Michèle Tribalat a lu « The Culture Cult. Designer Tribalism and Other Essays », de Roger Sandal

         Ce qui suit est une note de lecture sur un livre traitant d’un sujet sur lequel je n’ai aucune compétence particulière. 

   Je me contente donc d’expliquer du mieux que je peux ce qu’il contient. 

     Le lecteur doit garder à l’esprit que ce livre a été publié au début de ce siècle.

Roger Sandall (1933-2012) est un universitaire australien né en Nouvelle Zélande. Comme les titre et sous-titre l’indiquent, son livre rassemble plusieurs textes tournant autour de la question de l’engouement d’intellectuels occidentaux pour les cultures primitives qu’ils sacralisent et sur lesquelles ils projettent leurs fantasmes. Ce primitivisme romantique n’est pas né dans les peuples tribaux mais en Occident, chez des citadins gâtés, avec le danger que ces peuples n’en viennent à suivre leurs admirateurs.

Jusque dans les années 1970, les gouvernements américain, canadien, australien et néozélandais avaient cherché à réduire le fossé qui séparaient les Aborigènes de leurs concitoyens en matière de santé, de logement et d’éducation. L’idéalisation de la culture aborigène sans alphabet, sans écriture, et évidemment sans livres, qui suivit a eu des effets dévastateurs en matière d’alphabétisation. L’idéalisation du tribalisme a aussi réinventé un passé des Maoris sans cannibalisme.

L’affaire du pont d’Hindmarch [1] est exemplaire de l’instrumentalisation de cette dévotion envers la culture tribale. L’étude archéologique avait conclu que le site ne présentait rien de sacré. Cependant, le propriétaire d’un immense domaine que le projet de construction gênait a mobilisé des Aborigènes qui n’avaient pas connaissance d’endroits sacrés sur le site mais qui en trouvèrent un : les eaux de l’estuaire auraient été associées à la fertilité féminine ! Un rapport dévoila la supercherie mais la construction fut retardée de deux ans. Dans la vie tribale, c’est la loyauté du groupe qui l’emporte sur la vérité des faits.

Abolition de la propriété privée, logements communautaires et licence sexuelle

En 1848, John Humphrey Noyes monta une communauté (Oneida) dans l’état de New York dont il fut le chef pendant 30 ans. La communauté réservait aux anciens un accès privilégié à un harem de femmes nubiles qui, en principe, pouvaient refuser toute proposition. Les règles communautaires copiaient celles des Aborigènes australiens polygames et gérontocrates. La communauté se brisa et Noyes dut s’enfuir au Canada pour échapper aux accusations de viol sur mineures.

En haut de la vague féministe des années 1960 et 1970 des accusations furent portées contre la famille monogame pour expliquer l’assujettissement des femmes. En témoigne, non sans excès, l’expérience communautaire de la ferme de Cold Mountain fondée par Joyce Garner dans le Vermont. Localisée dans un site inaccessible, sans électricité, sans coupe de bois pour le chauffage et avec des « fermiers » inexpérimentés, cette communauté se solda par une déroute. Joyce Gardner écrivit un livre où elle exposait son rêve d’une communauté de frères et sœurs incestueux.

Roger Sandall distingue deux écoles anthropologiques présentes très tôt

L’anthropologie franco-germanique avec Jean-Jacques Rousseau et Johann G. von Herder, précurseurs du primitivisme romantique. Elle émerge dans une intelligentsia littéraire nostalgique méprisant l’industrie, détestant le commerce et pensant que la civilisation corrompt l’humanité. Rousseau, tout en concédant qu’il était impossible de revenir à l’état de nature, a créé une illusion ambigüe qui en a inspiré plus d’un. En 1761, le moine bénédictin Dom Deschamps préconisait la prohibition des métaux et le retour au bois, mais aussi de brûler les livres, d’abolir l’écriture et de vivre en communauté dans un grand lit de paille !

Les scènes de la vie de Bohême d’Henri Murger (1851) mettait en avant ces artistes et écrivains qui s’inspirent des tziganes tout en disposant de tout le confort de l’époque. Ce romantisme poussait Flaubert à dire qu’il aurait préféré être un muletier d’Andalousie plutôt qu’un intellectuel français, sans qu’il ait vraiment conscience du fossé séparant sa vision fantasmée du muletier de la vie réelle de ce dernier.

L’anthropologie anglo-écossaise avec l’anglais William Roberston et l’écossais John Millar pour qui les vertus de la classe moyenne fondent l’ordre moral alors que la propriété collective freine l’initiative et l’industrialisation.

D’après Roger Sandall, Rousseau lança, avec Herder, la dispute entre l’Europe continentale pré-industrielle et l’Angleterre-Écosse qui connut une industrialisation précoce et où est apparue une anthropologie digne de ce nom, tenue par des professionnels partageant les idées sociales et politiques modérées de la classe moyenne.

Entrée de la Bohème à l’université et triomphe du littéraire sur le scientifique

Dans les années 1920, Franz Boas promut à Columbia une théorie de la diversité culturelle pour faire pièce aux théories raciales de l’époque mais qui, nimbée d’un amour romantique de l’autre, finit par dominer l’anthropologie. Romantisme qu’incarnèrent Ruth Benedict et Margaret Mead, introduites par Boas au département d’anthropologie, toutes deux en croisade contre le puritanisme américain. Le traitement littéraire des cultures tribales par les deux auteurs contribua au succès du primitivisme romantique, notamment celui de Coming of Age in Samoa publié en 1928 par Mead. Cette dernière utilisa les données de terrain, résultat d’une enquête expéditive, de manière illustrative en reléguant les réalités historiques en annexe, de surcroît en petits caractères. Ce type d’écrits acclimata le primitivisme romantique comme une forme acceptable de présentation ethnographique dans les cercles académiques. Si l’anthropologie est restée malgré tout productive, l’entrée en scène, dans les années 1960, d’une anthropologie postmoderne enfermée dans un jargon prétentieux a signé le triomphe de la vision littéraire romantique.

Primitivisme académique / Karl Polanyi et Isaiah Berlin

Karl Polanyi est né à Budapest en 1886. Blessé pendant la 1ère Guerre mondiale, il épousa l’infirmière hongroise qui le soigna à Vienne, une communiste acharnée. Réfugié à Londres en 1933, il eut du mal à gagner sa vie et en conçut une haine de la société capitaliste. En 1947, il devint professeur d’histoire économique à Columbia. En 1960, il pensait que l’Afrique de l’Ouest deviendrait un leader mondial grâce à son économie planifiée et à des dirigeants forts. Dans son livre Dahomey and Slave Trade, écrit en collaboration avec Abraham Rotstein, publié en 1966, deux ans après sa mort, il attribue l’absence de famine au dirigisme du roi et de ses ministres et ne trouve rien à redire aux 2000 épouses du roi. Il s’émerveille des prouesses du comptage avec des cailloux qu’il compare à IBM ! Karl Polanyi n’a jamais su apprécier les principes d’un gouvernement démocratique ni la nature de l’économie qui le nourrissait et lui permettait de travailler librement. Pour lui, les revendications morales de solidarité l’emportaient sur tout, y compris sur la simple humanité.

Isaiah Berlin, né de parents juifs à Riga en 1909, parlait russe et un peu l’allemand. Il fut transplanté en Angleterre à l’âge de 11 ans où il fut scolarisé dans une école publique. Il a plutôt bien réussi mais, d’après son biographe Michael Ignatieff, il avait honte de sa facilité à plaire dans laquelle il voyait une faiblesse typiquement juive. Il popularisa au plus haut niveau les trois dogmes du culte de la culture : 1) chaque culture est une création semi-sacrée ; 2) toutes ont la même valeur et ne doivent pas être comparées ; 3) l’assimilation est nocive, surtout celle des cultures primitives par une civilisation sécularisée indifférente aux choses spirituelles. Il écrivit d’ailleurs un livre sur Herder et en vint à préconiser des politiques générales « d’ethnicité éclairée ». Un de ses étudiants disait de lui qu’il « aimait s’aventurer dans le romantisme irrationnel le jour mais revenait toujours aux Lumières à la tombée de la nuit ». Après une aventure ratée dans l’espionnage en juin 1940, il resta à New York pendant la guerre où il travailla pour le ministère de l’information britannique. Si, dans son livre sur Marx, il démontait l’illusion selon laquelle la liberté de l’homme ne pouvait être obtenue qu’après en avoir fait un esclave, il avait conservé son admiration pour un nationalisme culturel quel qu’en soit le contenu. Les cultures authentiques étaient, d’après Isaiah Berlin, en paix avec elles-mêmes et avec le monde. Se positionnant sur un registre éthique, il déclarait inutile de comparer valeurs et idéaux, certains étant incompatibles. Pour Roger Sandall, les hauteurs de la philosophie dans laquelle il se mouvait avaient brouillé sa compréhension des réalités : « Pour observer la fraternité nouée dans le tissu de la vie tribale, il faut se placer au ras du sol. »

La société ouverte de Karl Popper

Karl Popper est né à Vienne en 1902. En 1937, il accepte un poste d’enseignant au département de psychologie et philosophie au Canterbury College à Christchurch en Nouvelle Zélande, poste qu’il occupera pendant la guerre. C’est là qu’il écrivit The Open Society and its ennemies, sans aucune allusion d’ailleurs à la culture maorie qui fournissait pourtant un bon exemple de société fermée. Son chef de département était l’anthropologue Ivan Sutherland, spécialiste des affaires maories. Au fil du séjour de Karl Popper, le conflit avec son chef s’envenima. Dans The Maori People Today, publié en 1940, Sutherland expliquait qu’avant l’arrivée des Européens, les Maoris vivaient dans un état d’harmonie primitive alors que ceux-ci ont eu un impact dévastateur sur l’environnement (espèces disparues, 50 % des forêts brûlées) et livraient des guerres tribales lors desquelles les prisonniers étaient cuits et mangés de manière routinière. Les intellectuels les défendant, dont Sutherland, en avaient fait des victimes à la peau brune opprimées par les Blancs. L’hostilité envers Popper se manifesta par une campagne de harcèlement au bout de laquelle Sutherland dut présenter ses excuses. Ce dernier se suicida en 1951.  Alors que la plupart des Maoris ont rejoint le monde moderne, des bien-pensants promeuvent un retour à la culture maorie telle qu’ils la fantasment. Le ministre du développement maori a même demandé que l’on s’assure que les traditions maories s’appliquent complètement et soient respectées pour éviter toute violence.

Certaines cultures ont été plus propices au développement, à l’inventivité et à l’épanouissement individuel que d’autres

David Landes considère l’Europe du Moyen Âge comme la société la plus inventive de l’histoire. Alors que l’imprimerie fut inventée en Chine au 9ème siècle, ce n’est qu’au 20ème qu’elle s’y modernisa par le recours aux caractère mobiles, cinq cents ans après l’Occident. En Chine, le savoir était le monopole de l’empereur. Or la liberté est nécessaire à l’innovation et la centralisation excessive du pouvoir ne lui est pas favorable. La rupture avec la forme communautaire de la société a été déterminante. En Angleterre, il fut possible de transférer la propriété familiale à des personnes en dehors de la famille. Une innovation très positive pour l’économie fut la comptabilité en partie double qui apparut à Londres dans une firme italienne en 1305.

Avec la Magna Carta en 1215, puis la sécurisation de la propriété privée en 1297, fut mis fin à la pratique de « celui qui commande prend tout », laquelle resta longtemps la règle en Russie par exemple où la sphère privée y était entièrement dépendante du pouvoir. Le servage y fut inscrit dans la loi en 1649 et une chancellerie des confiscations fut établie en 1729 ! Pendant des centaines d’années, le secteur privé a été semi-légal, tout juste toléré, dans l’ombre de l’état.  Le système soviétique a produit une méfiance universelle.

Pour Keith Richbourg, l’Afrique est gangrenée par la corruption. C’est le maintien d’hommes forts au pouvoir et la distribution d’argent qui maintiennent l’allégeance quand toute légitimité a disparu. Roger Sandall ajoute que la détention du pouvoir par une élite politico-militaire puissante, violente et indifférente à la classe productive est sans doute encore plus grave : « la production existe en dépit de l’État ».

Ernest Gellner, distingue trois types de société : 1) un monde tribal, celui des cousins et des rituels, mais sans politique tyrannique centralisée ; 2) un monde pseudo-tribal, comme celui des nazis et des communistes, dans lequel la centralisation détruit toutes les institutions et communautés subsidiaires quelle qu’en soit la nature ; 3) un monde largement démocratique qui s’est forgé en Europe et en Amérique. Il exclut à la fois le communautarisme et l’autoritarisme centralisé, rejette le militarisme et les camps de travail. Ce qu’on pourrait appeler une civilisation.

Le point de vue des anthropologues

D’après Roger Sandall, les gros calibres de la discipline, désenchantés, ont, à la fin du 20ème-début 21èmesiècle, abandonné la discipline en masse. Pour Adam Kuper, né en Afrique du Sud en 1941, de plus en plus d’anthropologues « ont reporté leur allégeance intellectuelle des sciences sociales aux sciences humaines où il est plus courant d’interpréter et même de déconstruire au lieu de conduire des analyses sociologiques et psychologiques »[2]. Il s’adresse aux Américains libéraux pour leur faire comprendre que le romantisme à l’allemande renaissant repose sur une théorie de la culture anachronique, chauvine et primitiviste en totale contradiction avec ce qu’exige toute science sociale digne de ce nom. Comme si l’anthropologie cherchait à s’autodétruire. Son relativisme, ajoute Roger Sandall, a triomphé dans l’ensemble des sciences humaines.  

Relégation des références à la civilisation : épanouissement des cultural studies

En Occident, le triomphe du primitivisme romantique est si complet que le terme civilisation se fait rare et, lorsqu’il est employé, c’est souvent avec ironie. « La vertu qui n’ose pas dire son nom ».

Avec le culte de la culture, c’est la notion de civilisation, assimilée à la haute culture, qui devient superflue. Pour Raymond H. Williams, cette haute culture était ressentie comme trop exclusive, prétentieuse, élitiste, blessant l’estime de soi de ceux qui s’en sentent exclus. D’où son extension infinie jusqu’à ce que rien ne soit laissé de côté. Dans son livre Marxism and Literature[3], il alla jusqu’à déclarer que la littérature devait disparaître afin de purger tous les restes de l’exclusivisme du privilège. D’après lui, après avoir fait table rase, émergeraient de nouveaux concepts. Même les plus radicaux de la gauche se demandèrent alors qu’il était sain d’esprit. Mais il fut celui qui remodela le concept de culture pour une grande partie du monde anglophone. Le ressentiment de Williams était si grand qu’il voyait de l’exploitation partout, exploitation qu’il fallait contester, délégitimer et subvertir. Le monde était alors prêt pour les cultural studies. Pour Roger Sandall, c’est ce ressentiment qui « explique en grande partie l’effort déterminé de ses disciples des cultural studies pour jeter Shakespeare et compagnie à la poubelle ».

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[1] Île au sud de l’Adélaïde en Australie.

[2] Culture: The Anthropologists’ Account, Harvard University Press, 2000.

[3] Oxford University Press, 1978.

« THE CULTURE CULT. Designer Tribalism and Other Essays ». Roger Sandall. Routledge Taylor & Francis Group, 2018. First edition : 2001. 228 p.

© Michèle Tribalat

A propos de Michèle Tribalat

Blog de Michèle Tribalat http://www.micheletribalat.fr/

https://www.micheletribalat.fr/435379014/morts-gaza-les-comptages-douteux-du-hamas.


Michèle Tribalat est démographe et chercheuse à l’Institut national d’études démographiques (INED). Elle a publié notamment Statistiques ethniques, une querelle bien française, L’Artilleur, en 2016, et « Immigration, idéologie et souci de la vérité », L’Artilleur, 2022.


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