Alexandre Adler : “Le monde vit la bascule du siècle”

ENTRETIEN. L’historien, qui avait diagnostiqué la fin du monde ancien après le 11 Septembre, estime que la guerre en Ukraine nous entraîne dans une nouvelle ère. Propos recueillis par Julien Peyron.

La guerre en Ukraine est un événement aussi retentissant que les attentats d’Al-Qaida contre le World Trade Center et le Pentagone. C’est l’opinion d’Alexandre Adler, journaliste et historien, qui avait publié J’ai vu finir le monde ancien (Grasset) après le 11 septembre 2001. Les cartes sont de nouveau en train d’être rebattues en Europe mais aussi en Amérique, en Asie, au Moyen-Orient, après le coup de force de Vladimir Poutine. Car Adler en est convaincu, malgré les apparences, l’offensive russe aura pour conséquence un rapprochement entre l’Europe et Moscou… et la fin de l’alliance entre la Russie et la Chine. Selon lui, la succession de Poutine se profile déjà et le conflit contre l’Ukraine ne fera que précipiter sa chute. Pour l’avoir côtoyé de près, il estime que le tsar du Kremlin est bien trop impulsif pour être un vrai maître stratège. Entretien.

Le Point : Après le 11 septembre 2001, vous disiez avoir vu « finir le monde ancien ». Sommes-nous à nouveau en train d’assister à une bascule ?

Alexandre Adler : Tout à fait. Une réorganisation du monde est en cours depuis la fin de l’URSS, mais il reste des chantiers inachevés. Trois d’entre eux, au moins, vont accélérer du fait de la guerre en Ukraine.

Premièrement : la défense européenne. Elle est en sommeil depuis des années, mais cette fois des pays comme la Finlande, la Suède, l’Allemagne et l’Autriche semblent décidés. Poutine, dans son geste désespéré, a fait faire un pas de géant à l’Europe !

Deuxièmement : l’alliance russo-européenne. Selon moi, le conflit en Ukraine va se terminer rapidement, entraînant avec lui la fin des années Poutine. Ensuite, la grande alliance entre l’Europe et la Russie pourra se mettre en place. Mais ça ne se fait pas sans heurts, comme nous le constatons aujourd’hui. Le rapprochement russo-européen, on en voit les prémices dans le domaine spatial avec le déménagement d’une partie des équipes russes de Baïkonour vers Kourou, en Guyane. Quant à l’Europe, elle a compris la leçon, et va mettre un terme à l’isolement de la Russie. Elle a bien vu que cela la rendait paranoïaque et dangereuse.

Troisièmement : l’effondrement de l’alliance sino-russe. En se rapprochant de l’Europe, la Russie va rompre avec Pékin. La Chine va devoir se tourner vers ses autres voisins asiatiques. Je la vois reprendre une collaboration avec le Japon et œuvrer à la réunification entre les deux Corées.

Et l’Amérique, dans tout ça ?

Les États-Unis vont se concentrer sur eux-mêmes, c’est-à-dire sur leur continent. Le mot d’ordre, c’est « mind our own business » (occupons-nous de nos propres affaires). Biden a mis en place un trumpisme à visage humain, c’est-à-dire un isolationnisme sans insultes ni sorties racistes. L’Amérique va intensifier ses relations avec les pays d’Amérique du Sud, surtout le Brésil, et tenter de régler le problème des cartels au Mexique. Hormis quelques pays « exceptionnels », comme Israël et les Philippines, ils vont se désengager. Fini de déverser de l’argent sur l’Égypte ou l’Europe de l’Est, cela ne les intéresse plus.

La guerre en Ukraine restera-t-elle comme un des grands événements de l’histoire contemporaine ?

C’est du même acabit que le 11 Septembre, le krach de Wall Street ou même Waterloo. Avec la guerre de la Russie en Ukraine, le monde vit la bascule du siècle. Le pays qui a donné au monde le communisme et la révolution d’Octobre est en train de bouleverser à nouveau l’échiquier mondial, y compris au Moyen-Orient. Nous voyons déjà l’émergence d’une nouvelle alliance, celle d’Israël et des États du Golfe. À terme, je prédis que les accords d’Abraham vont devenir « des accords de Moïse ». Israël et l’Arabie saoudite vont vouloir acter la reconnaissance inconditionnelle de leurs deux États avec échanges d’ambassadeurs. Les Palestiniens pourraient alors disposer d’un État sous protectorat saoudien.

Parlons de Vladimir Poutine. Vous avez eu l’occasion de le côtoyer. Comment le décririez-vous ?

Je ne l’ai vu qu’une seule fois, mais j’ai eu le temps de l’observer, de le questionner et même de subir une de ses célèbres colères. En 2006, il nous a invités à dîner avec Hélène Carrère d’Encausse , alors que nous revenions d’un voyage en Sibérie. Il nous reçoit dans la datcha préférée de Staline, celle dans laquelle celui-ci est mort et qu’il avait baptisée « la plus proche », car située non loin de Moscou. Nous sommes installés – déjà à l’époque – autour d’une très grande table . Hélène Carrère d’Encausse à sa droite et moi à sa gauche. Tout se passe très bien, Poutine est très chaleureux jusqu’au moment où vient mon tour de prendre la parole. Je pose la mauvaise question. À l’époque, il tentait une OPA agressive sur EADS, qui était un embryon des volontés européennes de bâtir une Défense commune. L’affaire avait ému en France et en Allemagne. Je lui demande pourquoi il cherche à entrer au capital d’EADS et non d’Airbus, une entreprise 100 % civile. Silence. Je le vois blêmir et je sens monter en lui une envie de violence. Véritablement, j’ai cru qu’il allait se lever et me casser la figure. Son regard vitreux, hostile, se fixe sur moi et il finit par répondre. À côté, comme pour me provoquer. « Il existe un pays avec lequel j’entretiens d’excellentes relations militaires, c’est Israël. Mais vous le saviez, n’est-ce pas ? » Cette allusion maladroite et bizarre à mes origines juives me fait dire, depuis ce jour, que Poutine est, certes, un bon stratège, mais qu’il est trop impulsif et qu’il manque de sang-froid. Son côté « soupe au lait » le rattrape souvent.

Quelles sont les raisons, selon vous, qui l’ont poussé à envahir l’Ukraine ?

Politiquement, il sent qu’il pourrait être rapidement débordé à Moscou. Il a voulu contrer un cercle qui travaille activement à son remplacement. Poutine a la certitude que l’on conspire contre lui depuis l’apparition des rumeurs le disant atteint de la maladie de Parkinson. Les sources qui ont fait fuiter cette information se trouvent au plus haut niveau du Kremlin. Depuis ce jour, il sait que le compte à rebours pour le remplacer est lancé. Il ne lui reste plus qu’une chose à faire : foncer. Advienne que pourra.

Pourrait-il aller jusqu’à employer l’arme atomique ?

Il est prêt à mourir, c’est certain, mais il n’ira pas jusqu’à la guerre nucléaire. Il n’est pas fou à ce point-là. Il sait surtout qu’il sera mis de côté ou tué avant. La seule possibilité nucléaire que je vois, c’est celle d’une petite explosion « accidentelle » en Ukraine.

Qui sont aujourd’hui les principaux rivaux de Poutine en Russie ?

Son ministre de la Défense Sergueï Choïgou lui a toujours été fidèle, mais un désaccord profond divise les deux hommes : la relation à la Chine. Choïgou vient de Mongolie, il est viscéralement hostile à Pékin et voit d’un très mauvais œil le rapprochement avec Xi Jinping. Il estime que Poutine a vendu tous les bijoux de famille à la Chine. Il s’est rapproché de Sergueï Narychkine, le chef du SVR, les renseignements extérieurs. C’est un poste sans grand pouvoir désormais, Poutine l’a vidé de ses prérogatives au profit du FSB. Mais l’homme est ambitieux et dispose d’un atout important : il a la légitimité pour régner. Il est le descendant de l’illustre famille Narychkine, associée à celle des tsars. Son ancêtre Natalya Naryshkina est la mère de Pierre Le Grand. Staline, qui était très snob, a d’ailleurs toujours protégé les membres de la famille. Sergueï Narychkine est aujourd’hui le favori du camp des sages, qui s’oppose à celui de Poutine. En ce moment dans le pays se joue une vraie guerre de succession, où tous les coups sont permis. Nombreux sont ceux qui craignent chaque matin de voir surgir les tueurs de Poutine à leur porte.

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