Hommage prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur lors des funérailles de Hervé Temime hier 14 avril 2023

Hommage à Hervé Temime prononcé par le rabbin Delphine Horvilleur lors de ses funérailles le 14 avril 2023 – 22 Nissan 5783 à Paris.

Nous nous apprêtons à énoncer les mots de la tradition juive avec lesquels, de génération en génération, nous accompagnons nos disparus, des mots tirés de psaumes, et des prières répétées d’âge en âge lorsque la mort nous visite, lorsque nous honorons nos disparus.

D’une façon étrange, nos sages nous disent que ces mots sont un travail de justice. Qu’ils constituent en réalité une plaidoirie. Nous sommes en cet instant selon la tradition face à un tribunal qui siège dans le hauteurs sublimes, et nous, l’humanité, nous accompagnons l’un des nôtres qui s’apprête à rencontrer un juge.

Tant et si bien que dans l’Histoire, il est arrivé que des rabbins portent aux enterrements des robes noires, exactement comme celles que vous portez en cet instant, comme pour dire qu’ils s’engageaient à assurer la défense d’un client pour qui ils avaient bien l’intention plaider non-coupable.

Mais en présence de l’homme que nous accompagnons aujourd’hui, ces mots vont résonner un peu différemment. Ces mots que jevais énoncer tout en sachant que personne au monde ne saurait mieux faire sa propre plaidoirie que lui… que nous allons juste tâcher d’être à la hauteur de son art, de sa passion de la justice, et de la dignité de l’homme que nous accompagnons maintenant, avec affection et admiration. 

Ce discours, j’aurais voulu l’écrire entièrement sur des “fiches jaunes”, pour lui rendre cet hommage puisque cette semaine, sa famille et ses collaborateurs m’ont confié qu’Hervé Temime préparait toujours ses plaidoiries et ses dossiers sur des fiches jaunes. Apparemment, il était persuadé que cette couleur portait chance – cela faisait partie de ses petites croyances, parmi d’autres. Il insistait par exemple pour toujours porter la même chemise blanche sous sa robe d’avocat les jours de procès.  Et il était persuadé que si on gagne au casino la veille d’une audience, c’est plutôt bon signe pour le dossier.

Hervé Temime n’était pas du tout religieux, au sens traditionnel du terme. Il pouvait même se moquer férocement des pratiques un peu obsessionnelles des uns et des autres mais il avait des tas de rituels à lui; une certaine façon de composer avec le hasard et avec la chance.

Peut-être parce qu’il était profondément joueur – il jouait au poker tous les lundis ou presque –, il savait lire les signes, interpréter les regards. Et il savait jouait aussi avec les mots et la force du débat et savait persuader. C’est avec la puissance de ce jeu, le témoignage de cet esprit vivace que je veux commencer à l’évoquer.

C’est une tâche difficile d’évoquer Hervé Temime aujourd’hui, non seulement parce que beaucoup a déjà été dit et écrit sur la grandeur de cette homme et la trace qu’il laisse dans le monde, mais aussi parce qu’il nous faut maintenant raconter son histoire à des gens qui, précisément, sont venus le voir un jour pour lui raconter leur histoire.

Je sais que nombre d’entre vous ici ont eu avec lui cette rencontre, ont pu, à un moment, gagner son écoute extraordinaire, ont pu se raconter à un homme qui saurait conseiller ou qui saurait défendre, qui saurait dire ou qui saurait se taire. Lourde tâche que celle de raconter l’histoire d’un homme à qui tant de gens ont raconté la leur.

Cet exercice est d’autant plus périlleux qu’il y avait chez lui de la complexité, de la subtilité et un art de manier les paradoxes:
– Il savait créer une puissante complicité tout en refusant toute familiarité.
– Il savait calculer mentalement plus vite qu’une machine, mais jamais il ne comptait ni son temps ni son énergie pour tendre la main à d’autres.
– Il était discret mais ne détestait pas qu’on le repère. Il aimait sans doute que l’on parle de lui – et sans doute aurait-il aimé vous voir si nombreux à son enterrement qu’il souhaitait, d’ailleurs à Paris, “pas trop loin du Café de Flore”, avait-il précisé. Hervé Temime aimait ce luxe ou cette lumière, certes, mais il chérissait plus encore la discrétion et le secret.

Je l’ai entendu raconter, dans une interview que, souvent, au téléphone, on lui demandait: “Où es-tu?” et qu’il mentait sur le lieu où il se trouvait, simplement parce qu’il détestait l’idée qu’on puisse le suivre à la trace. Sophie, sa femme, me disait qu’il lui arrivait parfois de sortir de chez lui par le garage juste pour que le concierge n’ait aucune idée de ses horaires de vie. Non pas qu’il ait eu quelque chose à cacher, mais il chérissait sans doute la liberté de ne pas tout exposer. Et des secrets, il a su en garder comme personne, ceux de la défense, ceux de la confiance et de la confidence, cela a sans doute contribué aussi à faire de lui l’immense avocat qu’il est devenu. 

Je ne vais pas parler de sa carrière hors du commun que d’autres évoqueront bien mieux que moi, ses collègues, ses collaborateurs dont il était si fier et qu’il encourageait à rêver grand, à qui il disait de ne placer aucune limite, de ne rien juger impossible, ni évoquer tous  ses mentors (Émile Pollak, Robert Badinter, Jean-Yves Liénard ou Henri Leclerc) ni encore ses amitiés si puissantes, (Thierry Herzog, Pierre Haïk qu’il venait d’accompagner à sa dernière demeure, Jacqueline Laffont et tant d’autres aux cotés desquels il s’est construit).

Moi je veux vous parler de ce qui a sans doute permis à cet homme d’emprunter un tel chemin de justice. Et pour le dire sans le trahir, il faut sans doute remonter au début de son histoire, à la naissance d’un petit garçon à Alger en 1957, un fils pour Jean et Helyett, et bientôt un grand frère pour Hugues. Très tôt, Hervé perd son papa et connaît le deuil irréparable, la plus grande des injustices de son enfance, une injustice qu’on ne répare pas, qu’on ne dépasse pas mais dont il fera, étrangement, une force ou, disons, un pilier de résilience, une quête de reconstruction infinie.

Hervé fut un enfant aimé, formidablement aimé par une mère et une grand-mère qui, selon ses mots, auraient pu faire passer la mère de Romain Gary pour un modèle de maltraitance. Comme Gary qu’il adorait, Hervé a su très tôt qu’il repousserait toutes les limites, qu’il avait sur ses épaules de telles “promesses de l’aube” et la force des êtres qui se savent merveilleusement aimés et que rien n’arrêtera.

Versailles puis Paris, et une vie qui se construit, la reconnaissance qui vient, celle du monde du droit pénal et du droit tout court, et la capacité pour un homme qui a grandi sans père de devenir une figure paternelle et tutélaire pour une nouvelle génération d’avocats qui se construisent et grandissent dans ses traces.

La possibilité de devenir père tout-court aussi, à son tour, le papa de Jean dont il fut si fier. Dans un entretien à la radio, je l’ai entendu dire que rien ne l’avait rendu plus fier que d’emmener son fils voir des matchs de tennis à Roland-Garros ou de l’accompagner à la Coupe du monde de foot en 1998. Il disait qu’il avait passé la finale à regarder son fils regarder la finale et que sa joie alors fut une des plus grandes de sa vie. Ainsi se raconte au mieux la transmission entre les générations. Une transmission qui est aussi celle qu’il offrira à Arpad, Anastasia et Athina. 

Cette transmission qui, vous le savez, est si chère à la tradition juive. Herve était très juif, non par sa pratique ou sa croyance, mais sans doute par son sens de l’humour, celui des hommes qui savent que la vie est une façon de composer avec le tragique. Il disait qu’il ne pouvait être ami qu’avec des gens qui avaient connu la souffrance et qu’il ne pouvait rire aux éclats qu’avec des personnes que la vie n’avait pas épargnées. Comme s’il fallait être un peu cassé, un peu fêlé pour que l’humanité se faufile vraiment au dehors, et le touche.

Et puis Hervé était juif par son sens du débat, son art de ne jamais tomber d’accord avec son interlocuteur, juste pour le principe, son sens du désaccord et de ce qu’on appelle en hébreu le pilpoul, la controverse talmudique. Il pouvait débattre de tout, de politique ou de prêt-à-porter, de comparaison entre les boutonnières des chemises françaises et italiennes, du talent de John McEnroe ou de l’art de la vente aux enchères.

Mais surtout, il était juif enfin par son sens profond de la justice, et sa quête de réparation du monde qui fonde notre tradition bien plus puissamment que quelque croyance ou théologie.

Son nom même le racontait mais, pour le savoir, il faut parler un peu hébreu. Ce nom apparaît dans la Bible, dans le livre de la Genèse, et pas n’importe où: un homme est connu dans la Bible pour être le plus grand de tous les avocats, c’est Abraham. Un jour, tandis que Dieu lui annonce qu’il va détruire les villes de Sodome et Gomorrhe et punir l’humanité en frappant aveuglement, Abraham fait la plus grande des plaidoiries de la littérature biblique. Il dit à Dieu: Mais enfin, comment oses-Tu  agir ainsi?  punir en même temps le coupable et l’innocent? Le juge de toute la Terre serait-il incapable d’exercer la justice? Dieu va alors changer d’avis et alléger son jugement. À ce moment, l’Éternel en personne se tourne vers Abraham et lui dit : “Je vais contracter avec toi une alliance : Hitalekh lefanay et heye tamim. Tu marcheras devant moi et tu seras intègre.” Ou, plus exactement, Dieu dit à Abraham : “Marche devant moi, montre-moi le chemin toi-même… et heye temim, et sois Temime.

L’homme que nous accompagnons aujourd’hui porte en hébreu le nom de l’intégrité, mais il est surtout l’homme à qui Dieu dit : Prends les devants. Ne me suis pas, ne m’obéis pas, ne te cache pas derrière moi, mais guide l’humanité, avance en première ligne vers la droiture et la justice. Aucun avocat au monde n’a porté de plus grand nom que celui-là.

Alors, tandis qu’il marche devant nous en ce jour de jugement, il nous revient dans sa trace, d’être Temime, d’honorer sa mémoire en suivant un chemin d’intégrité.

Puissiez-vous être à la hauteur de cet homme qui fut merveilleusement aimé, et qui a chéri la vie et la justice, qui a eu à cœur de transmettre et de défendre, de jouer, de débattre, de protéger et d’aimer. Puissiez-vous entourer ses proches, sa femme Sophie, sa mère Helyett, son fils Jean et tous ceux qu’il a aimés, de votre présence et de votre affection. Que la mémoire d’Hervé Temime soit pour vous tous une bénédiction.

© Delphine Horvilleur

TJ adresse ses condoléances particulièrement attristées à la famille et aux amis d’Hervé Temime

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