Pierre de Boishue. La politesse, arme de séduction massive, de Jean Pruvost

Emmanuel Macron accueilli par la reine Margrethe II, à Copenhague en 2018. Jacques Witt/SIPA

Dans un essai à la fois divertissant et érudit dont nous publions des extraits en avant-première, le lexicologue Jean Pruvost dresse un panorama historique de ces bonnes manières qui ont longtemps été l’apanage de la civilisation et de l’art de vivre français.

Rien de plus courtois qu’écrire sur la politesse. En cette période troublée, marquée par la culture envahissante du «clash» et de l’invective, Jean Pruvost a cette élégance-là. Son ouvrage, La Politesse. Au fil des mots et de l’histoire (Tallandier), constitue un puissant remède à la morosité ambiante en même temps qu’un délicat manuel du savoir-vivre ensemble. Avec un sens précis de la nuance, l’auteur a en outre la civilité (voire l’urbanité!) de se montrer drôle dans l’analyse de son sujet. L’humour? Un ingrédient essentiel dans le riche cocktail des bonnes manières.

D’une plume alerte, ce lexicologue de profession multiplie les références historiques et littéraires à travers les âges pour radiographier tous les raffinements de l’éducation française (souvent bien différente de celle de nos voisins…). Dans cet essai vivant, les bons mots et les traits d’esprit s’enchaînent comme dans les salons des siècles passés. Jean-Loup Chiflet, connu pour son amour de notre langue, remarquablement mise à l’honneur ici par Jean Pruvost, appréciera le travail.

Puisant aussi dans son vécu, l’expert adopte volontiers un ton léger ou personnel entre deux considérations savantes. Les anecdotes ne manquent pas. «Où êtes-vous né?» lui avait jadis demandé un examinateur du code de la route. Réponse étonnée:

«À Saint-Denis.» Et son interlocuteur de relever de manière acerbe: «Vous êtes né dans la ville où l’on enterre les rois, mais vous n’en avez pas la politesse.» À la grande stupéfaction de l’intéressé, qui s’interroge encore sur la nature exacte de la faute de goût involontaire l’ayant probablement privé de son permis…

L’étude des différentes conceptions de la notion séduit autant que l’analyse de son évolution. À quand le début de l’histoire? «… Un voyage dans le temps s’imposera, en commençant par les origines lointaines du mot et de sa famille, explique Jean Pruvost dans son avant-propos. Le verbe “polir” en fait-il d’ailleurs partie? Faut-il par exemple y inclure l’usage ancien et argotique du verbe “polir”: se livrer en douceur au vol le plus éhonté?» Des personnages oubliés défilent, comme l’abbé Girard et Pierre Lafaye, qui établirent il y a plusieurs siècles des distinctions précises entre les synonymes proches.

Au gré des pages, les problématiques pratiques apparaissent. Faut-il passer devant ou derrière une dame dans un escalier? À quelle distance se tenir l’un de l’autre? Des savants auraient tranché cette âpre question: un face-à-face entre un Norvégien et un Égyptien est susceptible d’inspirer bien des malentendus. Jean Pruvost  convoque  Sartre, La Rochefoucauld, Vigny, Jean Dutourd, Francis Blanche ou Dominique Noguez. Sans oublier Michel Laclos, auteur de cette merveilleuse définition à destination des amateurs de mots croisés: «Article du code civil».

Extraits

La politesse à la cour

D’évidence, les monarchies et leur cour sont à l’origine de bien des codes de politesse. Si au XVe siècle, Louis XI, surnommé l’ «universelle aragne» par ses détracteurs tant son activité diplomatique fut intense et redoutable, ne se répandait pas en grandes politesses dans sa «suite» que, d’ailleurs, il ne souhaitait pas fastueuse, en revanche, on doit à François Ier une cour qui fut très stimulante pour les courtisans en matière de manières. L’image qui fut la sienne du «père des arts et des lettres» n’est en rien imméritée, tant il accorda de l’attention et du soin à tous les arts, qu’il s’agisse de la musique, de l’architecture, de la peinture ou des lettres, dont il fut le protecteur très apprécié. L’influence forte de sa mère Louise de Savoie que l’art de la Renaissance passionnait, l’enseignement qu’il reçut de François Desmoulins, son professeur de latin, ou de l’Italien Gian Francesco, le prédisposèrent à bénéficier pleinement de la pensée italienne, en partant par ailleurs d’une langue italienne qu’il parlait couramment. Enfin, les campagnes d’Italie qui ouvrirent son règne furent également propices à introduire de nouvelles idées dans le royaume de France.

Riche de cette formation et d’un charisme exceptionnel, il sera vite reconnu selon ses vœux comme le prince de la Renaissance et, comme tel, put instaurer, pour ainsi dire le premier en France, une cour affirmant son pouvoir royal. Cette cour, forte de plusieurs milliers de personnes, se déplaçant de château en château, fit l’admiration de toute l’Europe tant elle fut brillante.

Étienne de Jouy, à la fois librettiste, journaliste critique et chansonnier, n’hésite pas à s’en faire l’écho dès 1814, dans ses «satires de la vie parisienne», rassemblées dans L’Hermite de la Chaussée-d’Antin. Évoquant ainsi François Ier et son intérêt pour l’Italie, il souligne combien «cette première passion […] développa cette élégance de mœurs, cette politesse recherchée, ces manières de gentilhomme (comme il le disait lui-même) qui répandirent tant d’éclat sur son règne». Ladite cour, en rassemblant selon son gré et l’excellence de son goût des artistes, des personnalités diverses et des grands du royaume, sans compter les invités étrangers, donna le ton à l’Europe, et constitua le prototype des cours du XVIIe siècle, celle de Louis XIII puis celle de Louis XIV qui connut son apogée à Versailles. En faisant naître un mot: l’«étiquette».

La politesse en voyage

«Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses. C’est à leur façon d’éternuer ou d’éculer leurs talons que se reconnaissent les peuples condamnés», s’écrie Ulysse, l’ambassadeur des Grecs, dans l’acte II de La guerre de Troie n’aura pas lieu, publié en 1935. Aussi peut-on sourire des rites de chacun, en oubliant les nôtres ; ils sont pourtant des lieux intenses de susceptibilité, la pire qui soit, parce qu’elle est non dite.

Les guides sont riches en conseils quant à la politesse quel que soit le pays visité. On aurait tort de ne pas les prendre pour ce qu’ils sont: le rappel des délicatesses envers l’autre à ne pas oublier. On repère aisément des points communs en fonction des espaces où l’on se trouve. On ne serre pas par exemple la main d’une femme musulmane, on la salue en portant la main droite à son cœur. Tout comme dans maints pays d’Orient, le primat de la main droite est récurrent, la main gauche étant considérée comme impure, intime, voire proche du diable. Et si on porte le regard sur les pieds, en montrer la semelle en terre musulmane, c’est assimiler la personne qui l’aperçoit à ce qu’elle foule. Et c’est ainsi qu’on conseille de ne pas croiser les jambes et de bien garder les pieds à plat, un conseil qu’on trouvera aussi dans d’anciens manuels du savoir-vivre occidental. Le diable se niche dans le détail: ainsi, on évite de faire un signe à quelqu’un avec la main pour l’appeler, c’est perçu dans un grand nombre de pays comme du mépris, on ne fait signe de la sorte qu’aux animaux. Enfin, on conseille dans le monde arabe ou indien de ne pas s’extasier devant un bel objet de la demeure où l’on est invité, une tradition voulant en effet qu’on vous l’offre.

Tout cela a du sens, au-delà des aspects religieux, on se situe dans une délicatesse cultivée, qui demeure forte dans certains pays. On se rappelle du Napolitain au franc- parler proposant d’offrir la montre à son ami français l’admirant dans une vitrine, qui a grand tort de l’accepter, ce qui lui vaut d’être vertement rappelé à la raison: le premier se devait de la proposer au second et ce dernier, de la refuser. L’impolitesse calculée peut parfois être déçue: devant la belle voiture de mon ami tunisien, je me suis extasié, mais cela n’a pas fonctionné, il ne me l’a pas offerte. Tout évolue.

La politesse à tu et à toi

En 2013, Frédéric Vitoux présentait sur le Bloc-notes de l’Académie française l’Éloge du vouvoiement (ou du voussoiement) en rappelant tout d’abord l’hypothèse d’une pratique remontant sans doute à Dioclétien. Au IIIe siècle, en effet, cet empereur mit fin à la crise politique en divisant «l’Empire romain entre Orient et Occident, chacun des deux nouveaux Auguste [c’est-à-dire empereurs] étant assisté lui-même d’un César» choisi par ses soins. Aussi, lorsque l’un des quatre souverains «parlait non pas en son nom propre mais au nom des trois autres», il passait à la première personne du pluriel, usant donc du latin nos. Il lui était alors répondu par la deuxième personne du pluriel, le latin vos. Le «vous» de politesse ou de majesté était né.

En examinant l’époque contemporaine et en résonance avec les statistiques, Frédéric Vitoux ne pouvait manquer de constater le recul progressif du vouvoiement dans la conversation courante à la fin du siècle dernier, et ce faisant «la violence que les partisans du tu imposent à nos rapports sociaux» qu’il assimile à l’une des conséquences de mai 1968. La volonté «de bannir toute hiérarchie, toute barrière entre les individus, leurs âges, leurs fonctions…» faisait encore écho à la formule de Roland Barthes évoquant «le tutoiement, ruine de mai». Il ne fait aucun doute en effet qu’il y eut une mouvance de ce type avec des dérapages médiatiques. Chacun se souvient de Karl Zéro, cadet d’une famille très lettrée, clamant comme il se doit souvent sa «nullité» à l’école – pour certains nantis culturels, c’est supposé valorisant… – et faisant carrière dans le journalisme satirique et burlesque. Il est retenu dans l’histoire par son volontaire tutoiement des personnalités invitées au «Vrai Journal», sous prétexte que les journalistes et les personnalités politiques se tutoient parfois en coulisses parce qu’ils se connaissent, puis se vouvoient naturellement devant les caméras.

«J’avais voulu retourner le truc», expliquera plus tard Karl Zéro. Un «truc» fondé sur un mépris affiché, destiné à choquer des auditeurs et spectateurs, non sans leur procurer le vague plaisir putassier de la déstabilisation grossière, faisant oublier au passage le vrai travail d’information, un «truc» qui serait impossible en anglais. Cela étant, comme le signale Frédéric Vitoux, cette goujaterie ne peut exister que par «la docilité des personnalités invitées, trop heureuses de s’exprimer, même à de telles conditions». On peut lire en 1694 dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française: «Il tutoye tout le monde. On ne luy fait pas plaisir de le tutoyer.» Le tutoiement peut effectivement être tout simplement vulgairement agressif, l’antithèse de la politesse. Que dire par exemple d’un représentant du pouvoir tutoyant une personne en situation d’émigration?

Si l’on met de côté ces «trucs» de bateleurs qui souhaitent «faire l’intéressant» selon la formule de nos grands-mères, ce double jeu possible entre le vouvoiement et le tutoiement demeure d’une grande richesse dès lors qu’on en use dans le registre de la délicatesse et de la courtoisie. «Il faut aimer tout autant le vous de la séduction que le tu qu’échangent ensuite les amants», rappelle l’auteur du délicieux Dictionnaire amoureux des chats. Et dans un autre contexte, Frédéric Vitoux, modèle de courtoisie, souligne combien le tutoiement du bourreau à ses victimes, ou celui du pouvoir totalitaire sur une personne méprisée qu’on assimile volontairement à un «zéro», implique alors qu’en passant par un néologisme «le tutoielitarisme est un totalitarisme». Le tutoiement sans affection, sans tendresse ou complicité, devient l’antithèse de la politesse qui passe par le respect de l’intelligence de l’autre […].

À l’autre extrême, rencontrer des couples qui se vouvoient, comme c’en était le cas au Grand Siècle, est devenu rare. Selon Étienne Kern, qui a examiné à la loupe ce jeu de la politesse instauré à travers l’usage alternatif du «tu» et du «vous», on compterait encore dans le premier quart de notre siècle 20.000 personnes pratiquant le vouvoiement en famille. Les statisticiens nous informent par ailleurs que plus de 80% des gendres et des brus vouvoient leurs beaux-parents.

La politesse en absurdie

Dans Le Tintamarre, œuvre posthume d’Alphonse Allais rassemblant divers écrits, se trouve reprise une lettre du 18 mai 1879 où on peut lire de plaisants propos sur la politesse. Alphonse Allais y déclare par exemple que «le comble de la politesse», c’est de «s’asseoir sur son derrière et de lui demander pardon». L’auteur facétieux récidive d’ailleurs allègrement en affirmant que «le comble de la politesse», c’est aussi de «refermer la fenêtre derrière soi après s’être jeté dans le vide». Associée à l’apogée d’un phénomène, et confirmant la place très élevée qu’occupe la politesse dans nos comportements, la notion de «comble» fait aussi dire en 1939 à Marcel Jouhandeau, dans De l’abjection, que «la sainteté n’est peut-être que le comble de la politesse». Il est vrai que pour être en odeur de sainteté auprès de ses prochains, il convient de témoigner d’une politesse sans faille!

À la série des jeux sur les mots fondée sur la devinette de ce qui serait «le comble» de quelque chose, font aussi écho les définitions des mots croisés ou fléchés, dont l’objectif affirmé, réjouissant, est de présenter un mot sous une facette inattendue. En 1946, Romain Coolus, auteur dramatique et coauteur du Dictionnaire de l’Académie de l’humour français, proposait ainsi cette définition de la politesse: «usage hors d’usage». Avancer l’idée que la politesse se perd est toujours gagnant, c’est un cliché qu’on adopte trop souvent à partir d’un certain âge.

Illustrer également l’humour par l’absurde reste assez fréquent, on a par exemple déjà cité le propos de Francis Blanche et de Pierre Dac selon lequel «l’exactitude étant la politesse des rois, un prématuré ne pourra jamais régner». Il faudrait y ajouter la pratique du paradoxe, telle qu’on la repère dans un proverbe persan propre à cultiver la politesse: «La politesse est une monnaie qui enrichit celui qui la dépense.» Et voici la politesse devenue un investissement.

La Politesse. Au fil des mots et de l’histoire, de Jean Pruvost, Tallandier, 320 p., 20,90 € (en librairie le 7 avril). ,

https://www.lefigaro.fr/histoire/la-politesse-arme-de-seduction-massive-20220401

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