“Une atmosphère de passage à l’acte”. Par Philippe Gabizon

Lorsque Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, évoque le 14 octobre 2023 l’évidence d'”une atmosphère de passage à l’acte”, il vient, par cette étrange formule, révéler quelque chose de particulier. Si le regain, en ce moment même, de l’antisémitisme en France et dans le monde, se traduit par des mots de journalistes tels que “montée de l’antisémitisme” ou “explosion d’incidents antisémites”, il est moins une hausse, un phénomène s’exprimant en quantité croissante, qu’un dévoilement. Le “passage à l’acte” est moins une irruption brutale et absurde de violence qu’un long refoulement de pulsions, de peur, de sentiment de menace, de perte, qui trouve une réponse sous la satisfaction du lâcher-prise, d’une libération, d’une permission et parfois d’une jouissance.

Le pogrom du 7 octobre s’inscrit, de ce point de vue, dans la longue et historique liste des orgies mortifères antisémites. Il est moins déferlement de haine que, par le relâchement des contraintes morales et légales, l’expression d’une profonde insécurité interne, incapacité de faire appel à des ressources psychiques pour différer et mettre en forme socialement admise une proposition, une porte ouverte. Se croyant enfin libres, enfin délivrés du piège de la morale judéo-chrétienne, enfin à l’aise pour appliquer la charia, les “terroristes” – on reviendra sur ce terme – démontrent qu’ils sont, au contraire, captifs de leurs émotions, piégés par leur incapacité à élaborer une quelconque formulation compréhensible par d’autres qu’eux. L’ “islamisme” est un égocentrisme, on ne le dit pas assez, un narcissisme pur qui n’admet rien d’autre que soi, une soif hallucinante de même. Chercher des mots pour faire comprendre à d’autres qu’eux ce que les “islamistes” ressentent, l’expression de leurs désirs, de leurs questionnements, leur paraît obscène. C’est par la force qu’ils imposent. Ils viennent achever l’intercession de la parole, ils se foutent de toutes les médiations qui permettent aux hommes d’essayer de se comprendre : la langue, la culture, l’art, tout n’est pour eux que sophistication et dévoiement de la vérité, qui est par essence naturelle. La vérité, pour eux, doit se dispenser de toute interprétation culturelle : elle est l’évidence même et elle doit être connue de tous.

Par sa cruauté, par son intensité, le pogrom du 7 octobre dévoile ce qui était tapi dans l’ombre, caché, ressassé sous la forme d’une obsession identitaire réductible à cette alternative : “eux ou nous”. L’univers mental de l’islamisme, qui veut trouver une application concrète et géographique, se compose de deux mondes : le monde de l’islam et le monde de ce qui n’est pas – pas encore – musulman. L'”atmosphère de passage à l’acte” est une expression qui tente de traduire, en la floutant encore un peu, la volonté qui apparaît au grand jour de passage d’un monde à l’autre.

L’expression “atmosphère de passage à l’acte” dévoile à la lumière, en la tamisant encore tant la révélation est grande et effrayante, le projet réel de conquête islamique, de substitution d’un ordre par un autre, de la liberté par son effacement.

L’islam n’est pas qu’une religion non interprétative – l’exégèse, l’art du commentaire, en sont proscrits, cette interdiction est d’ailleurs historiquement datée, le Coran étant désormais considéré comme “incréé”  –, elle est une religion prosélyte. Le judaïsme est une religion très interprétative et non prosélyte, le christianisme est une religion interprétative et prosélyte. La conjonction islamique de non-liberté interprétative, récusant la contextualisation socio-historique des Saintes Écritures par exemple, et de prosélytisme, met à mal le double fondement de notre société, à savoir d’une part la parole comme échange favorisant le rapprochement, l’enrichissement, la transmission, la nuance, et d’autre part la liberté, liberté des choix de vie, des formes, des pensées, des émotions. La parole comme espace de liberté : tel est le fondement de notre société, forme sécularisée de la Parole créatrice. Le christianisme actuel, prosélyte et interprétatif, utilise les médiations du langage, de la parole, pour tenter de ramener à soi ceux qui ne sont pas encore chrétiens. La parole est encore le lieu de la liberté, liberté d’accepter la conversion au christianisme ou de la refuser. Quand la parole n’est plus le lieu de la liberté, seuls subsistent la violence, l’enrégimentement. L’assujettissement.

Que les autorités politiques et le pouvoir médiatique refusent d’envisager actuellement le “conflit de civilisations”, nous pouvons le comprendre car cela obligerait à voir et faire voir le constat que je dresse sommairement à partir des catégories “possibilité d’interprétation du Texte” et “volonté prosélyte”.

Ce serait prendre le risque de mettre complètement à jour les figures métaphysiques sous-jacentes au conflit apparent, une structure d’antagonismes radicaux, une architecture tant redoutée car elle rappelle les meurtrières guerres de religion.

Ce serait prendre le risque en particulier de reconnaître radicalement, à la racine, un petit peuple, les Juifs, qui n’ambitionnent qu’un tout petit bout de terre, qui ne cherchent à convertir personne, qui désirent persister dans leur être sans céder à la velléité prosélyte ni de l’islam ni du christianisme, et qui feront tout pour persister dans leur être. Un reste non totalisable, non assimilable, une persistance de la Promesse, une impossibilité de fuir sa condition, la facticité juive. Face à un empire grandissant du Maghreb à l’Indonésie qui cherche sans cesse à conquérir de nouveaux espaces, y compris mentaux. Voilà ce qui risque d’être vu si l’on accepte de parler de “conflit de civilisations”.

Nous devons affronter ensemble cette question : doit-on se taire parce qu’en parlant, nous allons faire peur et avoir peur ? Le contrat social est fondé, en partie, sur la nécessité d’une parole sincère, qui tente de décrire et de voir ce qui doit être décrit et vu, au risque d’interprétations différentes et de désaccords d’opinions. Mais nous devons partager, tenter du moins, les faits. Charge à chacun d’entre nous, dans un second temps, d’élaborer des explications, d’apporter des regards différents, pour faire émerger un compromis acceptable par tous. Alors comment ne pas voir ce qui doit être vu ? Comment ne pas décrire ce qui se passe ?

Il y a comme une inversion de la vérité et du mensonge, voire une inversion des faits. C’est très étrange. Nous devons toujours essayer de penser contre soi-même et nous demander si ce que nous voyons n’est pas le fruit d’un biais cognitif, de notre appartenance à un groupe, d’une projection inconsciente, du désir d’auto-validation de nos propres hypothèses de compréhension. Une fois évacués ces écueils, le réel est toujours là : alors qu’il s’est passé le 7 octobre 2023 en Israël une rémanence de la Shoah là où elle ne devait pas se produire, par des “terroristes” islamistes criant “Allah Akbar”, qu’un nouvel enseignant français a été assassiné le 13 octobre 2023 par un “terroriste” islamiste criant “Allah Akbar”, une des premières et nombreuses manifestations “pro-palestiniennes” a eu lieu à Paris le jeudi 19 octobre 2023, le jour des obsèques de Dominique Bernard, au cours de laquelle les manifestants ont scandé à plusieurs reprises “Allah Akbar”, et, avant même que l’armée d’Israël ne commence à riposter au Hamas, alors même qu’Israël était toujours sous les missiles tirés depuis la Bande de Gaza, “Israël assassin, Macron complice”.

Comment une partie importante de nos compatriotes et plus généralement du monde (les sondeurs professionnels rêveraient de ce sondage mais ce dernier serait sans doute interdit par le gouvernement français tant les réponses risqueraient de révéler l’étendue du problème : qui considérez-vous comme les victimes de la situation actuelle au Proche-Orient ?) peut crier “Allah Akbar” en public en ce moment et considérer qu’Israël, avant même toute offensive à Gaza, est “l’assassin” ?

La victime est le coupable et inversement. Le Hamas se dit victime des civils israéliens qu’il tue, et il trouve un nombre incalculable d’avocats pour le défendre. Cette inversion des rôles a, dans le fait antisémite, une longue histoire : les nazis ont considéré mener une guerre de légitime défense contre les Juifs.

Admettre qu’Israël est coupable, c’est à la fois nier la réalité des faits et, par la rhétorique de victimisation employée, nier la liberté déployée par les vrais coupables, les infantiliser, les astreindre à un état de minorité aux mains perverses du faux coupable.

Considérer qu’Israël est coupable, c’est, dans le fond et de façon contre-intuitive, survaloriser Israël dans sa capacité à manipuler, c’est reprendre à nouveaux frais cette vieille rengaine du Juif tirant les ficelles en secret. L’antisémitisme, c’est toujours imaginer que le Juif a quelque chose de plus que l’autre n’a pas et vouloir ramener cette chose dans le giron de celui qui ne l’a pas : une terre, une berakha, une bénédiction, un pouvoir, une influence. L’antisémite veut faire démentir la prétendue élection juive.

Le 28 octobre 2023, une nouvelle manifestation “en soutien au peuple palestinien” était prévue à Paris. Elle a été interdite par les autorités du pays. Malgré cette interdiction, 4 000 personnes ont bien manifesté. Doit-on laisser faire, par peur ? Doit-on se taire, parce qu’en nommant les choses, nous allons faire peur et avoir peur ? L’État a donc décidé, peut-être, de laisser faire cette manifestation pour éviter les dérapages, pour ne pas qu’on l’accuse de provoquer, par peur des “représailles”, mais des représailles de qui ? Contre qui ? C’est le monde à l’envers : la désobéissance serait permise en France dès lors que vous êtes suffisamment nombreux pour vous imposer ? Comment l’État peut rassurer les Juifs français quand les Juifs français voient que l’État a lui-même peur ? Tout Juif dans le monde a aujourd’hui l’impression d’avoir un contrat sur sa tête.

Notre Président tient, avec raison, un discours d’équilibre, nuancé, en assurant Israël de son droit à se défendre, et dans le même temps appelle à protéger les populations civiles palestiniennes. Au-delà de cette posture rationnelle et humaine, nous ne pouvons nous empêcher de voir transparaître des préoccupations internes à notre pays : la France a peur de l’embrasement intérieur, de l’affrontement d’une partie du pays contre une autre, sa position d’équilibre devient un équilibrisme fragile, qui doute, qui a peur. Ça tient encore, mais ici l’affaire est question de nombre : que se passera-t-il le jour où la population hostile à Israël, aux Juifs, à l’Occident, aux valeurs héritées des Lumières, population toujours prompte à dénoncer les processus de domination structurels de l’Occident, population qui se sent toujours plus victime, sera plus nombreuse que la population qui adhère encore aux modes de vie et aux valeurs occidentales ?

L'”atmosphère de passage à l’acte” met au jour une autre ambiguïté. Une ambiguïté qui tient au langage, à la capacité de nommer, de désigner. Les responsables du pogrom du 7 octobre sont donc des “terroristes”. Je mets des guillemets au mot “terroristes”, non pour leur dénier le statut de terroristes qu’ils sont sans aucun doute, mais pour questionner notre adaptation de la langue : nous les désignons comme “terroristes” alors qu’eux refusent ce signifiant. Le mot “terroristes” est un mot que nous plaquons à une réalité que nous évaluons comme porteuse du sens de “terroristes”. Nous estimons, avec notre grille de compréhension, d’émotion, que c’est la terreur qui domine dans leur action, et que c’est donc la terreur qu’ils nous infligent qui doit devenir la principale source de signification quand nous les désignons. Or eux ne se signalent pas ainsi. Ils se vivent comme des “combattants” et, avant tout, comme des “musulmans” (cf. Charte du Hamas).

La distinction ressurgit en France à chaque attentat : si nous sommes bien victimes d’une violence islamiste, nous ne sommes pas victimes d’une violence des musulmans. La formule “pas d’amalgame” nous permet, ainsi, de séparer les islamistes des musulmans. Le langage a cette double fonction de description du réel et de prescription du réel. Il est donc, par essence, ambigu. Quand nous disons “ce sont des islamistes et non des musulmans”, décrivons-nous le réel tel qu’il est présenté par les acteurs que nous tentons de désigner, ou prescrivons-nous une façon de les considérer, hors de la façon qu’ils souhaitent, eux, se désigner ?

Dans la partition langagière qu’il nous est demandé de respecter, à savoir musulmans / islamistes / terroristes, l’enjeu principal est-il de bien nommer les choses ou de créer trois cercles d’appartenances qui ne se croisent pas, pour prescrire une façon de bien vivre ensemble, se respecter, ne pas verser dans la suspicion et la peur ?

Considérons un instant cette seconde hypothèse. Peut-être que cette partition du langage est donc imaginative, une invention utile à la vie en commun, laquelle deviendrait impossible si nous devions nous méfier de chaque musulman en le considérant comme un terroriste en puissance. Mais est-ce la peur qui doit nous empêcher de nommer les choses ? Je ne dis évidemment pas que tout musulman est terroriste, cela est faux et nous devons tout faire pour contribuer à un climat de sérénité dans notre pays. Mais doit-on sacrifier une partie de la vérité sur l’autel de la peur de l’affrontement ? Si les terroristes ne sont pas des musulmans, si effectivement les trois cercles d’appartenance musulmans / islamistes / terroristes ne se croisent pas, quand un terroriste agit en tant que “musulman”, en se nommant  “musulman”, pourquoi les membres du cercle “musulmans” ne rejettent-ils pas, en bloc, une telle affirmation du terroriste ?

L’étanchéité entre les trois cercles n’existe peut-être donc pas. Certes, quelques voix individuelles de membres du cercle “musulmans” se sont élevées pour dénoncer le terrorisme et affirmer l’imperméabilité entre les “musulmans” et les “terroristes”, mais il n’y a pas eu, il n’y a toujours pas de manifestations monstres de musulmans criant “Pas en notre nom”. Quand nous désignons des terroristes de “terroristes”, il y a donc, paradoxalement, euphémisation de ceux que nous désignons. Un euphémisme protecteur du bien-vivre ensemble, certes, mais un euphémisme qui dissimule une partie du phénomène qu’il faut comprendre.

Telle est l’étendue du problème : d’où vient la difficulté – pour ne pas dire l’impossibilité – des fidèles de la religion musulmane de se distinguer en masse de ceux qui commettent des atrocités en son nom ? Ici se love la question fondamentale, le cœur du phénomène de terrorisme islamiste. Tant que l’islam, la communauté de ses croyants, n’aura pas coupé, d’une rupture franche, visible par tous, incontestable, avec ses fondamentalismes et leur absolu mortifère, ni la situation au Proche-Orient ni l’accroissement des pressions en France ne trouveront de solution définitive, mais seulement “une atmosphère de passage à l’acte”.  

© Philippe Gabizon

Philippe Gabizon est écrivain

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