“Murmuration” L’interview de Luis Krausz par Daniella Pinkstein Pour Tribune juive

São Paulo le 16 mai 2024

Cher Luis Krausz, merci d’avoir accepté cette interview. En ces temps noirs, l’âme de chaque juif, l’entendement, le savoir, le souffle d’aussi loin qu’il nous parvienne, de chacun à l’oreille de l’autre, nous forcent à lever les yeux. Et le front !

Vous êtes l’un des très grands écrivains juifs brésiliens, vous êtes diplômé d’Études bibliques et de théologie juive de l’université de Columbia. Vous avez achevé, au Brésil, votre thèse sur la littérature juive moderne que vous enseignez désormais à l’Université de Sao Paulo. Vous êtes également traducteur d’œuvres en allemand et en hébreu. Vous avez reçu des prix littéraires extrêmement prestigieux au Brésil, comme le Prix Jabuti ou encore le Prix Benvira.

  • La connaissance de l’histoire des juifs du Brésil nous est ici en France très partielle, voire presque inconnue, en dépit pourtant d’une immigration franco-marocaine. La communauté juive du Brésil est, si je ne fais pas erreur, la plus ancienne de tout Le Continent. Afin que l’on comprenne dans quel contexte les juifs brésiliens ont évolué, pouvez-vous brièvement survoler l’histoire de ces communautés.

Effectivement la présence juive au Brésil date des premiers jours de la colonisation portugaise de l’Amérique du Sud : plusieurs des premiers colonisateurs étaient des « nouveaux chrétiens », c’est-à-dire, des Juifs qui s’étaient baptisés pour échapper à l’Inquisition au Portugal, et qui se sont établis au Brésil parce qu’ils se croyaient ici à l’abri des persécutions, et pensaient être capables de continuer leur judaïsme en secret dans le Nouveau Continent. Même si l’Inquisition a fini par s’établir au Brésil, le risque d’être attrapé était bien plus faible ici qu’au Portugal. Pourtant, il y a eu des nombreux cas de marranes brésiliens qui ont été emprisonnés par les inquisiteurs, déportés au Portugal et exécutés lors des « Autos-da-fé » à Lisbonne.  En tous cas, dans quelques régions du pays, notamment à l’intérieur du Nord-Est, on trouve encore aujourd’hui des traits de cette première présence juive au Brésil, car il y a des nombreuses familles qui cultivent ce qu’on pourrait appeler un « judaïsme résiduel », des habitudes dont la signification n’est plus connue de ces pratiquants, mais qui subsistent toujours, comme  allumer des chandelles les vendredi soir, ne jamais manger du porc, enterrer les morts sans cercueil, etc. 

Ensuite, au XIXème siècle, à l’époque du boom du caoutchouc en Amazonie, il y a eu une importante vague d’immigration juive marocaine, dont les traces se trouvent tout le long du fleuve Amazonas, où on trouve aujourd’hui plusieurs petits cimetières juifs abandonnés, car les petites communautés qui s’étaient établies là-bas ont disparu depuis longtemps. Il reste pourtant encore des petites communautés juives d’origine marocaine à Manaus et à Belém, mais une très grande partie des descendants de ces immigrants se sont assimilés à la population majoritaire.

Ensuite, il y a eu des immigrants Juifs d’Alsace et des Sépharades de l’Empire Ottoman qui sont arrivés à Rio et à São Paulo vers la fin du XIX siècle, puis des Russes qui fuyaient les pogroms ; des Juifs de l’Est d’Europe qui fuyaient l’antisémitisme dans les années 1930, des juifs allemands et autrichiens et, le lendemain de la fondation d’Israël, des juifs d’Égypte et de Syrie. Donc, comme vous voyez, il s’agit d’une communauté très diverse, qui, comme ailleurs, n’a pas vraiment d’unité.   

  • Retrouve-t-on comme en Argentine des colonies juives ? L’histoire des juifs brésiliens est-elle drastiquement différente de celles des autres communautés juives d’Amérique Latine ?

Des colonies de la Jewish Colonisation Agency ont été établies à partir de la fin du XIX siècle au Sud du Brésil, pour abriter des réfugiés juifs de Russie. Pourtant, ces colonies n’ont pas vraiment prospéré et, au contraire de ce qui s’est passé en Argentine, où des colonies agraires juives existent toujours, les colonies brésiliennes ont disparu dans les années 1920-1930 et leur population s’est vite intégrée dans la vie urbaine, à Porto Alegre, São Paulo et Rio.  

  • Les juifs brésiliens ont-ils continué à entretenir un lien avec leurs racines européennes ?

En effet, pas vraiment. La société brésilienne est très accueillante et en même temps les immigrants et leurs enfants qui ont échappé aux persécutions en Europe voulaient surtout recommencer leur existence et oublier l’enfer qu’était l’Europe pour les Juifs dans les années 1930 et 1940. En même temps, au Brésil, d’une manière générale, l’Europe occidentale demeure, pour beaucoup de gens, comme le paradigme de la civilisation, de la culture, des arts. Dans les dernières années on observe au Brésil une valorisation des cultures autochtones, qui s’insère dans le contexte de la pensée post coloniale, si en vogue en notre temps. Quand même, surtout parmi les élites, la passion brésilienne pour l’Europe, continent du « progrès »,  est loin d’avoir disparu, et elle est partagée par beaucoup des Juifs. Mais cette Europe moderne n’est pas l’Europe de l’Est, ni l’Europe des années 1930 ! De toute façon, les langues des Juifs d’Europe, telles le Yiddish et l’Allemand, ne subsistent que comme des résidus de plus en plus rares dans les communautés juives actuellement.    

  • Quelle fut leur situation pendant les vingt années de junte militaire ?

De même qu’actuellement, dans le scénario polarisé de la vie politique au Brésil, on observe l’existence d’un bloc juif qui soutient l’extrême droite proto-fasciste d’un Bolsonaro et d’un bloc qui est radicalement contraire à cette droite, de même pendant la dictature militaire il y a eu des juifs qui soutenaient la Junte de plusieurs manières et des Juifs qui participaient à la lutte armée contre les militaires. Le judaïsme n’a jamais signifié une filiation politique spécifique au Brésil : il y a toujours eu des juifs dans tous les points du spectre politique.

  • Quelle est l’histoire de vos propres grands-parents ? De quelle région sont-ils originaires, et comment dans un pays si différent de l’Europe, mais en même temps constitués originellement principalement d’immigrants, se sont-ils au Brésil construits une vie ?

Mes grands-parents paternels, de qui j’étais très proche et qui ont joué un très grand rôle dans mon enfance, étaient des juifs viennois qui sont arrivées très jeunes au Brésil, en 1924. Je dis qu’ils sont arrivés, mais effectivement, malgré le fait qu’ils aient vécu toute leur vie adulte au Brésil, ils ne sont jamais vraiment arrivés ici. Car mes grands-parents étaient très attachés à leur ville natale, à leur langue, à leur culture, à leur identité austro-juive, et ils n’avaient pas originalement l’idée de s’établir au Brésil d’une façon définitive. L’Autriche des années 1920 était un pays détruit par la guerre et, en même temps, la mémoire des jours de gloire du vieil Empire Austro-hongrois était encore très présente. L’idée de mon grand-père était de passer quelques années en Amérique du Sud pour gagner un peu d’argent et puis rentrer en Europe, quand la situation se serait améliorée. Donc, ils ne sont pas arrivés ici avec l’intention d’oublier leur passé ou leur origine : au contraire, pendant toute leur vie, l’Allemand (que d’ailleurs j’ai appris d’eux) resta leur langue et celle de leur cercle social, qui s’est agrandi au fur et à mesure que l’antisémitisme s’exacerba dans l’Europe de langue allemande et força une grande partie des Yekkes (juifs allemands) à l’émigration. Ils venaient d’un monde dans lequel on croyait qu’il n’y avait aucune contradiction entre être juif et appartenir à la culture austro-allemande, c’est-à-dire ils vivaient et pensaient selon des paradigmes du XIXème siècle qui étaient devenus anachroniques. Donc, arrivés au Brésil, ces réfugiés du monde de la soi-disant symbiose juive-allemande faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour garder leurs habitudes, leur mode de vie, leur culture, leur identité et leur langue dans les tropiques. Ils ont établi leurs institutions séparées de celles des autres juifs, ils communiquaient entre eux toujours en Allemand, ils gardaient les habitudes et les idées d’un monde qui devenait de plus en plus impossible en Europe. Donc, la maison de mes grands-parents à São Paulo était un petit morceau de la vieille Vienne juive implanté à São Paulo et dès mon enfance j’ai toujours été étonné et émerveillé par les grands contrastes qu’il y avait entre la vie que l’on menait chez eux et chez des autres membres de leur cercle social, et celle du reste de la ville de São Paulo. Cet émerveillement est une des grandes sources de mon activité littéraire. 

  • Votre famille était-elle caractéristique d’une certaine génération de juifs venus au Brésil pour fuir le nazisme, ou au contraire était-elle totalement atypique ?

Je considère que ma famille est atypique parce que mes grands-parents ont eu la grande chance de ne jamais vraiment être témoin du nazisme. Même mes arrière-grands-parents sont venus de Vienne à São Paulo en 1933, quand la situation en Autriche était encore relativement tranquille pour les juifs. C’est pour cette raison, je crois, qu’ils sont toujours restés très attachés à l’Europe de langue allemande.

Lizzy et Wilhelm Krausz en 1956 –
Lors de leur première visite en Europe après leur départ de Vienne
  • Pouvez-vous nous raconter un peu de votre enfance, et des souvenirs marquants qui sans doute ont un peu (ou beaucoup) composé ce qui grandira ensuite dans vos romans ?

Mon enfance a été profondément marquée par les contrastes entre cette vie familiale qui gravitait autour d’une Europe qui n’existait que dans la mémoire ou l’imagination et les réalités de la vie de São Paulo dans les années de la dictature militaire. L’expérience d’un exil irrévocable de ma famille, car il s’agissait d’un exil dans le temps et non pas simplement d’un exil dans l’espace, m’a défini comme être humain – et je pense qu’il s’agit, dans ce sens-là, d’une expérience très juive. Malgré moi, c’est ça un des grands thèmes de mes romans.   

  • Cet environnement familial semble, à vous lire, être devenu une vocation, – autant comme enseignant que comme écrivain. Est-ce le cas ? Comment, et pourquoi l’aura d’un tel patrimoine fut-il si décisif ?

J’ai grandi dans la São Paulo des années 1960-1970, sous une dictature militaire qui imposait au pays un modèle de croissance économique, d’industrialisation et d’urbanisation radicaux. São Paulo était au centre de la folie mégalomane de ces militaires qui se croyaient capables de transformer le Brésil en ce qu’ils imaginaient, avec leur aveuglement caractéristique, comme un « grand pays ». Le résultat fut une grande détérioration de la ville, une croissance désordonnée, une grande multiplication des « favelas », de la misère et de la violence, causées par la migration massive des populations agraires destituées en ville. La main d’œuvre de cette population était fondamentale pour l’industrialisation et fut ainsi utilisée pour bâtir cette ville monstrueuse qui est la São Paulo de nos jours. En même temps, j’ai été témoin de l’apparition d’une nouvelle classe de parvenus qui exhibait avec ostentation leur richesse (de mauvais goût) comme une raison d’être. Dans cette ville fiévreuse, en transformation furieuse, bruyante, sale, de plus en plus polluée, la vie dans les rues m’effrayait. L’ambiance familiale, par contre, surtout chez mes grands-parents que je voyais tous les jours, car ils habitaient juste à côté de chez nous, était comme un fantôme de ce que Stefan Zweig appela « l’ère dorée de la sécurité » : l’atmosphère de sécurité bourgeoise, de stabilité et de certitudes au milieu d’une ville et d’un pays chaotiques était quelque chose de très surprenant. Pour moi, cet espace devint un refuge : les heures que je passais chez mes grands-parents étaient les plus heureuses de mon enfance. J’admirais leur style de vie cultivé, leur sens esthétique, leurs goûts, leurs façons de parler et de se porter, qui contrastaient si vivement avec ce qu’on voyait hors de chez eux. Ce contraste, et avec lui la constatation que l’on peut vivre selon ce que l’on croit, et pas forcément selon ce qui nous est imposé par l’environnement, cette aura d’un autre endroit et d’un autre temps qui subsistait là-bas, m’a ouvert les yeux. En même temps, j’ai été témoin de la destruction de cet écoumène que mes grands-parents ont bâti avec tant d’effort : leur maison à la montagne a été engloutie par la croissance chaotique de l’endroit où elle fut construite, de même que leur maison de ville. Dans une ville sans mémoire comme São Paulo, où tout s’efface, on n’a pas besoin de se déplacer pour se sentir exilé.  

  • Votre œuvre a maintes fois été récompensée par des Prix littéraires prestigieux. Hélas, vous n’êtes pas encore traduits en français. Par curiosité, avez-vous dans vos romans un thème récurrent, un fil conducteur, une hantise, un sujet de prédilection ?

Ce que Marianne Hirsch appelle la « post-mémoire », c’est-à-dire la mémoire d’un monde que je n’ai pas vraiment connu, mais dont la présence marquante fut partie de mon enfance. Je dirais que ça, c’est un thème important dans mon travail littéraire. En même temps, je pense aussi que la mémoire et la post-mémoire sont les thèmes centraux dans la culture littéraire juive moderne, dans laquelle prédominent les questions des exils forcés, des déplacements involontaires, voire des catastrophes et de leurs conséquences. 

  • Existe-t-il au Brésil une littérature juive ? Et si oui, laquelle ? Et vous inscrivez vous parmi celle-ci ?

Certainement il y a une littérature juive au Brésil, avec des très bons écrivains, qui s’occupent de questions telles l’intégration des juifs dans la société brésilienne, le rôle que jouent les différents types d’origines et de passés familiaux dans la vie des nouvelles générations, l’identité juive dans le monde contemporain et sa dissolution, l’État d’Israël, la religion… Parmi d’autres, j’aimerais citer Cinthia Moscovich, Flávio Izhaki, Michel Laub, Moacir Scliar, Noemi Jaffe. Et, évidemment, je m’inscris parmi eux aussi. 

  • On n’écrit jamais par pure esthétique, volonté, narcissisme, don de soi ou don tout court, il y a toujours une ombre qui enveloppe une telle interlope activité ? Puis-je vous demander pourquoi vous écrivez ?

Je pense que j’écris pour ne pas oublier. Dans le judaïsme, comme l’a bien montré Yosef Haiym Yerushalmi, la mémoire est, avant toute autre chose, un devoir religieux et dire que les Juifs sont le peuple de la mémoire est déjà un lieu commun. De toute façon, la mémoire est un besoin pour moi. Au fur et à mesure que l’on vieillit on se rend compte, d’un côté, que le monde tel qu’il était n’existe plus et, en même temps, que la mémoire nous permet non seulement de le retrouver mais, surtout, de le transfigurer, de le distiller et de chercher son essence. Je ne veux pas oublier qui étaient mes ancêtres, quelle était mon origine, comment était le foyer dans lequel je suis né. Dans un monde qui change de plus en plus vite, et dont les demandes consomment nos énergies jour et nuit, je pense que s’enraciner dans le passé peut aussi nous aider à comprendre où on va.

  • Depuis le 7 octobre, tous les juifs ou presque sont en état de choc. Choc d’autant plus grand devant l’hostilité générale montante. Quel est le sentiment des juifs brésiliens ? Depuis aussi l’odieuse comparaison du Président Lula entre la guerre sévissant actuellement entre Israël et le Hamas, et la Shoah. 

Je pense que le sentiment des juifs brésiliens est plutôt de perplexité et d’impotence en face de cette guerre interminable. D’un côté il y a, évidemment, ceux qui croient que la seule solution pour ce conflit est la violence militaire ; d’un autre côté il y a des voix modérées, qui croient à la possibilité d’une paix entre Israéliens et Palestiniens. Franchement, je ne sais pas quoi vous dire à ce propos, car j’accompagne depuis mon enfance la violence incessante au Moyen-Orient, pour laquelle il ne semble pas y avoir une solution. On habite très loin d’Israël et il nous est difficile, voire impossible, de savoir ce que ressentent les populations directement impliquées dans ce conflit vieux de plus d’un siècle. C’est un cas où l’opinion ne sert pas à grande chose, à mon avis. D’ailleurs, je trouve que les questions politiques et la littérature se mélangent très mal. Je ne suis pas un écrivain qui pense que la politique fasse forcément partie de son devoir. La littérature, je pense, a une raison d’être indépendante de toute autre chose.

Quant à l’affirmation insidieuse de Lula, je pense que d’un côté elle s’insère dans le cadre de ses affiliations politiques internationales et, de l’autre, dans le cadre du soutien que plusieurs juifs influents au Brésil ont donné à son adversaire, Bolsonaro, ainsi que de l’amitié entre Bolsonaro et Netanyahu. Ce soutien juif et israélien de l’extrême droite au Brésil est quelque chose de très pernicieux à mon avis.      

  • Dans certains de vos romans, comme Memories in Ruins, vous avez poussé l’exil à un niveau de perfection, à la fois stylistique, spirituel, et mémoriel, avec une telle agilité qu’il touche, par frôlement, la grâce. Votre écriture en cela est comme suspendue par un fil invisible qui la meut entre miracle et détermination. Croyez-vous d’une certaine manière que l’exil est par essence inhérent au judaïsme, sans que cela remette en cause évidemment la présence des juifs en Israël ? Que c’est une condition psychique à ce peuple et l’un des secrets de son effarante survie ?

Je m’intéresse beaucoup à la question d’Israël et de l’exil, qui se trouve aussi chez des nombreux écrivains israéliens que j’admire beaucoup, tels Aharon Appelfeld, Shimon Ballas, Sami Michael, Eli Amir… Évidemment Israël a été conçue comme une solution pour la question millénaire de l’exil juif. Mais dans quelle mesure cet état signifie vraiment la fin de la galout ? Pour beaucoup de juifs, la Terre Sainte est devenue plutôt l’endroit d’un nouvel exil. Je cite un de mes premiers romans, Deserto, dont le thème est un voyage en Israël que j’ai fait en 1976 avec un groupe de jeunes juifs brésiliens. Le but de ce voyage, qui dura presque deux mois, était de convaincre les jeunes à faire leur alya, de leur prouver que la vie dans la diaspora était une grande équivoque – tout ce discours qui était tellement en vogue au 20ème siècle. Or dans ce livre je discute d’un côté, du dépaysement qu’une partie de ma propre famille, émigrée de Vienne en Israël, ressentit pendant toute sa vie et, en même temps, de la marginalisation brutale qui subirent les juifs dits misrachim en Israël. Nous, les jeunes, on était logées dans une école agricole dont les élèves étaient des misrachim problématiques qui nous regardaient – nous, les ashkenazim riches venus de l’étranger – avec beaucoup de ressentiment et d’envie. Ça n’est pas à moi, évidemment, de juger personne et encore moins de juger tout un pays. Mais je pense qu’Israël n’est pas la solution pour l’exil de tous les juifs, et que la diaspora a toujours joué, et continue à jouer, un rôle fondamental dans l’histoire et la culture juives.        

  • Quels sont les liens entre les communautés juives brésiliennes et Israël ? Se sont-elles concernées par l’État hébreu ?

Certainement les juifs brésiliens, je comprends, s’inquiètent beaucoup de ce qui se passe en Israël. Nous savons que le monde a une tendance à considérer les juifs, l’état d’Israël et même le gouvernement d’Israël comme une seule chose. En même temps, nous n’avons aucune influence directe sur ce qui se passe dans la vie politique israélienne. Nous autres, juifs de la diaspora, sommes impliqués dans un conflit sur lequel nous n’avons pas la moindre influence et ça, c’est une situation qui n’est pas commode du tout. Particulièrement au Brésil, un pays d’immigrants où des Libanais, des Juifs, des Japonais, des Portugais, des gens de toutes les parties du monde vivent en paix, cela provoque une grande perplexité et réveille des fantômes que l’on croyait disparus depuis longtemps.   

  • Vous êtes une voix hors du commun, pensez-vous que la littérature, juive en particulier, garde aujourd’hui tout son sens ?

La littérature est à mon avis le territoire libre dans lequel ce qui n’a apparemment aucun sens peut gagner un sens. Le travail littéraire, c’est créer le sens, trouver le sens : c’est un travail de navigation dans un univers chaotique, pour lequel on a toujours besoin d’un grand sens d’orientation.

  • Traverser les frontières langagières avec aisance, est-ce aussi une forme d’exil, cette fois sous son aspect le plus merveilleux, – son seul infini étant la grammaire ?

Je pense que la connaissance des langues étrangères nous permet, en même temps, de nous sentir à l’aise dans des pays qu’on ne connait pas vraiment et aussi de nous sentir un peu étrangers chez nous. Selon Goethe, Qui ne connait pas les langues étrangères n’est jamais capable de vraiment comprendre sa propre langue. Je pense que la possibilité d’observer sa propre langue à partir d’une nouvelle perspective – celle d’une autre langue – est une expérience très enrichissante. J’ai eu la chance de grandir entre deux langues : l’allemand qu’on parlait chez moi et chez mes grands-parents, et que j’appris d’abord, et le portugais, qu’on parlait partout au Brésil. En même temps, je suis convaincu que, lorsqu’on change de langue, d’une certaine manière on devient un autre soi-même. Ce passage d’une langue à l’autre, et ce besoin constant de traduction est, bien-sûr, une expérience très juive. Les juifs ont toujours eu plus d’une langue : au minimum l’hébreu de la vie synagogale et des études traditionnelles, et les différentes langues vernaculaires comme le yiddish, le ladino etc. Cet appareil linguistique complexe est, à mon avis, quelque chose de très précieux qui rend l’exil moins effrayant et, en même temps, nous rappelle que, d’une certaine manière, nous sommes exilés partout.      

  • Vous allez bientôt sortir votre septième roman. Quel est son titre ? De quoi est-il question ? Donne-t-il du sens à ce monde qui nous échappe chaque jour un peu plus ?
L’arbre ipe rosa sur l’avenue Cidade Jardim à São Paulo

Le titre de ce roman est L’automne des ipês roses. L’ipê rose est un arbre brésilien qui fleurit en automne et en hiver. Il perd toutes ses feuilles, qui sont remplacées par des fleurs roses splendides. J’ai écrit ce roman en 2020, 2021, les années de la pandémie, quand São Paulo s’est transformée d’une manière radicale. L’automne, chez nous, commence en mai et en mai 2020 il y avait partout à São Paulo un silence et une tranquillité absolument surprenants. En même temps, l’automne étant arrivé, l’air avait une fraicheur et une douceur que je connaissais seulement des endroits dans les montagnes. J’ai pris, à cette époque-là, l’habitude de faire de longs parcours à vélo par les rues vides. Les ipês ont aussi ressenti cette transformation : dans ces années leur floraison fut d’une vigueur que je n’avais jamais vue. J’étais complètement émerveillé avec ma ville natale, avec ma propre vie qui était, comme tout le monde, menacée par le virus. Chaque instant devint précieux, car on avait la conscience très aigüe que chaque jour pourrait être le dernier, ce qui est toujours vrai, ce que l’on tend à facilement oublier dans le tourbillon constant de la vie moderne. Donc, c’est un roman sur cette forme aigüe de conscience, sur cette perception altérée de la réalité, sur une expérience qui a été bannie de la vie moderne. Mais c’est aussi un roman sur la vanité.

Il y a entre l’exil et la perplexité du temps quelque chose en effet de terriblement poignant, de terriblement juif. Cette interview à l’instar de vos écrits nous a tenus aussi, un instant, suspendus, comme une montre négligemment laissée sur un coin de bureau, tandis qu’en sa proximité, une plume couvre le bruit du temps. Merci Luis Krausz pour cet échange, pour tant d’érudition, pour ce voyage entre vous et nous, pour ce passage du lointain à ce familier entêtant…

© Daniella Pinkstein

***

Extrait de “Memories in Ruins”, “The Clocks”

The Clocks

from Memories in Ruins, by Luis S. Krausz

translated from the Portuguese by Ana Fletcher

“There was no other neighborhood in São Paulo more propitious to cultivating Austro-Hungarian obsessions than Sumaré—obsessions that, frustrated over there, had found fertile soil over here, and could develop freely. Drüben—on the other side—there had been a correct order for everything: a framework that shaped our souls and allowed us to put everything in its assigned place, according to a hierarchy sanctified over time, and which we held in the same regard as the ten Sephirot of the Kabbalistic tree. It was an order we clung to as we might the very tree of life, and that showed us the true value of all things. Thanks to this order we—unlike the nameless poor of undefined race—were not colonized, nor were we akin to those displaced Jews who turned up like beggars on the doorsteps of unknown lands. We wanted to believe this would make us Europeans: Europeans in places of exile, like Sumaré, where we dreamt of founding our colony of expats—a colony that would be a real Gartensiedlung: a neighborhood of gardens cultivated skillfully and efficiently; of impeccably organized libraries; of intact inheritances from grandparents and great grandparents; a neighborhood of stamp collectors and alchemists; of orchid lovers and men of letters; where the cool breezes and shady gardens would bring respite from all cares and relief from all pain—a world that was like a book itself, where we imagined we would not be swallowed by time and by history, by the hurricane that blows from Paradise, but where we would be safe: a vegetable patch and an orchard that neither the heat nor the despair that oppressed the city’s streets could penetrate; our city of peace, the port of our happiness. There would be permanence and durability here, and we longed for the seasons to come, each in its turn: the heat of the dry season and the rain of the rainy season and the cold of the cold season.

Of all my family’s Austro-Hungarian obsessions, none could rival that of the clocks, which exceeded all reasonable proportions, and became a serious enterprise—one whose secret goal was, perhaps, to master time itself. My mother had set aside a room exclusively for the clocks: striking clocks, wall and mantel clocks, wrist and pocket watches. All of these piled up in our house like the Egyptian plagues, procured from antique shops and markets in cities all over the world by acquaintances, who, before setting off on their travels, were invariably charged with this small kindness. This amassing of scattered hours had become comparable to a religious mission. Every day my father would spend hours in that strange room, which clicked and resounded with the chords of many striking and musical clocks, but remained locked, inaccessible to all, for the rest of the day. He patiently wound those cruel instruments, which, nevertheless, announced the ever-closer arrival, not of the future, but of the implacable angel of death with its silken wings.

The room, whose entrance was by the foot of the stairs, had been outfitted with a set of double doors lined with cork in an attempt to contain the noise of the pitiless machinery that, nevertheless, spilled out into the house, into the garden, and even, in the small hours of the night, into the neighbors’ houses, prompting fruitless complaints, while more and more clocks arrived, crowding the walls and the shelves, the drawers and the desks of what should have been our library, but whose books had long since been banished to make room for the infernal devices. Life without them had become impossible for my mother, and my father, resigned to his fate, wound the clocks—the wrist and pocket watches once a day, the mantel clocks every other day, the striking clocks once a week and thus forth, so that they should always be ready, tick-tocking in their march towards the end of time. He did this with unselfish, touching care, trailed all the while by my mother, who, a cloth in her clenched fist, busied herself removing the tiniest traces of dust. The beat of the pendulums and the soar of the bells would cause his face to contort in an expression of displeasure, which he nevertheless kept in check, so as not to hurt her. But the traces of those grimaces lingered, in the corners of his mouth, and he bore them for the rest of the day like an inescapable kismet. Once done, they would lock the room, carefully, and close the window that opened out onto the garden, and then my father would sigh, relieved of his burden until the following day.

Though we were seldom allowed to see it, we all held the secret collection in great esteem, and when we traveled, we never neglected our compulsory contribution to the enormous repository of lost hours. And sometimes, during dinner, we reminisced on visits paid to this or that antique shop, in this or that city, years and even decades earlier. The clocks were also diligently catalogued in a big, black book by my father, who used an old Parker Vacumatic fountain pen—his Bar Mitzvah present—to record each one in his illegible handwriting. The brand; the year and place of manufacture; the place, date, and price of acquisition—this was all recorded next to a five-digit catalogue number. My father often asked himself whether it would not be wise to switch to a six-digit cataloguing system, given that the collection’s rate of growth showed no signs of slowing. The rest of us were of the opinion that there was no need to change the existing codes, that it would suffice simply to follow the natural order of the numbers, but he remained unconvinced by the supposed neutrality of the zeros to the left. He would have preferred a new, six-digit system, one that could account for every item in the collection equally. My father went so far as to order a German tome on cataloguing from the bookseller and antiquarian Stefan Geyerhahn, and once the book reached his hands he took to spending several hours a day, after lunch, shut away in that forbidden room, absorbed in the thick volume with black covers, yellowing pages, and gothic writing published in Prussia in 1905, which bore the solemn title Katalogisierungskunde (The Science of Cataloguing). It was an indigestible treatise, divided into numbered chapters, subchapters, and paragraphs. A type of universal code of law, the strict obedience of which was fundamental to life in society: a sort of universal constitution—or a summa, in German, of the Talmudic treatises that guided Jews through millennia of diaspora—to which my father dedicated himself with religious zeal, to the point that he became immune to the racket of the clocks. I imagined him, behind the set of double, cork-lined doors, gesticulating with his hands and fingers, tunelessly singing the verses of that treatise, as our forefathers had done in Poland or on the riverbanks of Babylon.

The wisdom contained in that volume did not bring any visible change to the secret life of the clocks, but a new hierarchy now governed their relations: a hierarchy that only my father understood, legitimized by years of study. It was a strictly private etymology, which traced a tangle of links among the clocks—links like invisible spider webs hanging in the room, their strands stretching out in every direction, forcing my father to take careful steps as he walked, contorting himself and zigzagging around the room, bending forward and to either side, so as not to break the secret strands, the existence of which only he knew, and which became more and more tangled as he consulted further works written by cataloguing experts, delivered by booksellers and antiquarians, which consumed many of his hours, though he never succeeded in reaching a final conclusion as to how best to organize his collection.

What we didn’t suspect was that, alongside his studies of
Katalogisierungskunde, my father was also dedicating himself to experiments of another nature while locked up in that private room. He had long since buried the messianic ideas of our forefathers and, with them, the belief in progress. Instead, he was looking for a way backwards, and all those old clocks, whose hands had revolved around themselves for centuries, perhaps had something to teach him. He was especially interested in one ancient clock, a mantel one, which my great grandmother had received as a wedding gift in Preßburg, now Bratislava. It was a clock whose hands moved from left to right, that is, counterclockwise. Rather than numbers, the dial featured the first twelve letters of the Hebrew alphabet, drawn in black on a plain enameled background; it was said that if someone were to pass in front of it and observe the hands moving for long enough, a paradisiacal vision would be bestowed upon them. The rest of us had set aside that story long before, but my father was increasingly convinced that he was close to divining its significance.

All this activity was shrouded in the most impenetrable secrecy, and this parallel activity—to which my father never made the slightest reference—was carried out under the guise of cataloguing and dedication to the profane manual of the art of cataloguing. My father would emerge exhausted and red-eyed from those hours of work, increasingly tormented by doubt.

We never suspected that, with these experiments, he was hoping to draw nearer to things that had been forgotten over there, far away, during the time of the great change”.

https://www.nereview.com/vol-36-no-1-2015/luis-s-krausz-the-clocks

https://www.nereview.com/2015/06/25/behind-the-byline-luis-s-krausz-and-ana-fletcher


https://www.tribunejuive.info/2024/03/10/m

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