Le réalisateur des “Patriotes” et créateur du “Bureau des légendes” connaît bien les services secrets. Il apporte son expertise au “Point” dans un entretien accordé à notre confrère Jean-Luc Wachthausen.
Le réalisateur Éric Rochant. © Vincent Loison/SIPA / SIPA
Réalisateur, en 1994, des “Patriotes”, un film majeur sur le Mossad, les services secrets israéliens, Éric Rochant s’est toujours intéressé aux méandres de la géopolitique, à l’image de sa série à succès, Le Bureau des légendes, grand récit spectaculaire sur le monde du contre-espionnage et notamment la course au nucléaire en Iran. Choqué par cette attaque massive du Hamas sur Israël, il répond aux questions du “Point”.
Le Point : On pointe du doigt les défaillances des services de renseignements israéliens. Qu’en pensez-vous, vous, le réalisateur du “Bureau des légendes” ?
Éric Rochant : On a un peu de mal à penser que les renseignements israéliens aient juste dit “voilà ce qui va se passer” à un pouvoir qui ne fait rien, ne veut pas les croire, ne veut pas en entendre parler, sans en référer en plus haut lieu… Et quand bien même ce même pouvoir aurait été surpris, pourquoi cette attaque a-t-elle pu être menée ? Les services de renseignements préviennent le pouvoir et s’il n’y croit pas ou ne veut pas y croire, il y va de sa responsabilité. Regardez le déclenchement de la guerre en Ukraine : les Américains ont prévenu de l’invasion préparée par les Russes, mais personne ne les a crus. Donc c’est vrai qu’il ne suffit pas que les services de renseignements sachent et communiquent. Encore faut-il que le pouvoir politique les écoute.
Pourquoi cette attaque de masse marque-t-elle un tournant dans l’histoire d’Israël ?
Israël est un petit pays et l’ampleur de l’attaque terroriste est absolument démentielle. C’est un tournant dans son histoire parce que sa prétendue toute-puissance militaire est complètement remise en cause. Gilles Kepel a raison de comparer cette attaque du Hamas au 11 Septembre et non à la guerre du Kippour. C’est un traumatisme d’une tout autre ampleur. Il va y avoir chez la population un manque de confiance complet envers le pouvoir politique et l’armée. La situation est monstrueuse et on ignore tout, vu le nombre d’otages.
Vous écrivez sur X (ex-Twitter) : “L’extrême droite sécuritaire au pouvoir en Israël devra rendre des comptes devant cet échec majeur et tragique”. Ce n’est quand même pas Benyamin Netanyahou qui a favorisé l’attaque massive du Hamas ?
Ma première réaction, dès les premières heures, sans connaître l’ampleur de cette attaque du Hamas, était de me dire : “Comment est-ce possible, alors que le gouvernement actuel s’est constitué sur la base d’un discours ultra-sécuritaire ?” Avec lui, déclarait-il, la sécurité israélienne serait garantie… Aujourd’hui, encore une fois, tout le monde pense à la guerre du Kippour qui a été une surprise et a marqué l’échec et la remise en cause des services de renseignements alors qu’ils étaient encore mythifiés. Mais là, c’est vraiment l’échec du pouvoir qui s’est constitué sur la base d’un discours très dur envers les Palestiniens. Je ne suis pas le seul à le penser. Elie Barnavi écrit justement que tout cela a été rendu possible par la stupidité du gouvernement en place.
Certains observateurs, comme Dominique Moïsi, évoquent une forme d’ “hubris” [sic]. Pour eux, Israël ne pensait pas que le Hamas soit capable d’une telle opération. Que pensez-vous de cette analyse ?
Je ne suis pas d’accord avec lui.
Derrière cette attaque terroriste se cacherait la main de l’Iran, qui soutient le Hamas. Pour l’auteur du Bureau des légendes, quelle lutte géopolitique est en train de se jouer sous nos yeux ?
Le rapprochement d’Israël avec l’Arabie saoudite semble être l’une des raisons pour lesquelles le Hamas a organisé cette attaque terroriste. C’est une question de leadership dans la région, sur fond d’opposition entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Va-t-il y avoir un coup d’arrêt de la normalisation de ses relations et du rapprochement avec Israël ? Les populations civiles sont les victimes de cette lutte qui passe au-dessus de leur tête. Le Hamas, ce sont les terroristes de l’Iran, et ils sont en train de provoquer la souffrance de deux peuples.
Que pensez-vous de certaines réactions de la classe politique française ? Elles vous étonnent ?
Les réactions de Jean-Luc Mélenchon, de LFI et de l’ultragauche ne me surprennent pas. Ce sont ceux qui font semblant d’être surpris qui m’étonnent toujours.
Vous qui avez réalisé il y a dix ans “Les Patriotes”, et, plus tard, “Le Bureau des légendes”, série à succès sur le contre-espionnage, imaginiez-vous un tel scénario ?
Oh, si, je pouvais parfaitement le concevoir… La situation au Moyen-Orient a été un peu oubliée à cause du Covid, du conflit en Ukraine ou des tensions entre la Chine et les États-Unis. Mais il n’a jamais été réglé et c’est sanglant, terrifiant. Je suis très, très pessimiste. D’autant que quand on considère la guerre en Ukraine, les tensions entre la Chine et les États-Unis suspendus à une élection présidentielle incertaine, la situation mondiale semble devenue totalement imprévisible. Partout, on commence à remettre en cause la démocratie et à subir cette espèce de tentation morbide du chaos, du tout brûler, du tout foutre en l’air. C’est déprimant. Et tragique.
© Éric Rochant © Jean-Luc Wachthausen.
On pointe à juste titre les défaillances des services secrets israéliens, peut-être la réticence à faire remonter à l’échelon politique (à moins que la politisation des fonctionnaires ait joué) ou encore l’aveuglement de l’échelon politique. L’avenir dira ce qu’il est exactement. Mais alors que dire des services secrets occidentaux, notamment américains qui, n’ont eux non plus rien vu venir ? Peut-être qu’à l’heure de la surveillance et de la guerre électronique, nos ennemis opèrent “à l’ancienne” et arrivent à passer sous les radars…