Ypsilantis. Quelques notes, mai 2022 – 1/5 (Le photographe Nicolás Muller / L’inflation / L’historien John H. Elliott)

Le photographe Nicolás Muller (1913-2000) est l’un des grands témoins de l’Espagne des années 1950-1960. Son œuvre a été réunie et classée par le Fondo Nicolás Muller. Elle est à présent consultable sur le portail des Archivos de la Comunidad de Madrid, soit plus de quatre-vingt mille documents photographiques divers et deux mètres cinquante linéaires de documents textuels.

L’Espagne fut la dernière étape pour ce Juif hongrois qui avait fui le nazisme en 1938 pour Paris jusqu’à l’entrée en guerre de la France qu’il quitta pour le Portugal dont il fut vite expulsé. Il se rendit à Tanger, alors protectorat espagnol. En 1948, il s’installa en Espagne où il restera jusqu’à sa mort. Ce fonds a été acquis par la Comunidad de Madrid en 2014, auprès de la fille de Nicolás Muller, Ana. Il a été organisé en deux blocs : photographies et documents textuels, les photographies ayant été organisées suivant deux thèmes : la photographie documentaire (soit principalement l’Espagne urbaine et rurale) et le portrait. Son amitié avec José Ortega y Gasset.

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Nicolás Muller

L’inflation, une question qui me préoccupe depuis longtemps, comme me préoccupent la politique inspirée de John Maynard Keynes, le Quantitative Easing (QE), les taux d’intérêts à zéro voire négatifs et bien d’autres problèmes techniques dont les conséquences sur le moyen-long terme me semblent néfastes, d’autant plus que l’économique a un impact direct sur le social, l’inflation en particulier. L’inflation ! On se souvient qu’au cours de la Première Guerre mondiale l’Allemagne a financé l’effort de guerre par émissions d’obligations (de l’emprunt d’État) et de papier-monnaie ne tenant plus compte de l’étalon-or. Cette masse monétaire a été directement captée par des particuliers, les particuliers préférant en période de guerre épargner que dépenser. Cette faiblesse de la demande a permis à l’inflation de rester faible tout au long du conflit. Ce n’est que plusieurs années après sa fin que cette masse monétaire artificielle s’est déversée dans l’économie allemande, provoquant un choc offre / demande et de l’hyperinflation. Les exorbitantes demandes de réparations ont contribué à accentuer le choc demande élevée / offre limitée. Au début de la guerre le Mark-papier était à parité avec le Mark-or ; on connaît la suite…

Il semblerait que notre situation soit comparable à celle de l’Allemagne des années 1920 mais sans la guerre. Depuis une décennie les banques centrales (Fed et BCE) arrosent les économies d’argent artificiel par le biais de deux mécanismes : l’émission d’obligations à taux zéro (voire négatifs) et le QE. Ce qui est censé stimuler l’économie par la demande finit dans l’épargne, comme on le voit également aujourd’hui (immobilier, foncier, valeurs mobilières, thésaurisation, crypto-monnaies, etc.). La relative reprise économique post-covid a activé l’inflation avec une fois encore un choc demande /offre. La volonté de transition écologique contribue à augmenter l’inflation (à commencer sur les énergies). La guerre en Ukraine vient l’activer.

Dépenses publiques pharamineuses et politique monétaire débraillée ne peuvent que conduire tôt ou tard à de l’inflation et à une baisse de la croissance, autrement dit à la stagflation. Il semblerait que la méthode keynésienne ne puisse conduire ailleurs. Tous les chemins keynésiens mènent à la stagflation, ce qui n’apparaît pas immédiatement : on s’enivre agréablement pour se réveiller avec la gueule de bois. De fait, on navigue à vue dans un brouillard de plus en plus épais pour cause de politiques monétaires et fiscales autoritaires ou, disons, interventionnistes. Ces politiques privilégient le présent au détriment du lendemain, le court terme au détriment du moyen/long terme.

Je ne suis pas un spécialiste mais j’ai toujours jugé que les politiques monétaires et fiscales expansives conduisent automatiquement à de l’inflation, à de la mauvaise inflation (disons franchement au-dessus des 2-3 %) ; mais on m’a fait gentiment comprendre à plusieurs reprises que ma vision des choses était sur ce point dépassée mais sans vraiment me donner une explication sérieuse. L’une d’elles, la plus sérieuse, ne m’a pas vraiment convaincu : l’amélioration de la productivité. Cette explication a des limites vite atteintes et elle me semble relever d’une sorte de scientisme. La création monétaire arbitraire et l’augmentation massive des dépenses publiques conduisent à des disfonctionnements, comme un navire qui a embarqué trop d’eau dans sa cale : elle augmente sa gîte et peut conduire au naufrage. La pandémie de 2020 accentue les conséquences de la politique économique mise en place suite à la crise des subprimes (commencée en 2008). Une fois encore, les effets des politiques de relance ne se sont pas traduits par une inflation sur les prix à la consommation, la masse monétaire artificiellement créée étant été placée pour l’essentiel sur les marchés financiers, ce que la plupart des citoyens n’ont pas perçu, les investissements en Bourse n’étant pas le fait de la majorité, loin s’en faut. La crise des subprimes n’a toutefois pas ébranlé la structure du capital de l’économie réelle ; rien de tel avec la pandémie et ces chaînes d’approvisionnement mondiales gravement perturbées. Dans un tel contexte, de nouvelles mesures de relance (la politique keynésienne) semblent avoir un effet contraire à l’effet recherché. La stagflation (voire la slumpflation) semble devoir s’installer – et pour combien de temps ? Nous allons observer les conséquences de cette politique.

John H. Elliott

La presse espagnole rend hommage à l’historien John H. Elliott (1930-2022), un historien qui s’est efforcé de proposer une base rationnelle aux mythes et de conceptualiser ce qui ne semble être que caprice du destin. Son œuvre dédiée à l’Espagne s’annonce par « La España imperial, 1469-1716 », une œuvre qui s’efforce de montrer que l’échec espagnol n’est pas le fait de l’incurie du pouvoir impérial mais plutôt du surdimensionnement de cet Empire et d’une démographie espagnole trop faible pour soutenir une telle entreprise. Malgré tout, les efforts des responsables espagnols d’alors pour moderniser ce dont ils ont la charge ne seront pas inutiles ; ils expliquent pourquoi la décadence sera très progressive et non brutale.

Ce livre de John H. Elliott est riche en informations détaillées, notamment économiques, sur les difficultés à donner de la vigueur à la bourgeoisie dans l’Espagne d’alors. John H. Elliott se penche sur des questions culturelles comme l’impact de la Reconquista sur le catholicisme espagnol ou les similitudes et les différences entre les divers royaumes de la Péninsule. Bref, c’est un livre extraordinairement stimulant qui multiplie les points de vue – les propositions.

John H. Elliott réfute l’idée (si répandue) d’une Espagne comme artefact politique mis au point à partir d’un centre et pour ce centre. Il soutient que l’Espagne fut une création propre de l’époque, semblable en cela à n’importe quel État d’alors, cette Espagne répondant aux intérêts de secteurs très variés répartis sur tout le territoire. Elle ne fut en rien le fait d’une élite castillane mais d’intérêts partagés par les Castillans, les Aragonais, les Navarrais, etc. Cette ligne argumentaire l’a conduit jusqu’à son dernier livre : « Catalanes y escoceses. Unión y discordia » dans lequel l’auteur se livre à une analyse comparée des cas catalan et écossais en regard respectivement de l’Espagne et du Royaume-Uni jusqu’à aujourd’hui. John H. Elliott, un historien qui s’élève contre les mythes (très utilisés par les nationalismes) et la littératurisation de l’Histoire.

Les études hispaniques se font aujourd’hui essentiellement en Espagne, mais ce sont les Britanniques qui au XIXe siècle ont donné l’impulsion et divulgué une image du pays à l’étranger. D’autres générations de Britanniques ont suivi au XXe siècle et John H. Elliott (décédé le 10 mars 2022) a été l’un d’eux. Un autre hispaniste de grande qualité l’a suivi de peu dans la mort, l’Américain Jonathan Brown. Ils furent l’un et l’autre des visiteurs assidus du Museo del Prado et des admirateurs de Velázquez. Me procurer l’unique livre autobiographique de John H. Elliott, « Haciendo historia ». Peu avant sa mort, il préparait une histoire comparée de l’Espagne et du Portugal, un projet d’autant plus ambitieux qu’il peinait, ainsi qu’il le confia, à apprendre le portugais.

John H. Elliott découvre l’Espagne au cours de l’été 1950, alors qu’il est étudiant à Cambridge, un voyage qu’il évoque volontiers et toujours avec émotion, en particulier sa visite au Museo del Prado, Velázquez en particulier et son portrait du Conde-Duque de Olivares, une figure qu’il se met à étudier, ouvrant de nouvelles voies à l’historiographie. Sa voie est éloignée de l’interprétation marxiste, alors dominante, ainsi que du méditerranéisme de Fernand Braudel. Il recentre le sujet sur lui-même, il envisage l’individu dans sa complexité, loin du manichéisme (la politisation de l’histoire) qui s’empare volontiers de l’étude historique en Espagne, qu’il s’agisse de l’occupation musulmane, de la Reconquista, des conquêtes espagnoles, de la IIème République, de la Guerre Civile et j’en passe. Bref, cet historien (comme tout authentique historien) affronte la complexité, chose qui ne plaît pas au plus grand nombre (avide de simplification) et au monde politique qui cherche à flatter le plus grand nombre pour des raisons électoralistes. L’histoire de l’Espagne ne doit être ni sanctifiée ni diabolisée mais étudiée dans sa très grande complexité.

L’œuvre de John H. Elliott n’est guère appréciée par les populismes d’Espagne et d’Amérique latine, par les demandeurs de pardon (qui ne sont que des poseurs), par ceux qui cherchent à simplifier, par les paresseux, les racoleurs et ceux qui veulent en imposer à tout prix.

Ces quelques notes concernant John H. Elliott me conduisent à une remarque sur l’enseignement des humanités et plus encore de l’histoire dans une Espagne où cet enseignement est manipulé par le pouvoir socialiste et de coalition comme il l’avait été par la propagande franquiste. Il est vrai qu’aujourd’hui les familles aisées peuvent offrir à leurs enfants un enseignement de (relative) qualité en commençant par développer leur esprit critique tandis que les autres doivent se contenter de la doucereuse et insidieuse propagande gouvernementale. De fait le socialisme et plus généralement la gauche en Espagne œuvrent à un abrutissement massif de la population ; il n’en a pas toujours été ainsi, mais à présent ce constat s’impose et sans esprit de polémique. Plus que tout autre pays d’Europe, l’Espagne (suivie de la France) a instrumentalisé l’enseignement de l’histoire à des fins politiques et idéologiques. En France, et je n’insisterai pas, Alexis de Tocqueville ou Frédéric Bastiat (parmi tant d’autres) sont à peine cités ou ne le sont pas du tout. En Espagne, les gauches ont réactivé à leur manière l’imagerie et les concepts de l’Église catholique qu’elles dénoncent par ailleurs : les Bons et les Méchants, les Élus et les Réprouvés, les Saints et les Démons, etc. Certes, l’Espagne a de nombreux et excellents historiens ; mais il faut consulter les programmes scolaires, notamment en ce qui concerne l’Histoire, pour prendre la mesure de cette sournoise entreprise. Je reste toutefois optimiste : des individus de grande qualité réagissent et dénoncent de diverses façons cette entreprise de crétinisation.

J’ai pu consulter des livres scolaires édités sous le régime franquiste et sous les gouvernements socialistes d’Espagne. Il s’agit de l’avers et du revers d’une même monnaie, celle du mensonge délibéré, de la simplification outrancière, une entreprise d’abrutissement destinée à décourager le sens critique et à encourager la docilité. Seul le ton diffère : la propagande franquiste est brutale, la propagande socialo-communiste est doucereuse. Il s’agit de les vomir l’une et l’autre.

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

In Quelques notes prises en 2022 

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