Hubert Bouccara. Le Libraire de la Rue de l’Arrivée

Depuis presque quarante ans, la devanture vert bouteille de la librairie « La Mémoire des Pages » faisait partie du paysage discret de Montparnasse. Nichée entre une boutique de gravures anciennes et un café fatigué, elle semblait hors du temps, comme si les décennies n’avaient pas osé en effleurer les vitres. Derrière son comptoir de bois poli, entouré de livres empilés jusqu’au plafond, le vieux libraire, Isaac Lévy, tenait bon. Barbe blanche taillée, lunettes cerclées de fer et regard doux mais perçant, il était là depuis de nombreuses années, il avait fui Belleville devenu trop bruyant, trop rapide, trop inquiet.

Il connaissait tout le quartier. Il avait vu mourir les anciens, vu les immeubles hausmanniens se garnir d’étudiants, de startups et de fantômes. Il avait vendu des ouvrages rares à Kessel, discuté de Spinoza avec des philosophes de passage, offert des recueils de Paul Celan à des jeunes qui ne savaient pas encore pourquoi cela leur faisait tant de bien.

Mais depuis quelque temps, quelque chose s’était fissuré dans l’air.

Cela avait commencé par des regards. Des passants qui ralentissaient en lisant son nom gravé sur la plaque: Isaac Lévy, Libraire en livres anciens. Certains fronçaient les sourcils, d’autres s’arrêtaient puis repartaient, un air fermé sur le visage. Un jour, un autocollant fut apposé sur sa vitrine : « Palestinien, ton sang est sur leurs mains ». Il l’enleva en silence.

Les menaces ne venaient jamais de face. Elles glissaient sous la porte en lettres découpées, elles sifflaient sur les réseaux où son visage circulait, figé dans un reportage oublié sur les librairies indépendantes. On l’accusait d’être complice, on lui lançait des amalgames, on effaçait son humanité sous des raccourcis historiques. Il ne répondait pas. Il restait, lisait, classait, souriait à ceux qui osaient encore entrer.

Un après-midi de juillet, une pierre brisa la vitrine. Pas un mot crié, pas un visage aperçu. Juste le bruit du verre et celui du cœur qui se serre.

La police vint. Constat, silence, compassion administrative. Rien ne serait fait. « Aucun témoin ». Le dossier s’endormirait dans une armoire grise.

Mais le lendemain, quand Isaac arriva pour balayer les éclats, il découvrit une lettre glissée dans l’interstice de la porte. Une lettre à l’encre bleue, manuscrite, signée d’une écriture tremblée :

«  »Monsieur Lévy,

Mon père achetait ses livres ici. Il disait que vous étiez un homme de paix. J’ai honte de ce qu’ils vous font. Vous n’êtes pas seul.

— Sarah Mendel, 23 ans, habitante du quartier ».

Elle revint, ce jour-là, avec deux amis. Puis une femme âgée qui lisait Grossman, puis un homme noir qui avait grandi avec Primo Levi. Peu à peu, la librairie devint un refuge. Les gens ne venaient plus seulement pour les livres. Ils venaient pour résister à voix basse.

Et Isaac, derrière son comptoir, continuait de classer les livres dans leur ordre secret : ceux qui parlent à la mémoire, ceux qui apaisent, ceux qui réveillent.

La haine ne disparaît jamais vraiment. Elle se dissimule, change de forme, cherche des fissures. Mais parfois, les livres, la parole, les présences, la fidélité têtue d’un libraire debout depuis quarante ans, suffisent à lui barrer le passage.

Et Montparnasse, malgré les secousses, avait encore en son cœur cette petite boutique où l’on pouvait croire, le temps d’une lecture, que la lumière finissait toujours par revenir.

© Hubert Bouccara

Spécialiste de Kessel, Hubert Bouccara tient « La Rose de Java« , librairie hors-norme entièrement consacrée à l’œuvre de Gary et Kessel, et décrite par Denis Gombert comme « un lieu atypique, vrai petit coin de paradis parisien pour lecteurs passionnés ».

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1 Comment

  1. Presque tranquille dan sa librairie Isaac Levy, aprés des odieuses attaques sur sa vitrine,des méchants regards, un auto-collant haineux, et puis une lettre d’une amie, sous sa porte et d’autre amis qui viennent, le réconfort, l’amitié, sont entrés dans sa librairie.

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