Le thriller de l’été. Liquidation à Pôle Emploi -36- Judith Bat-Or

Un crissement de pneus derrière elle a déchiré le silence. Putain, c’est quoi ce bordel ? Les vingt-quatre heures du Mans ? Elle s’est retournée vers le bruit. Ainsi font les humains. Par curiosité, par instinct, ils se tournent vers les bruits soudains. Inutile de lutter. Elle-même s’y est appliquée pendant de nombreuses années. Pour se distinguer du troupeau. Quoi qu’il advienne alentours, elle demeurait stoïquement sourde. Le regard fièrement tendu dans la direction opposée à celui de ses voisins. Elle adorait se sentir seule à brider son élan. À ramer à contre-courant. Elle avait espéré avec le temps prendre le pli. Pourtant, malgré l’entraînement, ne pas courir vers l’événement, ne pas ralentir pour mater à l’approche d’un accident, pour aller renifler le sang, et partager après les détails croustillants, lui coûtait un effort de volonté constant. N’ayant jamais pris le pli, elle a déclaré forfait, il n’y a pas si longtemps, et accepté de lâcher la bête qui ruait en elle. À bientôt soixante ans – encore merci, Dominique ! –, elle était enfin prête à abandonner le combat pour des causes perdues superflues. Mais uniquement les superflues. Car oui, certaines causes perdues méritent d’être défendues. Les causes perdues essentielles. Ou perdues provisoirement. Comme par exemple ? On s’en fout !

Elle s’est donc retournée et a vu une voiture débouler dans la rue d’en face et foncer droit sur elle. À vingt mètres d’une école primaire ?! a-t-elle pesté en s’éloignant de la bordure du trottoir, avant de se raviser et revenir sur ses pas. Au lieu de reculer comme une froussarde qu’elle n’était pas, elle allait relever son numéro de plaque. Et il verrait ce qu’il verrait, ce couillon de macho. Il ferait moins le mariole, quand il recevrait son PV. Elle n’a même pas réussi à déchiffrer le premier chiffre. Dans un hurlement de freins, le bolide du couillon de macho a pilé juste devant elle. Des hommes en ont surgi. Les portières ont claqué. Avec un ensemble étonnant. Putain, les gars, c’est pas le moment. Mais pour eux si, apparemment. Et elle s’est retrouvée cernée par quatre monuments.

La première frayeur surmontée – à elle-même, elle peut l’avouer, elle a eu la peur de sa vie –, Laurence reprend ses esprits.

« Joli déballage de biceps, attaque-t-elle d’emblée. Messieurs, je vous en prie, si je peux vous aider, n’hésitez pas à demander. Vous avez l’air un peu pressés.

– Qu’est-ce que tu fous ici ? saute l’un des assaillants l’étape des préliminaires.

– On se tutoie déjà, mon frère ? »

Il l’a arrêtée du regard. Et s’approche d’elle, menaçant. Raison supplémentaire, bien qu’elle n’en mène pas large, de continuer sur le ton de la provocation. Laurence Baron ne cède pas à l’intimidation. Surtout avec Dominique qui planque dans les parages. Et qui ne devrait pas tarder. Pourtant, il tarde, on dirait. On ne peut compter sur personne. Elle n’a plus qu’à tenter de tenir ces gars en respect et de gagner du temps.

« D’accord, tu es charmant, poursuit-elle donc son persiflage. Mais pas très souriant. Alors que le sourire, tu vois, c’est excellent pour la santé. Pour le moral, aussi. Pour tout. Et c’est tellement plus sexy ! Ça vaudrait le coup d’essayer.

– Police ! » la coupe un autre, parce que plus conciliant, pour recadrer la discussion et éviter une escalade.

« Flicaille ou racaille, même engeance. De près comme de loin impossible de faire la différence. De la mauvaise graine de violence », aurait-elle certainement pensé, si elle n’avait pas tant peiné à cacher son soulagement. Car, même engeance ou pas, elle préfère de beaucoup avoir affaire à ces brutes-là, qu’à celles qui sévissent de l’autre côté de la loi.

« Eh bien, voilà. Quand on veut. Merci, Monsieur le policier, de relever le niveau. Parce que, votre copain, faudrait qu’il revoie ses manières.

– Qu’est-ce que vous faites ici ? aboie le conciliant

– Je crois que je pourrais vous retourner la question. 

– Il est interdit de porter la burqa dans l’espace public.

– Eh bien, si vous permettez, ce n’est pas une burqa, mais un niqab, nuance.

– On n’est pas là pour discuter, intervient un troisième agent. La loi, c’est la loi, Mademoiselle.

– Mademoiselle, moi ? Oh, le flatteur. Mais c’est vrai que je les fais pas. Et puis, cette tenue rajeunit.

– Papiers ! crie le premier.

– Délit de sale gueule, je m’insurge ! Si j’étais pas Arabe, personne ne me demanderait de montrer mes papiers. Et de quoi on m’accuse, d’abord ?

– Excusez-moi, se jette alors Dominique dans la mêlée.

– C’est pas trop tôt ! » l’accueille Laulau.

Les policiers l’accueillent, eux, un peu moins cordialement. Laurence n’a pas eu le temps de l’agonir de reproches, qu’il est déjà maîtrisé, les bras tordus en arrière et le visage de travers plaqué contre un mur de pierres. À ce spectacle, son sang de justicière ne fait qu’un tour. Elle vole à son secours.  

« À quatre contre un, c’est pas fair-play. En plus, le pauvre, à son âge ! en profite-t-elle au passage pour goûter une petite revanche.

– Arrête, Laulau, c’est pas le moment, articule Do, péniblement. Messieurs, s’il vous plaît, écoutez. C’est un malentendu. Je vais vous expliquer.

– C’est ça, vas-y, fais ton fayot.

– Assez ! Vos gueules, tous les deux ! explose le plus nerveux. On parle chacun son tour. Et quand on y est invité.

– Invité, la bonne blague », marmonne Laurence dans son voile. 

Le policier choisit de ne pas avoir entendu : 

« Sinon on n’y comprend plus rien. 

– Forcément, quand on est bouché.

– Qu’est-ce qu’elle a dit, la connasse ? finit l’autre de perdre son calme.

– La connasse te dit merde !

– Laurence, ton vocabulaire !

– Il n’avait qu’à pas commencer.

– Messieurs ! Ouh, ouh ! c’est moi », hèle une femme joyeusement le déploiement policier.

Quel cul bordé de nouilles ! se félicite Laurence. Les choses s’annonçaient mal pour elle. Cette irruption l’a sauvée. Elle remercie sa bonne étoile, incarnée exceptionnellement par la commère du quartier. Elle l’a reconnue à sa voix, unique – heureusement ! Et cherche maintenant son prénom dans sa mémoire de passoire. Elle se rappelle vaguement qu’il s’agissait d’une sainte. Anne ? Thérèse ? Marie-Madeleine ? La sainteté n’est pas vraiment son domaine d’expertise. Si elle n’avait pas tant charrié le père Jean ! Même pas. N’importe quoi ! Ça ne l’aurait pas avancée de ne pas chahuter en cours de catéchisme – des folles béatifiées, il y en a des milliers –, et elle aurait moins rigolé. De toute façon, il est trop tard. Et voilà la sainte, essoufflée, qui s’incruste dans la ronde, avec ses rouleaux sur la tête – elle ne les enlève donc jamais – et son peignoir délavé.

« Plus on est de fous plus on rit ! salue Laurence son entrée. 

– Bonjour, Messieurs, l’ignore la voisine bigoudis. C’est moi qui vous ai appelés. Ça faisait au moins trois quarts d’heure qu’elle rôdait avec sa burqa. J’ai trouvé ça suspect. Avec ce qui se passe, ces derniers temps. Et l’école à côté. Vaut mieux vous déranger pour rien que le contraire, pas vrai ? Parce que, moi, je dis, on sait jamais. Des fois, on se méfie pas, et après c’est trop tard, alors, vous comprenez…

– Vous avez eu cent fois raison, l’interrompt l’agent conciliant.

– Bernadette ! s’exclame Laurence, dont les efforts de mémoire ont fini par porter leurs fruits. C’est moi, Laulau, tu sais bien ? La copine de Zaza ? Zaza, la revenante. La copine de tonton Émile. Laurence, comme ta belle-fille.

– Une Laurence arabe ? C’est ça ! souffle l’autre, en roulant des yeux, puis à l’attention des agents, comme pour se justifier : Je vous assure, Messieurs, j’ai pas d’amis arabes. Même pas un. C’est très simple. Je ne fréquente pas ces gens-là. » 

Y a pas de quoi se vanter ! s’énerve Laurence, mais se tait. Question de priorité. Car ce cirque n’a que trop duré. Et elle vient de réaliser que cet intermède policier, quoi que divertissant, risque de compromettre le sauvetage de Zaza. Il est temps de conclure. De trouver un arrangement. Et disperser l’attroupement avant que Hugo n’arrive.

« Mais enfin, Bernadette, je ne suis pas arabe, rectifie-t-elle, dégoûtée de devoir tomber si bas. L’habit ne fait pas le moine.

– Le moine, qu’elle dit ! Le moine ! En plus, elle est cinglée, cherche la sainte un soutien du côté des forces de l’ordre. Remarque, c’est pas étonnant. Pour être terroriste, faut quand même être un peu frappé.

– Merci pour le signalement, craque l’agent conciliant. Maintenant, veuillez circuler et nous laisser opérer.

– Exactement, Bernadette. T’es mignonne, mais fous-nous la paix, l’enfonce Laurence gaiement. Ces messieurs et moi-même, nous allons régler le problème. Entre personnes civilisées.

– Personnes civilisées, c’est la meilleure de la journée ! grommelle Bernadette, vexée, en secouant la tête dans un cliquetis de rouleaux. 

– Messieurs, je reconnais tout, poursuit Laurence imperturbable – au prix d’un effort louable. J’ai commis une erreur.

– Une infraction à la loi.

– Une infraction, voilà. Je le regrette et je m’excuse. Donc, si vous voulez bien vous écartez un peu, je vais enlever ce machin.

– Arrête, Laulau, mais ça va pas ? Tu vas aggraver ton cas, réagit Dominique.

– Toi, boucle-la, ordonne le policier silencieux jusqu’ici, en resserrant sa prise sur les bras de son prisonnier.

– Allez-y, Madame, on est là, enchaîne le plus nerveux, brusquement adouci. Votre mari n’a pas le droit…

– Mais non, je ne suis pas…

– Toi, la ferme, ne me les casse pas ! Allez, Madame, enlevez ça. Personne ne peut vous obliger à porter cette bur… Ce… Ce machin, comme vous dites. Ne vous inquiétez pas. On vous protègera.

– Ce n’est pas du tout ça. Dis-leur, Laurence, enfin ! C’est juste qu’elle n’a rien en dessous ! 

– Mais non, Do, tu m’as crue ?! Putain, qu’est-ce que t’es naïf ! C’était pour déconner. »

Là-dessus, elle se débarrasse de son déguisement et apparaît en mini-jupe et décolleté vertigineux.

« Alors, tu me remets, la sainte ? demande-t-elle à Bernadette.  

– Ben oui, mais ça prouve rien, rétorque l’autre de mauvaise foi. Il paraît justement qu’elles sont toutes habillées en salope par en-dessous. Et qu’ils mentent tous comme ils respirent. Que c’est une stratégie. Qu’ils font semblant d’être comme nous. Pour faire leur truc après. Si vous voulez mon avis…

– On n’en veut pas, la rembarre l’agent conciliant à cran. Et vous, c’est Laurence comment ? 

– Laurence Baron, pour vous servir, lui tire-t-elle sa révérence. 

– Ce n’est pas drôle, Madame. On n’est pas là pour s’amuser. Alors, ce sera un PV. Et c’est pas cher payé, franchement. En plein Vigipirate, se déguiser en terroriste !

– Putain, mais pourquoi terroriste ! Ce n’est pas la burqa qui fait le terroriste. Quel ramassis de couillons, je vous jure !

– Cette fois, la vieille folle, ça suffit. Notre patience a des limites. T’es bonne pour le commissariat, tranche-t-il en l’embarquant.

Ses collègues lui emboîtent le pas.

– Oh non ! S’il vous plaît, non ! Je ne le pensais pas vraiment, se débat Laurence vainement. C’est parce que ma copine… Nom de dieu, lâchez-moi ! Si vous faisiez votre boulot, je n’aurais pas eu à faire ça. Jamais là où il faut, ces flics ! Jamais où on en a besoin. Attendez ! Putain, attendez ! Dominique, s’il te plaît ! Toi, tu restes, ok ? Tu l’attends. Tu continues tout comme prévu. Merci d’avance ! Je t’adore !

© Judith Bat-Or

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