Gérard Garouste. Un tableau appartient à celui qui le regarde

Gérard Garouste au centre Pompidou, à Paris, lors du vernissage de son exposition, le 6 septembre 2022. © Xavier Lambours/Signatures

Au cœur d’une rétrospective au centre Pompidou, la seconde depuis 1988, le peintre Gérard Garouste expose sa conception de l’art comme jeu de signes et d’interprétation, où le spectateur est au centre du processus créatif.

Gérard Garouste se méfie des qualificatifs. “Artiste” ne lui convient pas vraiment, et il se dit peintre seulement parce qu’il réalise et vend des tableaux. Il invite plutôt à déplacer l’attention vers l’interprétation, indépendamment du style. Car tout l’art est, selon lui, dans l’œil du “regardeur”. Il emprunte cette idée à Marcel Duchamp, qu’il a lu attentivement avant de s’en démarquer. Renouvelant l’intérêt pour la figuration dans une époque gagnée par l’abstraction, il emprunte ses motifs à la littérature (Cervantès, Dante, Rabelais, Kafka…), à la philosophie et aux textes bibliques, qu’il fait dialoguer et parfois s’entrechoquer.

“Intranquille”, il a fait du doute un moteur de la création, dans les pas des interprètes du Talmud, qu’il étudie avec le philosophe Marc-Alain Ouaknin, et… du “perspectivisme” nietzschéen : il n’y a pas de fait, que des interprétations. Débutant à la fin des années 1970 pour s’achever aujourd’hui, le parcours de l’exposition que lui consacre le centre Pompidou, conçu par la commissaire d’exposition Sophie Duplaix, prend ainsi la forme d’un labyrinthe où se déploient les mystères et les énigmes. Gérard Garouste a accepté de nous y guider, en répondant à nos questions.

Vous guidez le visiteur dans cette exposition via un court texte personnel inscrit sur les murs, où il est question d’un “palais obscur”. Dans quel espace entre-t-on en franchissant le seuil de cette rétrospective ?

Gérard Garouste : D’abord, mes tableaux sont toujours liés les uns aux autres. Il y a même une série qui s’appelle zeugma. Le terme grec (ζεῦγμα) désigne le “pont”. Zeugma était une ville de Syrie, au bord de l’Euphrate qu’un pont célèbre enjambait. Il rejoignait l’autre côté du fleuve et s’est écroulé, mais l’idée est restée du lien entre les deux villes, d’une absence qui lie deux choses. Elle persiste dans la figure de style du même nom – comme ellipse, le zeugme consiste à réunir sous un même mot deux termes disparates. Toute l’exposition repose sur cette perspective : la présence d’une absence qui relie les tableaux est plus importante, d’une certaine manière, que les tableaux eux-mêmes. Ce qui compte, c’est le lien que fait le regardeur. D’une exposition à l’autre, l’accrochage change. La commissaire de cette exposition, Sophie Duplaix, a donc fait des liens, selon sa “magie” propre. Elle connaît mes catalogues mais elle a goupillé des libres associations de pensée, comme si les tableaux étaient des mots qu’elle agençait pour écrire une histoire.

“Aux Beaux-Arts, personne ne savait peindre, et les élèves comme les professeurs croyaient tous être géniaux”
Gérard Garouste

Quelle est cette histoire ?

Je vais vous dire l’essentiel. Petit, j’étais doué en dessin et en peinture, c’était la seule chose que je ne faisais pas mal. Il était logique qu’à un moment donné, je rentre aux Beaux-Arts. J’aurais adoré y entrer comme dans une académie de musique ou un conservatoire, où l’on apprendrait avant tout la musique avant d’avoir toute la vie pour être génial. Mais les ateliers n’avaient pas grand intérêt. Personne ne savait peindre, et les élèves comme les professeurs croyaient tous être géniaux. Apprendre à peindre a d’abord consisté pour moi à aller voir des tableaux dans les musées. Puis, j’ai reçu un coup de pied dans le ventre avec la publication en 1966 d’un livre d’entretiens avec Marcel Duchamp, menés par le critique Pierre Cabanne. Nous étions déjà dans une époque iconoclaste – les artistes comme Picasso, Matisse, Léger, Miró rivalisaient d’originalité. Mais avec Duchamp, le problème n’était plus l’originalité. Il remettait en cause l’idée même d’artiste, considérant que « c’est le regardeur qui fait le tableau ». Il a ainsi pu mettre un urinoir au milieu d’une galerie et l’appeler « fontaine ». Pour moi, qui aimait la peinture, cela posait un problème sérieux. Était-ce la fin de la peinture ? Certains, à cette époque, l’avaient d’ailleurs complètement abandonnée. L’artiste franco-suisse Ben y avait renoncé, il ne faisait que des écrits, blanc sur noir. Dans l’une de ses citations, il notait : “Absolument n’importe quoi est art, y compris l’espace qui se trouve entre vos doigts de pieds”. J’ai pris cette citation au pied de la lettre : si l’art est partout, où est-il ? Nulle part ?

Vous incarnez pourtant désormais le renouveau de la figuration. Comment revient-on d’une telle prise de conscience ?

Ma réaction évidente a été de faire tabula rasa, en reprenant tout à la racine, à partir de l’histoire de l’art et de la philosophie. Si je suis peintre, qu’est-ce qu’un tableau ? Qu’est-ce qu’un sujet ? Nicolas Poussin avait déjà mené cette enquête, en voyageant en Italie pour faire des recherches sur la peinture, sur le nu, la scène mythologique, le paysage… Il s’était installé à Rome, avait étudié dans une école baroque et assisté à des dissections pour apprendre l’anatomie humaine. Je suis parti à mon tour à l’aventure, en commençant par une table rase.

“Si je suis peintre, qu’est-ce qu’un tableau ? Qu’est-ce qu’un sujet ? Je suis parti à l’aventure, en commençant par une table rase” Gérard Garouste

Qu’est-ce qu’un sujet en peinture, selon vous ?

Mes premiers sujets, présentés au début de l’exposition, ont d’abord été des mythes plus ou moins personnels. On voit des constellations, des allusions à la mythologie grecque et latine, des légendes personnelles… Et à un moment donné, tout bascule. La démarche consistant à peindre des scènes, à raconter et illustrer des histoires, comme on pouvait le faire à la Renaissance, à en tirer un enseignement, laisse place à l’interrogation. J’aborde des thèmes obscurs avec un style figuratif et narratif. Je fais converger différentes histoires et des motifs qui s’entrechoquent pour créer une énigme. On peut penser que les mots sont là pour mettre en scène une histoire ; on peut penser à l’inverse que les histoires n’ont d’intérêt que pour les mots qu’elles mettent en scène. On bascule alors dans les mots. On peut ainsi lire la Bible de façon littérale ou considérer qu’elle n’est qu’un sujet d’interprétation. Par-delà sa dimension comique, Rabelais – auquel je consacre une installation dans l’exposition, La Dive Bacbuc – avait des connaissances relatives à la Kabbale, et il rappelait ceci : les mots sont des silex que l’on frappe les uns contre les autres, et cela fait des étincelles. C’est une belle métaphore : les étincelles produites ne sont pas des synonymes ni des homonymes, ce sont d’autres sens nés à partir des mots en présence.

“Je fais converger différentes histoires et des motifs qui s’entrechoquent pour créer une énigme” Gérard Garouste

Est-ce une métaphore de la création ?

Une métaphore en tout cas de la création du langage. La Bible est écrite en hébreu, qui est une langue très particulière, dont la construction correspond à cet éclatement du sens dont parle Rabelais. Les histoires bibliques, en soi, ont finalement peu d’intérêt ; pour toucher le vrai sujet, il faut produire des interprétations, au-delà du sens littéral : au Paradis, Adam se balade nu et rencontre un serpent… Et alors ? Ce qui est intéressant, c’est le mot pour serpent – nahash (נחש). Dans la mythologie grecque, les animaux sont nombreux, mais ils sont toujours ramenés au caractère humain. L’âne est un animal idiot, le lion est un roi, le renard est malin… Dans le texte biblique, les animaux ne sont pas là pour ce qu’ils sont, ils sont là pour la façon dont ils sont écrits, leur orthographe. Nahash signifie ainsi serpent mais aussi divination. L’âne – chamor (חמור) –, cela désigne l’âne mais évoque aussi la “matière”. On peut donc interpréter l’arrivée du messie sur un âne : c’est l’esprit qui domine sur la matière. L’étude du Talmud donne cette ouverture passionnante car on est au cœur du langage. C’est une manière de voir un texte fondateur, mythologique ou religieux, en philologue comme le faisait Nietzsche, préférant les “innombrables sens” à la vérité univoque, l’interprétation aux seuls faits.

Vous dites souvent que la peinture ne vous intéresse pas. Pourquoi ?

Mon métier c’est d’être peintre parce que je vends des tableaux. Mais l’art n’est qu’un moyen et ma préoccupation n’est pas la peinture. La peinture n’a rien à voir avec la représentation, elle a l’avantage d’être comme un rêve : ce n’est pas parce qu’on raconte un rêve qu’on en a l’explication ni l’interprétation. Je fais un tableau, dont j’ai une vague idée. On peut discuter de l’interprétation. Mais le tableau appartient à celui qui le regarde. La manière dont vous avez vu mes tableaux est dans doute très différente de ce que j’ai pu imaginer, moi qui les ai faits. Et c’est vous qui avez raison !

“Il n’y a que les pensées fascistes qui sont dans la “vérité”, sans jamais douter” Gérard Garouste

Diriez-vous que peindre est une quête de vérité ou d’absolu ?

L’affiche me représente en Pinocchio. On peut dire que peindre est une contradiction performative. En peignant ce qui n’existe pas, le peintre dit : je suis un menteur. Et il ment donc, en le disant. Alors, dit-il la vérité ? Voilà le paradoxe du menteur.

S’agit-il donc fondamentalement d’un art du trompe-l’œil ?

Il s’agit d’être non-dupe, en sachant qu’on échappera de toute façon toujours à l’essentiel. Il n’y a que les pensées fascistes qui sont dans la “vérité”, sans jamais douter.

Que découvre-t-on sur soi au terme d’une telle rétrospective ?

J’ai l’assurance – l’assurance, pas la certitude ! – d’être sur le bon chemin… mais comme Virgile, au début la Divine Comédie de Dante, sur un chemin obscur, “car la voie droite était perdue”. Je répète souvent cette autre citation que m’a apprise Marc-Alain Ouaknin, avec lequel j’étudie : “Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, tu risquerais de ne pas t’égarer”.

Cédric Enjalbert 

La rétrospective Gérard Garouste court jusqu’au 2 janvier 2023 au centre Pompidou, à Paris. Plus d’informations sur le site officiel de l’exposition.

À lire pour aller plus loin : “Vraiment peindre, entretien entre Gérard Garouste et Catherine Grenier” (Seuil, 2021), et “L’Intranquille”, récit autobiographique co-signé avec Judith Perrignon (Iconoclaste, 2009, ré-édité en 2022).

https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&cad=rja&uact=8&ved=2ahUKEwjz9Jah8KL6AhVQ0IUKHemBBB0QFnoECAMQAQ&url=https%3A%2F%2Fwww.philomag.com%2Farticles%2Fgerard-garouste-un-tableau-appartient-celui-qui-le-regarde&usg=AOvVaw0TAblfvVkDj-4G1hCgb_Nn

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*