Daniel Sarfati. Eli et “Shalom Haver”. La mort du courage politique

Passée une certaine heure de la nuit, Tel Aviv ressemble à Gotham City. 

Tours sombres aux lumières rouges et vertes clignotantes.

Grues qui s’activent, après les chaleurs du jour, profitant de ces quelques heures de fraîcheur relative. 

Sirènes incessantes d’ambulances, de véhicules de police, c’est la nuit que les malades ont peur de la mort et que les malfrats croient que la ville est à eux.

C’est la nuit que les moustiques des anciens marécages de Neve Tzedek se jettent sur leurs proies. 

Je suis une proie de choix. 

Ma peau doit dégager une essence rare de phéromones qui met les moustiques dans un état de frénésie extatique. 

C’est sans compter sur les chauves-souris, mes alliées. 

Un essaim de chauves-souris volant à basse altitude, en escadrille serrée. Un battement d’ailes feutré. Une ombre mouvante dans le ciel. 

Elles se ruent sur l’ennemi. 

L’ennemi c’est le moustique. 

Les chauves-souris sont frugivores mais elles se délectent de cet insecte qui rajoute du goût à une alimentation trop fade. 

Une fois repues, elles zèbrent les murs blancs des bâtiments Bauhaus de leurs déjections rougeâtres. 

J’aime les chauves-souris. 

Eli, un copain d’origine turque m’a invité chez lui, et nous avons fini de dîner sur le toit de son immeuble. Au huitième étage. 

Il nous a fait une spécialité kurde. Une “lahmajoun”, une sorte de pizza à l’agneau et à la tehina. 

Eli est un féru de politique et de culture françaises. Il profite toujours de mon passage à Tel Aviv pour mettre ses connaissances à jour. 

Il insiste pour parler en français et veut que je corrige ses fautes. 

“Qui est ce Mecque que veulent inviter vos écolos ?”

Il ne s’appelle pas Mecque mais Médine…

A moins que tu ne veuilles dire “mec”, dans ce cas ça ne s’écrit pas pareil… C’est un rappeur qui fait des tweets antisémites et intitule son album Jihad. 

“C’est recyclable, l’antisémitisme ?”, me demande Eli. 

Les écolos français se sont justifiés, en disant que pour eux, c’était une façon de traiter les déchets, en l’invitant. 

Eli n’est pas convaincu. 

“De toute façon, je n’aime pas le rap…

Mais j’adore la chanson française. Je vais mettre un disque de Michel Sardou”.

J’ai toujours cru Eli de gauche, il a participé à toutes les manifs boulevard Kaplan. 

Là, j’ai un doute. 

Tu soutiens Bibi, maintenant ?

Eli est indigné. Il est passé à l’hébreu.

“Tu es malade dans ton âme !”

Une expression qui veut dire que j’ai complètement disjoncté. 

J’essaye d’expliquer.

Il y a une polémique en France. Michel Sardou est catalogué chanteur de droite, et sa chanson “Les lacs du Connemara” serait répugnante, contraire aux valeurs de la gauche humaniste. 

Méfie-toi, Eli, si tu écoutes trop souvent Sardou, tu vas finir par voter pour le Likoud. 

Eli est sous le choc. 

“Je n’ai peut-être pas bien compris les paroles… Mon français n’est pas excellent… Je peux mettre un disque de Jean Ferrat ?”

Ça tu peux encore. 

Mais tu sais, la gauche en France a beaucoup évolué. Qui sait si sa chanson “La Montagne” ne sera pas un jour interprétée comme une apologie de la bourgeoisie ayant les moyens de partir aux sports d’hiver. 

Finalement, Eli a mis un disque d’Arik Einstein.

Sa chanson “Shalom Haver”, “Au-revoir Ami”, qu’il a chanté devant des milliers de personnes, a capela, après l’assassinat d’Itzhak Rabin. 

Cette chanson m’émeut toujours. 

Elle n’est ni de droite ni de gauche. 

Elle pleure la mort du courage politique.

© Daniel Sarfati

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