Lorsque Michel Dray converse avec Boualem Sansal

Dans son chef d’œuvre Les Hommes de Bonnes Volontés, Jules Romains fait dire à l’un de ses personnages : « Chaque rencontre vaut une vie. L’existence humaine est ainsi faite d’une quantité extraordinaire de destins.» Vous qui avez une formation d’ingénieur, un doctorat d’économie, qui avez été universitaire, consultant et chef d’entreprise puis haut fonctionnaire au ministère de l’Industrie, rien ne vous prédisposait à devenir écrivain jusqu’au jour où votre ami le romancier Rachid Mimouni vous a conseillé d’écrire. C’était aux pires moments de la guerre civile en Algérie. Pensez-vous comme Jules Romains à l’importance des rencontres ?

« Chaque rencontre vaut une vie » et inversement, toute vie est une rencontre à faire. L’homme n’existe pas seul. Même seul au fond du désert, l’homme se vit dans la rencontre, il se rencontre lui-même dans la solitude, il rencontre sa mémoire qui lui rappelle les vies dont il est à présent coupé, il rencontre le désert qui est une magie vivante quand notre rythme propre d’animal pensant entre en résonance avec sa respiration minérale. Au bout, dans le délire de la solitude, il rencontrera peut-être Dieu et c’est dans le désert a toujours été au cœur des grandes rencontres, c’est dans le désert qu’Abraham, Jésus et Mahomet ont rencontré Dieu, c’est dans le désert que les anachorètes vont chercher ce même miracle. 

A notre petite échelle, dans la vie profuse et superficielle dans laquelle nous baignons, certaines rencontres nous déterminent, elles nous révèlent quelque chose qu’il nous faut chercher à comprendre. C’est un professeur qui m’a fait aimer les maths, non pas seulement comme science exacte mais comme une quête dans le mystère infini des nombres ; « Tout est nombre » disait Pythagore. C’est un autre professeur qui m’a poussé dans les bras de la littérature, qu’il voyait comme une porte d’entrée royale dans la philosophie. Il disait que toute la philosophie, dans toutes ses déclinaisons, est dans le langage, dans ce mystère absolu qu’est le mot. C’est mon ami Rachid Mimouni qui m’a fait découvrir ce que l’écriture apporte de force intérieure car disait-il, elle est la confrontation entre le réel et le symbolique, entre la réalité et son récit, entre soi et l’autre qui cohabitent en chacun de nous, entre l’écrivain et le lecteur qui construisent ensemble l’œuvre commune. 

Comme en tout, il faut à un certain moment commencer à s’affranchir, ne pas tomber dans la dépendance, ne pas imiter, ne pas répéter ; il faut s’inventer soi-même et chercher la vérité par son propre chemin. La rencontre est un merveilleux tremplin pour se donner du courage, prendre son élan et s’envoler mais une fois en l’air, il faut voler de ses ailes. Si on retombe après plusieurs essais c’est qu’on n’est pas un oiseau mais autre chose qu’il faut découvrir.

On vous définit comme l’un des chefs de file de ce qu’on a très vite appelé  « littérature d’urgence ». C’est quoi être un écrivain pour vous ? Un témoin, un accusateur public, ou encore une sorte de prophète qui hurle au milieu d’une foule qui n’entend pas toujours ? La littérature n’est-elle pas une forme d’accomplissement de la résilience?

On peut donner mille définitions de la littérature, et autant de l’écrivain. Si on entre dans le détail, on s’en posera mille autres: qu’est-ce que la fiction, la langue, le style, le lien entre l’œuvre et son auteur, etc.

Vous avez parlé de la « littérature de l’urgence », expression par laquelle un journaliste a qualifié mon premier roman, « Le serment des barbares ». Il ne savait pas si l’objet qu’il tenait en main, une fiction, un roman historique, un polar, un discours politique, une étude journalistique, un exorcisme, un essai philosophique ou un réquisitoire, un livre d’exécrations comme il s’en écrivait dans l’Egypte antique, dans lesquels on exécrait l’ennemi du moment, assyrien, hittite, babylonien, pour mobiliser le peuple contre lui, comme il s’en écrivait contre les Etats-Unis en Corée du Nord de Kim Il Sung et dans la Chine de Mao, ou chez les islamistes contre l’Occident pour former des kamikazes. Il a trouvé cette expression « littérature de l’urgence » qui veut dire beaucoup et rien à la fois. Elle a fait souche, et depuis on qualifie de littérature de l’urgence ce qui s’est écrit durant la décennie noire et qui avait pour sujet la guerre. Dans la quatrième de couverture du serment des barbares, Gallimard avait qualifié mon texte de rabelaisien. C’est dire si ces qualifications sont relatives. 

Mes discussions avec Rachid Mimouni portaient souvent sur ce point, moi qui suis amoureux de la grande littérature, française, russe, américaine, je voulais savoir dans quelle catégorie il mettait certains ses romans, notamment le fleuve détourné et Tombezza, Il ne savait pas trop. Pour moi, ces romans avaient à voir avec l’archipel du goulag de Soljenitsyne et Si c’est un homme de Primo Lévi.

A cette époque, nous étions au plus fort de la décennie noire (1993-1994), j’étais taraudé par une question existentielle : que faire, s’exiler, s’engager dans le combat politique contre les islamistes et contre la dictature militaire, mais comment quand on est un simple fonctionnaire, prisonnier du système ? Je voyais le combat de Mimouni porter ses fruits, on l’écoutait en Algérie, lors de ses tournées en Europe il informait le monde sur la réalité algérienne, sur l’islamisme. Son combat me fascinait. Un jour il dut quitter le pays et se réfugier au Maroc. Il mourut à Paris le 12 février 1995, d’une hépatite violente. A partir de là, ma décision était prise. En 1996, la rage au ventre, j’ai entamé l’écriture du Serment des barbares. Il sera publié en septembre 1999. A cette date, l’islamisme était vaincu militairement mais vainqueur sur les autres plans, il domine la société, impose ses codes au gouvernement, il sert de modèle aux islamistes du monde entier, s’implante en Europe, au Moyen-Orient, au Sahel, alors que l’armée qui a gagné militairement gouverne aujourd’hui un pays ruiné, elle est rejetée par le peuple, isolée à l’échelle mondiale, et ses chefs menacés du TPI.

La décennie noire achevée, s’est posée à moi la même question : que faire, retourner à mon travail, reprendre le fil de sa vie ? J’y avais longuement réfléchi, mais le feu de la lutte brûlait en moi, j’ai donc continué. « L’écriture ou la vie », se demandait Jorge Semprun à son retour de Buchenwald. Il a choisi l’écriture. J’ai fait pareil. J’ai eu avec lui de longues conversations sur cette question.  Je l’avais bien connu : à la sortie du Serment des barbares, il s’était proposé d’en tirer un scénario et de le porter à l’écran avec Costa Gavras. Son idée était de faire une suite au film Z dont il avait écrit le scénario à partir du roman de Vassilis Vassilikos et qui a été tourné à Alger, en1969. Il a donc écrit le scénario et il est venu pour le tournage à Alger, qu’il revisitera plus tard quand il était ministre de la Culture de 1988 à 1991 dans le gouvernement socialiste de Felipe Gonzales. Chez moi, après avoir passé nos journées à faire des repérages à Alger et ses environs, nous passions nos soirées à parler de son expérience de militant au long cours et de ma petite expérience algérienne. Nous partagions la croyance que la littérature est un formidable instrument pour décrypter le monde et aider les gens à le comprendre. Songez à tout ce que la littérature de Camus, ce fils glorieux de l’Algérie, a pu apporter au monde, hier et aujourd’hui.

Les intellectuels ont ce pouvoir de parler au monde, par leurs livres, mais combien ont le courage de s’engager politiquement comme l’ont fait Semprun, Camus, Mimouni ? Si on fait le compte le bilan est maigre alors que le monde s’effondre sous leurs yeux. C’est non-assistance à peuples en danger. Pourquoi cette défection ? Nous sommes bridés par le politiquement correct, parce qu’il y a un rétrécissement dramatique des lieux de débats, parce qu’il y a une police de la pensée omnipotente ; parce que, faute de courage, nous avons abdiqué. Les intellectuels carrière dans les universités mais l’université n’est plus le lieu inviolable qu’elle était, elle est la gardienne de la bien-pensance et l’otage de ses étudiants C’est d’autant plus dramatique que la France en déclin rapide a besoin urgemment de son université pour se repenser, se renouveler, se redresser. 

Un autre point essentiel qui fonde votre œuvre c’est la façon avec laquelle vous jouez avec l’espace-temps. Les défunts étaient placés sous la même loi, celle du temps qui efface tout, écrivez-vous dans le Village de l’Allemand. Vos personnages sont sans cesse en équilibre entre un passé dont ils n’ont pas su (ou pas pu) et un futur particulièrement sombre. Pensez-vous, pour paraphraser Talleyrand que nous avons tout oublié et rien appris ?

Le temps est le premier constituant de la vie, avant la matière et l’espace. A notre échelle, il nous permet de conjuguer nos actes et d’ordonner la vie dans des catégories cohérentes. Les notions de passé, présent et futur sont essentielles à la construction de notre vision du monde, mais cet équilibre peut se rompre et l’on se retrouve à vivre soit dans le passé, comme le monde musulman ou dans le futur lorsque le progressisme disqualifie le passé comme ce fut le cas en URSS et en Chine qui a détruit toutes traces de sa culture et de son patrimoine millénaire ou seulement dans le présent lorsque le savoir fait défaut. 

Remarquez cette chose combien significative : à l’école on apprend l’histoire et la géographie en même temps, mais à peine sorti de l’école exit la géographie, on ne parle que de l’histoire. La raison est que l’histoire est vie et mouvement et que la géographie est vue comme un décor statique qui donc invisible. Le temps, c’est notre histoire, celle de nos familles, de notre nation, du monde. Sur ces points la géographie ne nous dit pas grand-chose.

La culture influence notre perception du temps. Pour l’Occident nourri aux Lumières, le temps est linéaire, il va du moins au plus, du passé au futur, d’où l’idée de la construction, du progrès, de l’évolution. A l’autre bout, le monde musulman vit dans un passé figé, celui de l’Hégire, pour lui le progrès éloigne de la matrice. Le résultat est qu’il ne produit rien, il reproduit, il n’invente rien, il sacralise l’héritage.

On pourrait dire que l’éducation de l’enfant en Occident consiste à imprimer dans sa conscience une carte du temps, qui le structure autour des trois pôles : le passé qui raconte l’origine de la nation, le futur qui décrit les défis à venir et le présent qui est le temps de la responsabilité, il modère la transition. Pour le monde musulman le seul temps important est le moment où Dieu a parlé à Mahomet, A un autre bout, les peuples primitifs dans les forêts d’Amazonie vivent dans un éternel présent, le passé n’existe pas, il n’a laissé aucune trace physique de son passage, et le futur est au mieux la saison qui vient. Parler de différences culturelles n’est pas idoine, il s’agit de différences temporelles inconciliables. Nous n’avons pas tous le même GPS temporel. En s’appropriant le pouvoir d’écrire le récit du monde, le christianisme ordonne le temps selon son agenda liturgique ; il a trouvé un bon équilibre entre les trois âges du temps, passé et futur et le présent pour trait d’union. C’est la trinité.

Ces différences dans la façon de conjuguer le monde sont à l’origine des déchirements qui règnent à notre époque et que les mouvements de populations tendent à accentuer. Le temps comme déterminant culturel est en effet au cœur de plusieurs de mes romans.

Depuis le Serment des Barbares vous apparaissez clairement comme l’un des chefs de file du roman dystopique c’est-à-dire qui nous renvoie à un futur encore plus sombre que notre présent. L’info tue l’info, l’habitude est un sédatif puissant et la terreur, un paralysant violent écrivez-vous dans le Train d’Erlingen ou la Métamorphose de Dieu paru en 2018.  Le monde serait-il devenu si sourd aux dangers qui l’entourent ?

Le problème fondamental pour moi est l’apparition d’une rupture ontologique entre l’individu et la société, entre le récit individuel et le récit national, et même mondial puisque la mondialisation oblige les nations à se lire comme simple chapitre dans le roman mondial. Cette disjonction, due à la surestimation de l’individu moderne, libéré de toutes entraves morales et religieuses, évolue très vite dans toutes les directions (sexualité, identité sexuelle, philosophie), et la sous-estimation de la société bridée par la masse, qui évolue lentement voire stagne et régresse, est selon moi en train d’inventer des monstres dont on ne soupçonne pas la dangerosité. Le fait de ne plus savoir/pouvoir nommer les forces qui s’affrontent en nous et autour de nous ajoute à l’angoisse. Incriminer seulement les mondialistes qui en cherchant à abattre les frontières traditionnelles pour sortir de la « Cité de Dieu » et de la Cité de la Nation-Secte » pour construire la « Cité de l’homme-monde » ou la Cité nietzschéenne du Surhomme » de demain, est un peu court. Les économistes sont peut-être plus proches du bon diagnostic, le système mondialisé de la consommation qui ne voit l’homme que comme consommateur (et tout consommateur est insatiable) est en train de détruire le système de la production qui lui est forcément parcimonieux puisque la ressource est rare et que le monde est fini. La compétition entre deux systèmes aussi opposés, l’un créant des consommateurs insatiables et des montagnes de déchets et l’autre des producteurs parcimonieux mais qui sont obligés de pressurer la planète pour satisfaire la demande, est le grand danger qui menace l’humanité. Cette compétition a atteint ses limites.  Deux produits en montrent toute l’absurdité, le téléphone portable et l’automobile, deux produits très consommateurs de ressources rares, fabriqués par des professionnels de haut niveau, conscients donc du mal qu’ils infligent à la planète, et consommés par des consommateurs insatiables, de plus en plus inconscients puisque de plus en plus jeunes ; aujourd’hui les enfants à partir de 10 ans possèdent tous un téléphone portable à la mode et tous les jeunes au-dessus de 18 ans possèdent ou veulent posséder une voiture. Parler ensuite de pollution, du réchauffement climatique et des inégalités dans le monde est une sacrée hypocrisie, voire une complicité dans la destruction de notre écosystème, autrement dit un crime contre l’humanité. Avec ça il y a de quoi écrire trente dystopies effroyables.

Comment sortir de ce cauchemar orwellien ? Écrire des dystopies ne suffit pas, la littérature est elle-même prise dans la problématique du « téléphone et de la voiture pour tous ». Chaque année la production de livres, donc de destruction d’arbres, met sur le marché une énorme quantité de livres. Il y a une demande, il faut la satisfaire, telle est la logique du marché, malgré le fait que les trois-quarts de ces livres iront au pilon. On détruit des forêts pour produire des livres qui seront détruits sitôt imprimés. C’est fou !

Dans votre roman 2084, la fin du Monde, largement inspiré du chef d’œuvre de Georges Orwell, 1984, vous écrivez : l’abilang n’était pas une langue de communication comme les autres puisque les mots qui connectaient les gens passaient par le module de la religion. Ce positionnement on ne peut plus clair nous ramène à votre carrière d’essayiste. Dans votre premier essai Poste restante Alger: lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes, paru en 2006 mais surtout dans Gouverner au nom d’Allah islamisation et soif de pouvoir dans le monde arabe paru en 2013 vous décrivez l’islamisme tel un boa constrictor qui a eu le temps de bien s’entortiller autour de nos sociétés à la seule fin de les étouffer pour de bon. Quel constat dresseriez-vous aujourd’hui ?

Le boa a bien grossi depuis, il a tous les pays musulmans et se lance aujourd’hui à l’assaut des autres pays, en s’appuyant sur les communautés musulmanes qui s’y trouvent, généralement confinées dans leurs quartiers où elles ont reproduit le mode de vie du pays d’origine. Très vite il s’est imposé et imprime sa marque dans nos référents politique, culturel, juridique, économique. Champion de l’entrisme, il a infiltré les institutions du pays, universitaires en premier, et de là il diffuse son enseignement dans le pays. Le résultat est remarquable, l’islam est aujourd’hui la deuxième religion de l’Europe, la première sans doute en nombre de pratiquants assidus, ses organisations ont pignon sur rues, émargent sur les budgets publics, influence les affaires de la cité. Face aux phénomènes de rejet qu’il a pu susciter sur son chemin, l’islamisme a développé des stratégies très efficaces, il a fait de la dénonciation du racisme, de l’islamophobie et de la discrimination, le bélier de son offensive contre ceux qui dénoncent son expansion et son projet de conquête.

Face à cela on observe deux attitudes : il y a ceux qui voient en l’islam un danger mortel pour la civilisation occidentale et qui disent qu’il faut combattre. On est dans la guerre de religions, qui dégénérera forcément en guerre mondiale et il y a ceux qui pensent que les musulmans vivant en Occident ont fait le choix de la modernité, de la démocratie et de la laïcité, voire de l’athéisme et qu’il n’y a rien à craindre de leur islam, il n’a pas vocation à rejoindre le projet islamiste, qui serait pour eux un épiphénomène qui finira par refluer et disparaître. L’Europe se trouve ainsi, forcée la stratégie des islamistes, divisée entre les pour et les contre l’islam et on voit reparaître des oppositions d’une autre époque : entre patriotes et collabos, français de souche et français de papier, France libre et France dhimmisée. Sans aller au complot, au projet d’islamisation de l’Occident, en restant sur le seul plan mécanique, je vois qu’en s’installant en Occident l’islam a imprimé des évolutions puissantes qui peu à peu modifient la structure interne de l’occident. Un équilibre pourrait s’établir si l’occident produisait des champs de force aussi puissants, mais ce n’est pas le cas, l’Occident a vieilli, il est en déclin et donc enclin à céder face à un concurrent énergique qui refuse le dialogue et le vivre-ensemble. Face à un Occident miné par les égoïsmes nationaux et partisans, l’islamisme soutenu par une internationale islamiste unie se voir jouer gagnant.

Dans Abraham ou la Cinquième Alliance vous abordez un registre sur lequel on ne vous attend pas forcément. Votre personnage principal Brahim est la réincarnation du patriarche Abraham et alors que l’action se situe entre 1916 (accords Sykes-Picot) et l’indépendance d’Israël (1948) votre héros, pour aller à la recherche de Dieu refait tout le chemin de l’ancienne Canaan jusqu’au Néguev. C’est à la fois un voyage biblique et un cheminement initiatique. Ce livre me paraît sans doute le plus important de toute votre œuvre précisément parce qu’il donne une formidable clé pour vous comprendre, vous l’écrivain complexe que vous êtes. Comme dans les autres romans, vous jouez avec l’espace-temps. Mais si pour ma part je considère ce livre comme un éloge de la spiritualité j’y vois également une mise en procès des religions et des prêtres, sources de totalitarisme et de culpabilité. Partagez-vous cette analyse ?

Puisque vous parlez d’espace-temps, je vais puiser dans mes connaissances d’ingénieur et faire un parallèle entre les affirmations de la religion et les problèmes scientifiques que les hommes ont eu à affronter pour se construire une vision cohérente de l’univers. La mécanique classique, que nous vient de Galilée et de Newton nous donne un modèle qui explique plutôt bien le monde par les forces qui s’y déploient, notamment la gravitation universelle. Cette vérité qui paraissait si parfaite a peu à peu été battue en brèche parce qu’elle n’expliquait pas tout et pis contredisait gravement certaines observations. Il a fallu, bon gré mal gré, rompre avec cette vérité et adopter une autre, tirée de l’immense cerveau d’Einstein qui nous dit que le mouvement des planètes ne doit rien à la force de gravitation, qui n’existe tout simplement pas, mais tout à la structure courbe de l’espace-temps. Cette nouvelle et extraordinaire Vérité rencontra elle aussi ses limites. Ses lois ne sont pas universelles et ne s’appliquent pas à l’échelle atomique. Et ainsi est née la physique quantique. L’idée aujourd’hui est de trouver le moyen d’unifier ces trois « vérités » pour arriver à la Vérité universelle. Pour les deux premières c’est fait, pour la troisième ça parait pour le moment impossible mais on cherche du côté de la théorie des cordes par exemple qui semble prometteuse, en tout cas on lui a déjà trouvé un nom « la théorie quantique de la gravité ».

On devrait pouvoir faire la même chose avec les religions qui ne sont après tout que des théories pour expliquer le monde, qu’on doit pouvoir modifier, développer, unifier si possible, abandonner pour un modèle plus performant, etc. 

On dira que ce n’est pas la même chose. Mais si, c’est la même chose, les savants comme Galilée, Newton, Einstein, Schrödinger,  Bell, Boltzmann, étaient des prophètes, ils sont venus avec une nouvelle vision du monde, ils ont formé des disciples et des courants de pensée qui ont fait progresser la connaissance, accompli des miracles et au plus profond de leur théorie, ils ont vu le visage Dieu. « Je veux connaître les pensées de Dieu. Tout le reste n’est que détail », disait Einstein, c’est bien là un propos de prophète.

Figer une religion est aussi absurde que figer une théorie scientifique dans son cadre initial et fermer la porte à la recherche. Si on avait sacralisé les théories de Einstein, la mécanique quantique nous serait inconnue et nous n’aurions aujourd’hui aucune de ses applications, quasi miraculeuses, qui structurent notre modernité : le téléphone portable, la télévision, le laser, les satellites, l’ordinateur, le GSM, ni aucun des équipements médicaux modernes. 

C’est par là que les religions ont pêché, elles ont cru détenir la vérité absolue et fait de tout le reste des détails. C’est le très grand drame de l’islam, il a fermé toutes les portes de l’ijtihad, l’effort de réflexion et d’interprétation, et s’est enfermé dans un univers figé, sans âme, sans avenir, se nourrissant d’un passé ressassé jusqu’à l’indigestion. L’idée qu’on a pu faire d’une religion censée chanter la gloire de Dieu cette chose étriquée est insupportable, elle a enfermé le croyant dans le fatalisme, la stérilité, et au bout dans la colère et le ressentiment contre l’autre. Quand de plus il fait silence sur ceux qui tuent, violent et pillent en son nom, c’en est proprement révulsant. Je suis déçu qu’au XXIe siècle il ne s’est pas trouvé un seul intellectuel musulman d’envergure mondiale capable de rassembler une centaine de ses pairs pour refonder l’islam. Ils seraient les premiers protestants musulmans. L’islam a besoin aujourd’hui de protestants pour le sortir de l’enfermement misérabiliste dans lequel l’ont enfermé les Torquemada islamistes.

Dans quel pays, une telle démarche serait-elle possible ? Ce pays doit être une démocratie laïque, avoir une longue expérience du monde afro-arabo-musulman, avoir en son sein une communauté musulmane importante en nombre et en qualité qui pourrait faire volant d’inertie et entrainer une vraie grande réforme, cette communauté doit en outre être plurielle, comptant des sunnites, des chiites, des soufis, des kharijites. Au vu de cela, ce pays est tout désigné, c’est la France ; aucun autre ne satisfait tous ces critères. Ce serait une première historique, un pays chrétien qui réussirait à libérer de l’islam de ses vieux gardiens. Et en cesserait du coup de broder sur le vivre-ensemble, le dialogue inter-religieux, la paix des ménages et autres fariboles qui ne servent qu’à distribuer des rentes et des médailles pour former des clientèles. Je crois que l’islam renaîtra ou disparaitra en France. Dans les pays musulmans, il n’est plus qu’une horrible caricature de lui-même. Dans le monde anglo-saxon communautariste, il finira par n’être plus qu’une secte folklorique parmi les sectes évangéliques. Je crois que Sarkozy a été le seul à avoir compris le rôle éminent que la France pourrait jouer pour la rénovation de l’islam, en l’organisant dans un cadre républicain laïque, mais il a été trop brouillon et trop pressé, et au final il a aggravé la situation en offrant l’islam à l’UOIF, un club d’opportunistes, liés à la secte des Frères Musulmans.

Il ne faut pas être grand clerc pour deviner un avenir plutôt sombre. On a beaucoup interrogé le Sansal militant actif de la lutte contre l’islamisme mais peu ont tenté d’aller au-delà des réactions à chaud. Il y aura malheureusement d’autres larmes, d’autres douleurs. Les islamistes vous le dites vous-même, ont amorcé le commencement de leur histoire et sont bien décidés à aller jusqu’au bout puisque le temps n’existe pas pour eux. Comment voyez-vous la lutte contre l’islamisme en Europe aujourd’hui ?

Dans ma réponse à votre précédente question, j’ai fait devant vous le rêve éveillé de voir un jour prochain apparaître un Calvin ou un Luther musulman capable d’inventer l’islam protestant, qui par sa jeunesse, son désir de vérité, sa combativité, pousserait le vieil islam à s’ouvrir, à se débarrasser de ses oripeaux. Connaissant la pauvreté de ce milieu, je sais que ce réformateur charismatique n’existe pas, nulle part dans le monde. L’Allemagne qui a une grande tradition, en matière de révolution philosophique, religieuse, scientifique, politique, économique, pourrait éventuellement en fournir un, qui initierait cette révolution mais l’Allemagne est totalement soumise au politiquement correct, la peur d’être rappelée à son passé nazi l’a castrée.

Revenons à la triste réalité pour constater que la lutte contre l’islamisme n’existe pas, ni en France ni ailleurs. On est mobilisé contre le terrorisme et le djihadisme, c’est sûr, mais personne ne lutte contre l’islamisme et on ne le fait pas par peur de se voir accusé d’islamophobie, car l’islamisme et l’islam conservateur ne font qu’un, et aujourd’hui, sous la pression des islamistes radicaux, les musulmans sont peu à peu entrainés vers toujours plus de conservatisme. On saura lutter contre l’islamisme et son pendant l’islamisation, lorsque les musulmans sauront critiquer l’islam avec l’idée de le réformer, de l’intégrer dans la modernité et plus à le défendre bec et ongles contre je ne sais quelle islamophobie.

La lutte contre le terrorisme est elle-même source de tracas. Le terrorisme prend mille formes, dont une seule s’exprime par les armes. Quid des autres, les terreurs diffuses, les violences faites aux femmes, aux enfants, aux minorités ? Qui les combat ? Qui brisera l’omerta sur ces violences ? Personne, car ces violences sont inscrites dans le Coran et les hadiths et les dénoncer c’est dénoncer l’islam. On tourne en rond.

Le général de Gaulle avait une vraie foi en l’autorité de l’Etat. Pour lui, elle est la force qui permet à la nation de vivre et de prospérer dans l’unité et la paix. Il faut faire ça mais n’est pas de Gaulle qui veut, cette piste est impraticable aujourd’hui sauf à verser dans l’autoritarisme et la dictature. Aujourd’hui l’Europe est gouvernée par des technocrates irresponsables et les Européens refusent toute aventure en dehors des clous. Le laxisme et l’art de la reculade sont installés depuis trop longtemps, ils ont formaté les esprits au point qu’on ne sait plus seulement dire si une guerre au mortier en plein jour en plein Paris est une incivilité, un jeu de garnements, un ensauvagement passager ou une contamination qui évoluera vers le terrorisme et le djihadisme.

Inutile de penser à l’école publique pour polir tout ça, elle est l’otage de tant de coteries qu’on ne sait plus qui la dirige et à quoi elle sert à part garder les enfants pendant que les parents sont au travail.

Si on voit qui lutte contre le terrorisme, en l’occurrence les services de sécurité, on ne voit en revanche personne pour lutter en amont contre l’islamisme, sa radicalisation et enfin le terrorisme et le djihadisme. Les familles sont interpellées et appelées à prévenir ces dérives mais dans les quartiers dominés par les islamistes et les gangs, elles ne font pas le poids. Force est de constater que toutes les méthodes appliquées jusque-là pour combattre et la radicalisation ont échoué et celles qui sont présentement en cours d’application (lutte contre le séparatisme, le renvoi des imams extrémistes, l’arrêt du recours aux imans détachés du Maghreb, …) ne donneront pas plus de résultats. La réalité est celle-ci : 1) l’islam et l’islamisme sont installés et enracinés en Europe, portés par leur énergie propre, renforcée par des apports extérieurs, par l’immigration et par les encouragements multiformes de l’internationale islamique. 2) l’Europe se désagrège et se trouve sur une pente de déclin rapide, elle est corsetée par ses lois et prend coup sur coup sans pouvoir y répondre.

Le constat est celui-ci : la France et l’Europe sont trop faibles et trop divisées pour vaincre l’islamisme. La France et l’Europe doivent œuvrer en urgence et avec des moyens massifs à se renforcer et à s’unir. Le reste, comme disait Einstein, n’est que détails. Une Europe unie et forte sera comme la Russie, la Chine et les USA, insensibles à l’islamisme et ses prétentions conquérantes. L’Europe serait-elle trop bête pour ne pas comprendre que les faibles n’ont pas d’avenir dans le monde qui vient, et que la mondialisation n’est pas la paix et la prospérité pour tous comme elle l’a naïvement cru, elle est le terrain d’affrontements entre les forts.

© Michel Dray © Boualem Sansal

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