Le Thriller de l’été. “Liquidation à Pôle Emploi -34- Judith Bat-Or

Embarquement immédiat

« Va te cacher ! Va te cacher ! Je ne veux pas te partager ! » braille Johnny à l’antenne. « Reste là, ne sors pas, je ne veux pas que les autres te voient. » Au volant, Dominique se balance en musique. À quinze ans, il avait vaillamment résisté à l’entrain de cette chanson. Et de toutes ses semblables. Cet effort pour ne pas aimer la variété devait contribuer, avec tant d’autres, acharnés, à l’intégrer dans sa famille – il détonnait chez les Augereau – qui estimait ce genre vulgaire et son public, populaire, donc inculte, grossier, méprisable.

Son père, homme de mérite, et polytechnicien – on s’arrangeait toujours pour glisser ce détail, apparemment capital, dans les présentations –, lui avait inculqué, à coups de sermons quotidiens, le mépris des paillettes et des succès fulgurants, afin de le prévenir contre ses facilités. Car Dominique était doué. En général. Pour tout. Si on ne s’en méfie pas, les dons sont une malédiction !

Selon les prophéties de cet ingénieur en chef, les vedettes du yéyé, « ces espèces de vauriens », sans aucune exception, avec leur mine radieuse et leur argent vite gagné, paieraient un jour très cher leur bonheur immérité. « Ces étoiles, Dominique, ne font jamais long feu. Des étoiles peut-être, mais filantes. Tous ces petits crétins, ces France Gall, ces Johnny et ces Eddy Mitchell, tu sais ce qu’ils deviennent après ? Quand ils arrêtent de briller ? Eh bien, je vais te le dire. Ils ne deviennent rien. Personne n’entend plus parler d’eux. Ils sombrent dans la solitude et dans l’anonymat. Le plus souvent aussi ruinés ! » 

Cette promesse de désolation demeurait en suspens. Comme une épée de Damoclès. Au bout du compte paternel, la gloire passagère paraissait presque pire que l’échec. Effet d’une chance indue, presque d’une escroquerie. Ainsi, les Augereau, ces épris de justice, n’appréciaient guère que les génies, aux œuvres testées et approuvées par des siècles de renommée. On respectait surtout ceux qui avaient créé et croupi dans la misère pour mourir comme des chiens, mais, à titre posthume, échapper à l’oubli. Ses parents, son grand frère aussi, semblaient vouer un culte à la souffrance d’autrui. Lui en avait conclu que rien de bon, jamais, ne résultait du plaisir. Pour survivre à la mort – la plus noble raison de vivre –, il fallait en baver. Et il en avait bavé.

De ce point de vue, au moins, il a sacrément réussi. Parce que pour le reste, eh bien !… En tout cas, raté pour raté, autant en profiter. À la radio, entre-temps, Johnny a passé le relais. « C’est beaucoup moins inquiétant de parler du mauvais temps », sirupe Sardou maintenant.

« En chantant ! s’égosille Dominique en chœur avec lui.

– Et c’est tellement plus mignon de se faire traiter de con…

– En chantant ! » 

Ah non, c’est en chanson ! Ben évidemment, pour la rime ! Bravo, Michel, t’es un champion ! En plus, ça rime avec chanson ! Et il éclate d’un rire léger comme son humeur.

« On s’éclate bien sur Nostalgie, la radio des vieux cons ! s’assène-t-il joyeusement.  Dis donc, ça boume, moi, aujourd’hui ! »

En plus, il parle seul. Rien d’étonnant, remarque ! À force de discuter avec les macchabées, il a appris à se suffire en matière de conversation. Quant à son état de vieux con. Pas de surprise non plus : jeune prétentieux, vieux con, c’est net, comme évolution. Quand la vie suit son cours pépère !

Sauf que dans le cours de sa vie, il ne conduit pas en chantant. Même pas en sifflant. Sauf qu’il n’écoute jamais d’autre station que France Culture depuis son âge le plus tendre. Sauf que la nostalgie, il s’en balance pas mal. Qu’il ne regrette pas son enfance. Encore moins son adolescence. Quoique, sur l’échelle du cauchemar, difficile de les distinguer ! Sauf qu’il a le sourire au cœur. La poitrine gonflée de bonheur. Sauf que rien n’est comme d’habitude. Sauf qu’il se sent tout excité. Et qu’un pépère tout excité, ça n’existe pas !

« Ça n’existe pas, termine-t-il à haute voix, puis continue en mimant. Pas plus qu’une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête. »

Là-dessus, il croise le regard de son voisin de feu rouge. Il le salue de la main. Poliment. Parce qu’il est ainsi.

« Et pourquoi pas, d’abord ? le prend-il a témoin, le sourire en banane en travers du visage. Hein, pourquoi pas ? C’est vrai ! Pourquoi pas un pépère, tout con et tout excité ? »

L’autre baisse sa vitre pour l’entendre.

« Excusez-moi ! Vous disiez ?

– C’est vert, lui crie Dominique, sans ouvrir sa fenêtre, et démarre en bolide. Youhou ! » 

Tout excité. Et pourquoi ? Non par ce qu’il s’apprête à faire. Piéger un sale morveux. Et libérer sa pauvre mère. Non. Même pas pour cela. Simplement parce que Laulau. Car elle seule lui importe. Qu’elle le tourne en bourrique, le mène par le bout du nez, lui marche sur les pieds. Au contraire, il en redemande. Parce qu’elle sublime le quotidien. Qu’elle l’emmène toujours plus loin – pourtant, il a bourlingué –, à un rythme ébouriffant. Qu’elle l’oblige à se dépasser. Qu’elle lui donne envie d’oser. D’oser l’absurde. Le ridicule. D’oser risquer de se planter.

Laurence a toqué au carreau, sans descendre de sa moto. « Dépêche, putain ! » a-t-elle crié, en faisant vrombir le moteur, comme un biker américain. Elle adore le raffut. Il a fermé la boutique. À peine s’est-il installé, le casque à moitié sur la tête, qu’elle a lancé sa bête dans un rugissement furieux.

« C’est la course ! lui a-t-elle hurlé par-dessus le boucan.

– On dirait, en effet !

– Tu te changes et tu fonces. Et tu fais gaffe en roulant ! Luciole n’est pas au courant que t’as emprunté sa caisse. Et je crois que son assurance ne couvre pas tous les dégâts, ni tous les conducteurs d’ailleurs. Mais bon, l’assurance, on l’emmerde. »

Bien que lui n’en soit pas encore à se moquer des lois, il ne l’a pas contredite.

 « Je t’ai collé l’adresse avec l’itinéraire à l’intérieur du pare-soleil. On se retrouve sur place. Au plus tard à 18h30. Faut y être avant qu’il se pointe. Ah oui, et ne va pas non plus te garer devant sa baraque. S’il reconnaît la voiture, toute l’opération est foutue.

– C’est une Clio blanche, Laulau. On ne peut pas faire plus passe-partout.

– On sait jamais.

– Ben si !

– N’empêche. »

Sur le plan, Laurence a écrit : « Après le marché, à droite, dans la rue Désiré Préaux ». Désiré Préaux souligné. Puis, elle a ajouté en rouge et entre parenthèses : « Qui c’est ce mec d’abord ? » suivi d’une ribambelle de points d’exclamation. 

« j’en sais rien, moi, Laulau ? Franchement, pour qui elle me prend ?! » souffle-t-il irrité d’ignorer la réponse.

Un peu flatté, malgré tout, qu’elle le croie aussi cultivé, il fouille dans sa mémoire. Désiré Préaux. Désiré Préaux… Peut-être un résistant. Ou un obscur chercheur. Sûrement un communiste. Et puis tant pis, après tout, abandonne-t-il, vexé. Je ne suis pas non plus une encyclopédie !

En tournant dans la rue, comme Laurence le lui a commandé à distance, il entre sans transition dans un monde apaisé. À quelques mètres du centre ville, de sa crasse, de son bruit. Presque un village en plein Montreuil. Cette ville tout en surprises. Pas forcément des meilleures. Tout en contrastes aussi. Entre ses quartiers à clapiers, désincarnés, surpeuplés, avec vue sur gazons râpés, et ses coins protégés, joliment arborés, pour bourgeois encanaillés.

Et voilà, la rue des Carrettes. Aucun problème pour se garer. Bien sûr, par ici, chaque maison a son garage privé. Le bobo, ça vote écolo, ou mieux encore gaucho, ça prône partage des richesses. Mais attention, pas les siennes. Pas question de renoncer à son petit confort. Ni à sa petite auto. Dominique le sait bien, il en était un lui-même. Heureusement, il s’en est sorti. Changement de sujet, vite ! s’ordonne-t-il résolu à préserver sa bonne humeur, avant d’arrêter le moteur pile quand Sardou, enfin, se tait. « Tous les garçons et les filles de mon âge ! » enchaîne une Françoise Hardy, au comble du désespoir.

« Faut pas pousser mémère », lui coupe Dominique le sifflet.

Le silence revenu, il reprend soudain pied dans la réalité, où il est encastré dans une boîte à sardines. Personne à part Laurence n’aurait pu le persuader d’asseoir son mètre quatre-vingt-dix dans cette mini-voiture. Et d’enfiler un bleu de travail répugnant de saleté. Quand elle le lui a tendu avec la caisse à outils – « Comme ça, t’as toute la panoplie ! » –, il s’est rebellé, pour la forme. On a sa dignité.

« Tu aurais pu le laver !

– Mais non, idiot, qu’est-ce que tu crois ? Que j’avais un bleu taille géant qui t’attendait dans mon placard? Je l’ai achetée pour toi. Exprès pour l’occasion. Mais tu pourras la garder en souvenir, si ça te branche. Je l’ai juste customisée, par souci d’authenticité. Et je me suis super marrée. D’abord, je l’ai piétinée avec des pompes dégueulasses. Après, j’ai renversé dessus tout ce que j’ai pu trouver, tu vois. Café, huile, cendre… Quoi d’autre ? Ah oui, des brûlures de clope. À la fin, j’ai séché. Et voilà le résultat. Plus vrai que nature, tu vois. Tu y as cru, même de près. »

Devant ces arguments massues, il a obtempéré. Ensuite, pour vérifier sa crédibilité, elle l’a fait défiler. Elle l’a jugé « parfait ! » dans cet accoutrement. « Cette coupe te met en valeur. C’est incroyable. J’te jure. T’as de ces biscotos ! J’avais jamais remarqué. » 

Maintenant, en plombier de service, il attend qu’elle daigne apparaître. Car il ne la voit nulle part. Alors qu’elle a tant insisté sur l’importance d’arriver tôt. Elle ne manque pas de culot. Surtout qu’il étouffe là-dedans. Coincé sans pouvoir bouger. Et si, plutôt que s’énerver, il profitait de son avance pour aller repérer les lieux ? Oui. Excellente idée. Avec ou sans caisse à outils ? Avec, ce sera plus discret. Allez, s’encourage-t-il à s’extirper de la Clio. 

À peine pose-t-il un pied dehors que son portable sonne. 

« Qu’est-ce que tu fous, bon dieu ? attaque Laurence aussitôt. 

– Comment ça, qu’est-ce que je fous ? Je m’occupe, si tu veux savoir. Ça fait une heure que je poireaute.

– Espèce de baratineur. Tu viens d’éteindre le moteur. Retourne à l’intérieur.

– C’est malin, ça. T’es où ? On ne joue pas à cache-cache.

– Je ne me cache pas. Je suis là. 

– Où ça ?

– Là, juste devant toi. À cinquante mètres. T’es aveugle ?

– Non, y a personne. 

– T’es sûr ?

– Sûr et certain. 

– Regarde bien. 

– Y a seulement…

– Eh oui, c’est moi. On avait dit incognito ou on l’avait pas dit ? »

© Judith Bat-Or

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