
Dans une période aussi tumultueuse que celle que nous vivons, il est bon parfois de prendre quelques instants de recul et de s’interroger sur notre rapport à l’autre . Il est un exemple saisissant par-delà les siècles, deux figures que tout semble opposer se croisent autour d’un même symbole : le cordonnier. L’un est Jacques Lacan, psychanalyste du XXe siècle. L’autre, Rabbi Yohanan Hasandlar, sage de la Mishna du IIe siècle. Tous deux évoquent le même métier pour penser la responsabilité humaine, mais en dessinent des contours très différents. Une tension féconde naît alors entre l’éthique du réel lacanienne et l’éthique de la bénédiction talmudique.
Le cordonnier selon Lacan : la responsabilité bornée au savoir-faire
Dans son Séminaire XXIII, Le Sinthome, à la séance du 13 janvier 1976, Jacques Lacan déclare :
« On n’est responsable que dans la mesure de son savoir-faire. Comme le cordonnier, qui n’est pas responsable si quelqu’un se casse la figure avec ses chaussures. »
Cette remarque s’inscrit dans une réflexion sur la limite éthique du sujet face au réel. Lacan récuse l’idée d’une responsabilité totale. Il distingue entre le faire (l’acte technique, pragmatique) et les effets incontrôlables du réel, souvent liés à la jouissance et à l’inconscient. Comme le cordonnier qui a bien fait son ouvrage, mais qui ne peut pas être tenu responsable de la chute ou de la mort de celui qui porte ses chaussures, le sujet n’est responsable que dans la mesure de ce qu’il sait faire.
Cette pensée s’étend à la pratique analytique : l’analyste n’est pas maître des effets, il n’est responsable que de la tenue de sa position. Il s’agit donc d’une éthique de la limite, du non-savoir, du bricolage face au réel.

Rabbi Yohanan Hasandlar : le cordonnier qui bénit ceux qu’il chausse
Rabbi Yohanan Hasandlar, sage de la Mishna, disciple de Rabban Gamliel et de Rabbi Akiva, est mentionné dans Pirkei Avot (Mishna Avot 2:8) et dans de nombreuses sources talmudiques (Yevamot 16a, Ketoubot 63a, Sotah 12b, etc.). Son surnom « Hasandlar » (הסנדלר) signifie littéralement le cordonnier ou le sandelier, ce qui indique soit sa profession, soit son lien au peuple par une activité modeste et concrète.
Le Midrash Vayikra Rabbah rapporte un épisode lumineux :
« רבי יוחנן הסנדלר היה עושה סנדלין ומוכרם. כשהיה מוכרן, היה אומר: יהי רצון שלא יכשל בהם אדם, שלא יפול, ושלא ימות. »
« Rabbi Yohanan Hasandlar faisait des sandales et les vendait. Quand il les vendait, il disait : “Puisse-t-il ne pas trébucher avec, ne pas tomber, ne pas mourir.” »
Cette déclaration, rapportée dans Vayikra Rabbah 37:4 (sur Lévitique 19:36), révèle une conception éthique élargie. Le cordonnier ne se limite pas à produire un objet conforme : il se soucie du devenir de celui qui le porte. Il prie pour lui, s’en remet à Dieu. Ce geste modeste devient un acte de sollicitude profonde. Le travail artisanal se prolonge en bénédiction, en souci de l’autre. C’est une responsabilité spirituelle, non juridique, mais profondément humaine (Midrash Vayikra Rabbah 37:4)
Deux éthiques, une même humilité
En apparence, tout oppose Lacan et Rabbi Yohanan Hasandlar : les siècles, les disciplines, les langues.
Lacan inscrit la responsabilité dans la rigueur du savoir-faire : le sujet ne peut être tenu pour responsable que de ce qu’il est en mesure de manier.
Yohanan, lui, étend cette responsabilité par un acte gratuit d’amour du prochain : il n’a pas la main sur l’avenir de celui qui portera ses sandales, mais il le confie à Dieu avec une parole de bénédiction.
Et pourtant, une même humilité les relie.
L’un, Lacan, enseigne la modestie du praticien : ne pas prétendre à la maîtrise absolue, refuser la toute-puissance analytique.
L’autre, Yohanan, enseigne la modestie du juste : reconnaître sa limite humaine, et confier à Dieu ce que les mains humaines ne peuvent porter seules.
Deux conceptions de la responsabilité. Deux visions du monde. Mais une seule leçon partagée :
l’humilité lucide face à l’imprévisible. Chez Lacan par le retrait éthique, chez Yohanan par l’ouverture du cœur.
© Johann Habib

Le coeur et la raison,je préfère Rav Yohanan Hasandlar à Lacan parce que le cordonnier, prie pour que nous ne trébuchions pas à cause des sandales faites par lui, avec soin, ce n’est pas pour rien qu’il est mentionné dans le « pirkéi avot .Je marche en sandales,je ne tombe pas, je suis bien.