Michael Grynszpan. Voyage en Absurdie lemehadrine*

  1. CANDIDE CHEZ LES HOMMES EN NOIR

D’un coup de volant on se retrouve dans Mea Shearim, le pittoresque quartier ultra religieux de Jérusalem. On se gare et on ouvre les yeux.

Nul besoin de voyager à l’autre bout du monde ni de lire des livres de science-fiction, le dépaysement est ici garanti et immédiat, on se trouve alors saisi d’un vertige spatio-temporel. Ceux qui l’ont expérimenté le confirment tous : une telle visite est plus efficace que la consommation d’alcool pour embarquer sur un bateau ivre.

En effet, lorsqu’on marche dans ces rues parmi les hommes en noir, c’est un peu comme si le temps s’était arrêté au 19ème siècle, en Pologne. Ou alors, au détour d’une allée, en Afghanistan. Oui un petit Kaboul en plein Jérusalem, parce qu’on y croise aussi – phénomène récent – des femmes juives intégralement voilées de noir. On ne voit pas même leurs yeux – Dieu préserve – ce serait indécent. On les surnomme les femmes Taliban d’Israël.

Je connais bien ce quartier pour y être souvent venu, j’aime m’y promener et observer ces hommes de foi, discuter avec eux. Lorsque l’occasion se présente j’aime aussi les filmer, à mes risques et périls, parce que certains d’entre eux n’apprécient guère les caméras.

Par chance, j’ai aussi de la famille sur place, des cousins anciens soixante-huitards utopistes qui ont un beau jour subitement changé de barricade. Sous les pavés la plage et sous la plage, la rue Pavée. Ils se sont finalement installés à Mea Shearim pour mieux éduquer leurs enfants dans le microcosme de la stricte orthodoxie lituanienne.

Mes cousins m’ont ainsi permis de connaitre cette communauté de l’intérieur en m’ouvrant la porte de ce monde plutôt fermé et méfiant envers les étrangers. Ils m’ont invité aux mariages et autres réjouissances familiales, m’ont expliqué la mentalité et les coutumes de ces « haredim », les « craignant Dieu ».

Je garde même l’excellent souvenir d’avoir dansé avec eux lors d’une fête magnifique, comme dans un rêve c’était un éclatement de joie et de ferveur collective : simhat beit hashoeva**. J’étais la seule petite chemise bleue parmi des milliers de chemises blanches qui tournaient en ronde, une petite tache bleue portée par une marée noire et blanche d’hommes en transe. Aucune femme n’y assistait bien sûr. Nous passions d’une immense cabane à l’autre en dansant, les rires et les chants mystiques s’élevaient jusqu’au ciel.  

Au quotidien, Mea Shearim est moins joyeux : la densité de la population (plus grande qu’à Manhattan) et la pauvreté rendent la vie difficile. Mais mis à part les mendiants qui arpentent les rues, les habitants ne se sentent pas pauvres. Ils font des enfants comme d’autres collectionnent les voitures. Avoir douze ou quinze enfants par femme est chose courante. Ils vivent sobrement. Ils ont simplement adopté un autre système de valeurs que celui du monde moderne et occidental – ils croient à la prière, à l’étude des textes sacrés, au respect des préceptes bibliques.

Autre particularité de Mea Shearim : tout y est brouillon. Le désordre semble soigneusement entretenu : les fils électriques qui pendent, des papiers qui volent, des livres saints empilés un peu partout sur les terrasses, la chaussée fissurée, les entrées d’immeubles souvent cassées ou mal entretenues. En levant la tête on aperçoit les costumes polonais qui sèchent sur les balcons.

Sur les murs on retrouve des affiches collées avec des textes noirs sur fond blanc : ce sont leurs journaux locaux, les fameux Pashkevils, les seuls moyens d’information de cette communauté qui ne lit pas la presse nationale, n’écoute pas non plus la radio et – Dieu préserve – évite comme le Diable de regarder la télévision.

Un homme passe rapidement avec une boite noire de forme ronde : on devine qu’il y abrite son chapeau de fourrure, le sacré shtreimel. Dans les ruelles, les enfants à papillotes jouent et parlent en yiddish. Ils nous regardent de leurs grands yeux comme si nous étions des extraterrestres ou des animaux sauvages. « Comment ces fous peuvent-ils vivre sans kippa ni shtreimel ? » doivent-ils penser.

2. LE CHOC

Cela faisait quelques années que je n’étais pas revenu dans cet endroit unique. Or quelque-chose avait changé. Cela m’a immédiatement frappé : des drapeaux avaient fleuri un peu partout. Non pas des drapeaux étoilés bleus et blancs, Dieu préserve, mais des drapeaux palestiniens ! Aussi surréaliste que cela puisse paraître, j’en découvrais à tous les coins de rue ! Des graffitis aux couleurs du drapeau palestinien, des slogans pro-palestiniens, des affiches aux couleurs du symbole palestinien mais également de réels drapeaux de toile flottants au vent sur les toits. Certes, on trouvait aussi autrefois, ici ou là, quelques slogans antisionistes ou quelques drapeaux palestiniens – mais pas dans de telles proportions. Oui les drapeaux arabes avaient littéralement envahi ce quartier juif de Jérusalem.

J’avais besoin de comprendre ce qui s’était passé. Je savais bien que les haredim s’opposaient depuis toujours au sionisme, qu’ils ne voyaient pas dans le retour du peuple juif sur sa terre ancestrale une avancée historique majeure, encore moins un signe de l’accomplissement des promesses prophétiques annonçant les temps messianiques. Soit. Mais de là à se rallier au narratif haineux anti-israélien ? De là à brandir le drapeau d’un autre peuple qui souhaite (officiellement pour le Hamas, en partie aussi pour les modérés du Fatah) s’installer à la place d’Israël ?

Alors j’ai commencé une petite enquête sur le terrain. J’ai demandé à quelques passants et dans les commerces qu’ils m’expliquent.

On m’a plusieurs fois répondu que ce sont les actes militants d’un petit groupe de fanatiques, les Neturei Karta, bien connus pour leur violence et radicalité.

Un homme m’a dit : « ce sont des provocateurs, il ne faut pas leur prêter de l’importance, c’est exactement ce qu’ils recherchent ». Un autre m’a expliqué « qu’ici à Mea Shearim, chacun peut penser et vivre sa vie comme il l’entend ». Une commerçante m’a confirmé que ces derniers temps les drapeaux et manifestes anti-israéliens s’étaient démultipliés, mais elle ne comprenait pas ce regain de rage de la part des Neturei Karta. Elle et d’autres ont insisté sur le fait que ces exaltés étaient minoritaires dans la communauté ultra-orthodoxe, ils faisaient seulement beaucoup de bruit.

La plupart des gens interrogés dans le quartier minimisaient quand-même la gravité de ces actes. Selon eux, brandir un drapeau étranger, arabe de surcroit, n’était pas si grave, cela ne les choquait pas outre mesure. C’était selon eux une forme d’expression comme une autre. Ils me faisaient penser en cela aux telavivim que rien ne peut perturber dans leur train de vie. La terre peut s’arrêter de tourner… Que les guerres ou les tsunamis se déchainent, ils continueront à faire la fête à Tel Aviv et à tranquillement boire des expressos sur les terrasses des cafés. « Live and let live », le motto d’une indifférence heureuse et assumée…

Finalement, il y aurait paradoxalement beaucoup en commun entre les rues Sheinkin et Mea Shearim, plus qu’on ne le soupçonne. Ne seraient-ils d’ailleurs pas un peu cousins

3. LE GATEAU DE LA DISCORDE

Et puis je suis entré dans une pâtisserie avec dans un coin quelques tables et chaises – une sorte de salon de thé plutôt sobre. J’y achète un gâteau au fromage, le traditionnel Keise Kichen.

La dame d’environ soixante ans qui me sert porte un foulard couvrant ses cheveux. Elle met le gâteau dans un emballage en plastique pour qu’il ne perde pas de sa fraîcheur.

Je lui demande alors ce qu’elle pense des drapeaux palestiniens dans le quartier, elle s’arrête soudain pour me regarder. Elle semble étonnée qu’on lui pose la question. Tout en souriant derrière sa caisse, elle me dévisage et semble hésiter à répondre.

Finalement elle prononce quelques mots : « C’est complexe ».

Moi – Que voulez-vous dire par là, Madame ? Qu’est-ce qui est complexe ?

Elle ne répond pas. Elle réfléchit, sans doute pour bien peser chacune de ses phrases.

Alors j’enchaine : “Je viens de me promener dans le coin, j’aime beaucoup. Mais comment expliquez-vous Madame qu’il y ait de plus en plus de drapeaux étrangers dans ce quartier ?”

Elle continue à sourire et je sens bien qu’elle se retient… Je suppose qu’elle doit détenir des informations explosives. “C’est complexe”, répète-t-elle.

J’ai insisté : « Les gens ici me disent que ce n’est qu’un petit groupe d’extrémistes qui seraient responsables de cette propagande. Qu’en pensez-vous Madame ? »

Et c’est alors, j’imagine qu’elle a dû me trouver sympathique parce qu’elle a changé de physionomie, m’a regardé dans les yeux et s’est mise à me révéler le fond de sa pensée :

La dame – Je vais vous dire, tout est la faute des sionistes, si vous saviez tous les crimes qu’ils ont commis… S’il y a autant de drapeaux palestiniens ici c’est parce qu’on préfère vivre dans un pays arabe plutôt que chez les sionistes qui sont des criminels.

Moi – Vraiment ?

La dame – Oui. Je vous le dis franchement : nous préférons vivre dans un pays arabe. Si les gens ici laissent faire les Netourei Karta c’est parce qu’ils savent qu’ils ont raison : les sionistes sont coupables de crimes épouvantables.

Moi – Quels crimes Madame ?

La dame – Depuis le début les sionistes commettent des crimes. Par exemple je connais une famille pauvre pas très loin d’ici, au lieu de les aider financièrement, les services sociaux ont enlevé les enfants et les ont vendus à des familles de sionistes.

Moi (qui commençais à comprendre à qui j’avais affaire) – Ah bon les sionistes vendent des enfants ?

Elle – Oui et même pire. Vous n’imaginez pas tout ce qu’ils font. C’est pour ça qu’on ne veut plus vivre dans leur pays.

Moi – Alors vous préférez vivre dans un pays arabe ? Même s’ils ont commis des pogromes lorsque les juifs habitaient parmi eux ?

Elle – Oui, avec eux on peut s’entendre. Mais pas avec les sionistes qui sont criminels !

Moi – Expliquez-moi comment vous faites, comment vous imaginez ça. Vous pensez vraiment qu’on peut facilement s’entendre avec le Hamas, le Hezbollah, l’Iran ?

Elle – Mais bien sûr, sans problème. Je connais personnellement le rabbin Meir Hirsch (le leader des Neturei Karta), il va en Iran et en Palestine et ils ne lui font rien. Au contraire il me raconte qu’il est très bien reçu.

Moi – Mais vous avez quand même entendu parler des attentats commis par ces islamistes ? Par exemple celui contre la communauté juive de Buenos Aires : 84 morts civils et 230 blessés. C’est l’Iran qui a commandité cette atrocité…

Elle – Mais pourquoi ils ont fait ça ? hein, pourquoi ? c’est à cause des sionistes et de leurs crimes.

Ainsi tout était de la faute des sionistes. Je regardais autour de moi pour vérifier si je ne me trouvais pas victime d’une mise en scène pour une caméra cachée, une potentielle émission produite par Dieudonné, ce grand farceur pas du tout antisémite.

Je n’étais pas au bout de mes surprises. La conversation a duré environ dix minutes seulement. Et je croyais avoir rapidement fait le tour de la question. Pour résumer son argumentation : les méchants sionistes et les gentils arabes…

Mais puisqu’elle avait fait sauter le verrou de l’auto-censure, la brave dame s’est lâchée et a révélé sa vision (ou plutôt révision) de l’histoire :

La dame – Ne croyez pas les sionistes, le peuple juif a toujours bien vécu chez les non juifs. D’ailleurs on devrait continuer à vivre ainsi dispersés parmi les nations, comme on l’a fait sans problème en Europe pendant des centaines d’années.

Moi, interloqué – “Sans problème en Europe pendant des centaines d’années”, dites-vous ? Vous semblez oublier tous les pogromes et surtout la Shoah, Madame. Ce n’était pas un problème selon vous la Shoah ?

Elle a alors marqué une pause, comme si elle sentait qu’il y avait là un argument solide. Elle a pris le temps de bien réfléchir à sa réponse. Et puis au bout d’une vingtaine de secondes, elle m’a répliqué avec aplomb :

La dame – A bien peser le pour et le contre, je vous assure que comparé aux crimes sionistes, OUI c’était mieux en Europe même pendant les périodes difficiles.

Moi – …

La dame – …

Là, je dois avouer que j’ai encaissé un coup. Une juive religieuse de Jérusalem m’explique tranquillement que la Shoah finalement, ce n’était pas si mal… comparé aux crimes sionistes bien sûr. Et que si c’était à refaire, “à bien peser le pour et le contre”, elle aurait préféré que le peuple juif revive cette tragédie plutôt que de laisser les méchants sionistes créer l’Etat d’Israël sur la terre de leurs ancêtres.

Que dire de plus ? Rien. Il n’y a plus rien à dire.

4. SHOAH ou DESSERT

On parle beaucoup de l’intelligence supposée des juifs mais que nos amis parmi les nations se rassurent : nous comptons comme tout le monde beaucoup d’hommes et de femmes au QI spectaculairement bas ou – admettons-le – très très bêtes, pour ne pas écrire un autre adjectif….

On rappelle souvent le pourcentage incroyablement élevé de Prix Nobel juifs parmi les lauréats mais on oublie qu’au prestigieux concours alternatif du Prix Nobel de la bêtise, les juifs sont tout autant surreprésentés. Selon des sources bien informées, ils seraient en tête dans bien des catégories.

Cette brave dame de la pâtisserie se désigne ainsi en bonne place pour recevoir un prix international.

Mais en vérité je n’avais plus trop envie de plaisanter après avoir entendu une telle énormité. Pour tout dire, j’en ai même un peu perdu l’appétit.

Ce n’est que plusieurs heures plus tard, de retour chez moi à Tel Aviv, que j’ai ouvert l’emballage pour déguster le gâteau au fromage. 

Mal m’en a pris, le gâteau n’était pas bon, trop sec. Il avait comme un arrière-gout de Shoah. Encore un coup des sionistes…

*lemehadrine = super hyper mega kashere

**simhat beit hashoeva = « réjouissance du lieu du puisage » est une ancienne coutume juive du temps du Temple de Jérusalem, lors des sept jours de la fête de Souccot. Isaie 12,3 :”Vous puiserez de l’eau avec joie aux sources du salut” 

© Michael Grynszpan

12 juillet 2022

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Michael Grynszpan est réalisateur de films documentaires et journaliste. Il a travaillé pour des chaines internationales et israéliennes. Né à Paris, il habite depuis plus de vingt ans à Tel Aviv. Parmi ses réalisations:  The Forgotten Refugees,  sur l’histoire des Juifs dans le monde arabe, a été primé et diffusé à l’international mais encore projeté à l’ONU et au Congrès américain. A son actif: “Descendants de nazis : l’héritage infernal” pour France 3, un film sur les descendants de nazis qui ont décidé de se convertir au Judaïsme et parfois d’aller habiter en Israël. “Monsieur Chouchani – Mister Shoshani – מר שושני”, maître d’Elie Wiesel et d’Emmanuel Levinas.

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8 Comments

  1. Tout ça est sans doute vrai.

    Même si l’animosité à l’égard de l’Etat d’Israël est surtout du fait du petit groupe extrémiste « Natourei Karta », elle se trouve, à des degrés divers, dans l’ensemble des « Haredim ».

    Ceux d’entre eux qui participent au système politique israélien (organisés en partis politiques religieux) ne le font souvent que par intérêt, pour bénéficier des budgets de l’Etat auxquels ils accèdent grâce au système électoral (la proportionnelle intégrale) qui accorde beaucoup de pouvoir et d’argent aux petits partis aux intérêts sectoriels.
    Cela ne suppose donc pas forcément fidélité à l’Etat d’Israël, encore moins à sa police et son armée auxquels ils ne participent pas ou très peu. Pauvres et peu instruits (sauf dans le strict domaine religieux) ils ne contribuent pas au pays mais pèsent sur ses ressources.

    ET vue leur forte natalité leur pourcentage dans la population israélienne va croissant. Vers 2040 ils seront, cumulés avec les Arabes « israéliens », majoritaires. Cela commence déjà à se voir, modifiant profondément la nature du pays.

  2. Beaucoup apprècié l’article. Mais, étant juif, je me permettrais de vous signaler un tout petit point. Vous écrivez :
    « lemehadrine = super hyper mega kashere « 
    Or ce mot hébreu est la contraction de 2 mots :
    Lé(=pour) et haméhandrine (=ceux qui embellissent, sous-entendu la miçwah) et cela donne LAméhandrine. Le ha devant méhandrine est l’article défini (= les).
    Ne m’en veuillez pas pour cette petite précision !

  3. Ce n’est pas simplement que “puiser l’eau” c’est aussi et surtout la répandre en joie partout sur la terre (ou les pavés) le végétal, les animaux et aussi les humains !

  4. La description que vous faites des Harédim Ashkénaze est parcellaire et orientée.
    Il faut remettre en perspective.
    Vis à vis du sionisme politique trusté par la gauche ( Mapam-Mapaï) il eut 3 réactions: indifférence, adhésion ( Rav Kook Zatsal) et une minorité d’opposants farouches.
    Cela provient bien avant la création de l’état, l’idéologie de la askhala, les tensions du nouveau ychouv avec le vieux ychouv qui à créer un narratif de primo-pionniers et qui à mener même à des meurtres politiques contre des leaders harédim.

  5. Un très grand merci à toi Michael pour cet article éclairant, pour ces informations difficiles à croire, même si je ne mets pas une seconde en doute la véracité de ton compte rendu. Je ne sais pas s’il faut rire ou pleurer.
    Françoise de Genève

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