulte d’une démocratie en état de siège.
Pour conclure : trois règles simples pour une critique responsable en temps de guerre:
1. Précision : pas de sous-entendus qui se retournent en slogans ennemis.
2. Proportion : ne pas magnifier les fautes réelles au point d’affaiblir la légitime défense.
3. Prudence : mesurer la portée de ses mots en tenant compte de l’usage qui en sera fait contre nous.
Chère Delphine, vous avez le talent des images et la constance d’une conscience. Je vous demande seulement ceci : que l’éloquence ne tienne pas lieu de stratégie, ni la vertu proclamée lieu de politique. La morale n’est pas contre le réel ; elle échoue seulement quand elle l’ignore. Ici, l’ironie ne suffit pas : il faut des mots rigoureux, parce que d’eux dépend, pour partie, notre sécurité autant que notre honneur.
© Charles Rojzman
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— Sarah Cattan (@SarahCattan) August 13, 2025

Charles Rojsman est un merveilleux analyste des turpitudes de notre epoque et son exigence de verité nous eclaire bien souvent .
Mme Horvilleur , est une balayeuse de courant d air aussi inconsistante que son president bien aimé : du vent et du rien .
le seule chose qui motive delphine Horvilleur que je connais bien est l’attrait de la lumière sur elle. C’est ce qui la guide malaheureusement: comment rester dans la lumière à tout prix