Ypsilantis. Notes de lecture. 2/3

« Avoir des opinions politiques, ce n’est pas avoir une fois pour toutes une idéologie, c’est prendre des décisions justes dans des circonstances qui changent », écrit Raymond Aron dans « Le spectateur engagé »

En lisant « Le spectateur engagé », entretiens Raymond Aron avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton.  

Léon Brunschvicg, l’un des maîtres de Raymond Aron à Normale Supérieure, un néo-kantien qui a étudié le développement de la pensée mathématique et de la physique et qui estime que la pensée philosophique doit être une réflexion sur la science capable d’adopter la rigueur scientifique.

La dualité des impératifs, la volonté de saisir la réalité et celle d’agir, dualité à laquelle Raymond Aron s’est toujours efforcé de répondre. Sa découverte de Max Weber, une découverte majeure.

Pour penser la politique, il faut être aussi rationnel que possible ; et pour faire de la politique, il faut utiliser les passions des autres. Raymond Aron : « L’activité politique est donc impure et c’est pourquoi je préfère la penser». Il fait son éducation politique en Allemagne, de 1930 à 1933, dans une Allemagne qui devient hitlérienne.

Raymond Aron toujours moins socialiste à mesure qu’il étudie l’économie politique. Son cœur est du côté du Front populaire, ce qui ne l’empêche pas de prendre la mesure de l’absurdité de son programme économique. Léon Blum, un grand homme à sa manière mais ignorant de l’économie, comme nombre de responsables du Front populaire. Les quarante-huit heures, le refus de dévaluer le franc.

Ses trois idées maîtresses : Le relativisme historique dans l’interprétation du passé / L’impossibilité d’un déterminisme global de l’histoire comparable au déterminisme marxiste / Pour penser politiquement dans une société, il faut faire un choix fondamental qui commence par l’acceptation ou le refus de la société dans laquelle nous vivons. Refuser la société c’est être révolutionnaire, soit faire le choix de la violence et de l’aventure, un choix par lequel un individu se définit. Mais à l’intérieur même de la société que l’on accepte, comme la société démocratique-libérale, l’individu est également appelé à prendre des décisions par lesquelles il se définit, comme la décision d’être pour ou contre tel ou tel gouvernement. De fait, on peut penser philosophiquement la politique ; et on se définit par la politique.

Son appréciation de Léon Blum, appréciation que je partage pleinement et que j’ai à plusieurs reprises exprimée au moins verbalement. Léon Blum, un homme supérieur mais qui n’a jamais vraiment compris les mécanismes économiques et la nature du phénomène totalitaire, à commencer par le national-socialisme. Sa formation intellectuelle était antérieure à 1914 ; or, à partir de 1914, le monde entra dans un processus de violence et de sur-violence que les hommes du XIXe siècle ne parvenaient pas à comprendre. La génération suivante (soit celle de Raymond Aron) comprit plus vite (car née dans une autre ambiance) qu’il se passait quelque chose de nouveau issu de la Première Guerre mondiale. Léon Blum, un homme intellectuellement et moralement supérieur mais qui n’a pas compris le programme économique du Front populaire car il ignorait l’économie en général. Un homme dont Raymond Aron fait l’éloge, Paul Reynaud, un homme qui a plaidé pour les mesures économiques nécessaires, qui a compris la nature du national-socialisme ainsi que l’importance des divisions blindées. « Sur les questions fondamentales des années 1930, Paul Reynaud, et lui tout seul, a eu raison ». Mais cet homme arriva au pouvoir alors qu’il était trop tard, bien trop tard.

A propos de « Réflexions sur la question juive », un livre qui n’est pas dénué de qualités mais qui a été écrit par un homme qui ignorait tout de la tradition juive et qui, de ce fait, jugeait que le Juif n’est juif que parce que les autres le jugent comme tel, ce qui est un peu court et même discrètement insultant. Certes, Jean-Paul Sartre n’avait nullement en tête d’insulter les Juifs, il était simplement ignorant de ce qui fait d’eux un peuple.

En 1947, Le Figaro est dirigé par Pierre Brisson, un socialiste à la tête d’un journal de droite. Les difficultés de Raymond Aron à s’entendre avec Hubert Beuve-Méry sur les grandes questions de la politique étrangère, Hubert Beuve-Méry qui lui avouera avoir toujours espéré collaborer avec lui. Il pensait que si Raymond Aron était entré au Monde, ce quotidien aurait évolué différemment et que les disputes entre Le Monde et Le Figaroauraient pris une autre tournure. C’était en 1977, année du départ de Raymond Aron du Figaro ; il y était entré en 1947.

Trouver le programme de constitution fédérale des États-Unis d’Europe rédigé par Michel Debré, une Europe avec un président de la République des États-Unis d’Europe. Durant la guerre, Michel Debré avait été un atlantisme des plus acharnés et, en 1949 ou 1950, il rêvait du général de Gaulle président de la République des États-Unis d’Europe. L’hostilité inexpiable du général de Gaulle envers Jean Monnet car il jugeait que ce dernier était supranational et espérait la fin de la France.

La création du Rassemblement démocratique révolutionnaire par Jean-Paul Sartre et David Rousset, une désignation que Raymond Aron juge bancale avec cette mise en rapport de « démocratique » et « révolutionnaire » : « On peut faire une révolution en vue de la démocratie, mais d’ordinaire on ne fait pas démocratiquement une révolution. »

Jean-Paul Sartre était un moraliste. Il ne jugeait pas seulement les opinions de Raymond Aron comme erronées mais coupables. « J’ai d’ailleurs toujours pensé qu’il était plus moraliste que politique. »

Raymond Aron ne se contente pas d’affirmer que l’U.R.S.S. est devenue ce qu’elle est par la seule faute de Staline mais parce que dès l’origine une certaine conception du mouvement révolutionnaire devait conduire au stalinisme, une appréciation intolérable pour Jean-Paul Sartre qui s’enferme dans la « logique » suivante comme dans un bunker : on ne peut condamner l’U.R.S.S. que si l’on participe au mouvement socialiste. Ceux qui s’opposent à ce mouvement sont moralement coupables. On se souvient de « Tous les anticommunistes sont des chiens ». Raymond Aron ne peut accepter une telle limitation de l’esprit critique.

Les intellectuels de gauche préfèrent l’idéologie (une représentation plus ou moins littéraire de la société souhaitable) à l’étude du fonctionnement d’une économie donnée, d’un régime donné, etc. Par ailleurs, ils considèrent que les questions pratiques ne les concernent pas. Ils envisagent des solutions à partir d’impératifs ou de postulats et non à partir d’une analyse de la conjoncture qu’ils laissent aux techniciens et aux technocrates.

Beaucoup lisent la presse pour y trouver ce qui justifie leur opinion ; ceux qui cherchent l’information constituent une minorité. Dans ses années de jeunesse, Raymond Aron se donne pour tâche d’être le spectateur engagé de l’histoire, ce qui l’a conduit à vouloir comprendre l’économie puis les relations internationales. Sa lecture d’un classique, « Histoire de l’art de la guerre » de Hans Delbrück. Le caractère à la fois mystérieux et intelligible des grandes guerres. N’y a-t-il que tumulte insensé ou bien peut-on y percevoir une espèce de rationalité ?

Sa méfiance du parti unique (comme en U.R.S.S.) le conduit à envisager la notion de pluralisme et une certaine conception du libéralisme politique et intellectuel, un libéralisme non pas fondé sur des principes abstraits (comme au XIXe siècle) mais sur l’analyse des sociétés modernes. Montesquieu a justifié le libéralisme par l’analyse sociologique, ainsi que l’ont fait Tocqueville et Max Weber, trois penseurs dont se réclame Raymond Aron.

« La politique étrangère est un exercice de truands ou de gangsters. Quand on a un ennemi immédiat, on a tendance à aider un ennemi futur et lointain contre l’ennemi immédiat. »

La morale initiale de tous les mouvements révolutionnaires (dont la Révolution française) : pour créer une société parfaite, on peut s’autoriser tous les crimes possibles. Quant à la théorie des droits de l’homme, elle s’explique par l’absence d’une idéologie capable de remplacer le communisme. A défaut, on se saisit d’une suite d’idéologies sympathiques mais qui ne sont pas aussi enivrantes que l’idéologie universelle qu’est le communisme.

Tous les combats politiques sont douteux. Il ne s’agit pas d’une lutte entre le Bien et le Mal mais du préférable contre le détestable. On peut penser et agir politiquement mais en renonçant à ce confort intellectuel qui consiste à accepter le terrorisme et le mépris des droits de l’homme au nom du sublime. Il faut reconnaître ce sophisme et ne pas tomber dans l’horreur. Il faut aussi observer la réalité. On ne peut définir une politique étrangère à partir du degré de respect ou de non-respect des droits de l’homme dans tel ou tel pays. « Je ne connais pas, dans l’histoire, de pays qui ait fondé sa politique étrangère uniquement sur les vertus de ses alliés ». La politique ne se réduit pas à des activités de samaritain, malheureusement.

L’idée marxiste a transformé le monde par l’intermédiaire de Lénine – le marxisme-léninisme que Karl Marx aurait probablement refusé. Ce sont des malentendus sur Karl Marx qui ont fait la fortune du marxisme et qui ont transformé le monde. On découvre que Karl Marx a eu tort, fort bien ; il ne faut pas pour autant lui mettre le goulag sur le dos.

Raymond Aron ou comment être à la fois acteur et spectateur, avec les limites que suppose cette double attitude, soit « les limites de l’objectivité historique ». Il ne s’agit pas de mépriser l’objectivité mais de savoir que plus on veut être objectif, plus il est nécessaire de savoir de quel point de vue on considère le monde.

Raymond Aron se dit capable d’accepter intellectuellement certaines nécessités mais il ajoute que son tempérament n’est pas nécessairement en accord avec ses idées. De fait, il s’agit de s’arranger avec son tempérament et ses idées du mieux – du moins mal – que l’on peut.

En tant que disciple de Kant, il dit retenir l’idée de Raison, soit espérer à la lumière de l’idée de la Raison une société humanisée. « Mais ce qui est absurde, c’est d’imaginer que, disons, la propriété collective des instruments de production soit le début de la réalisation de l’idée de la Raison. »

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

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2 Comments

  1. Le refus de la société peut être aussi (et c’est totalement le cas en ce qui me concerne) un refus de la violence sous toutes ses formes et de l’indignation à géométrie, du mensonge et des tabous : certains tabous de l’époque moderne (dois-je oser les citer ? ) sont une véritable honte pour l’humanité, une défaite historique de toutes les valeurs humanistes. Accepter la société c’est accepter le racisme et l’antisémitisme qui ne se sont jamais aussi bien portes sur terre que depuis qu’ils se font passer pour de l'”antiracisme”, c’est accepter cette violence barbare encouragée par nos médias, nos gouvernements et même nos universités transformées en Temples de l’ignorance. Le refus de la société est un humanisme.
    A propos, Camus et d’autres ont accusé le surréalisme d’avoir nourri la rhétorique prônant la violence politique. C’est en partie vrai car la tristement célèbre phrase “l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard tant qu’on peut dans la foule” d’André Breton est effectivement indéfendable, de même que l’adhésion d’Eluard et Aragon au stalinisme. Mais plusieurs nuances ou précisions doivent être apportées : le surréalisme n’était pas du tout homogène et Robert Desnos voire Philippe Soupault ont été d’une lucidité et d’un courage exemplaires. En outre Breton et Peret ont condamné sans aucune ambiguïté le stalinisme et les valeurs fondamentales du surréalisme (l’amour fou, la poésie, l’anarchie apolitique etc) sont de toute façon en totale contradiction avec les égarements politiques de certains surréalistes. Ceux-ci ont par ailleurs été visionnaires dans un domaine : le rejet du totalitarisme psychiatrique et eugéniste qui faut encore partie des tabous societaux les plus abjects.

    C’est surtout avec Jean-Paul Sartre que le culte de l’hyperviolence et le totalitarisme érigé en “camp du bien’ deviennent un phénomène planétaire sur le plan politique et “philosophique” puisqu’il n’est plus le fait de quelques extrêmistes isolés mais devient progressivement le discours majoritaire. Sartre (qui soit dit en passant était un porc dans sa vie privée) a soutenu les pires abjections de son époque, crimes contre l’humanité inclus, a fondé le quotidien néo petaniste nommé par antiphrase Liberation et est à l’origine du confusionnisme devenu la norme absolue dans le monde occidental contemporain. C’est de Sartre que date selon moi la plongée de nos sociétés dans le mensonge et la barbarie y compris le racisme inversé et l’antisionisme, c’est à dire le racisme et l’antisémitisme devenus idéologies d’Etat. Mais également le mépris de classe, les psychoses néo identitaires et le wokisme.
    La fausse “gauche” française et anglo-saxonne (faux progressistes, véritables fascistes) ne se réclame ni des Lumières, ni de Victor Hugo ni du Surréalisme mais de Sartre et Beauvoir ou de la French Theory…

  2. @Sylvain Foulquier
    Bonne analyse Le macronisme. Le mélanchonisme,le racialisme, l’antisionisme, le pasdevague, la haine de la “France d’en bas” etc…Tout cela est partie dû à l’influence des pseudo intellectuel existentialistes et post structuralistes et autres appellations grotesques Je mets évidemment à part Camus
    Remarque : André Breton (que j’adore )avait pour Sartre un mépris total et amplement justifié.

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