Ypsilantis. En lisant le Journal de Mary Berg, rescapée du ghetto de Varsovie – 2/4

Chapitre II. Le ghetto.

15 novembre 1940. « On a officiellement établi le ghetto aujourd’hui ». Les Juifs qui vivent dans les quartiers « aryens » doivent tout laisser et s’installer dans le ghetto. Les firmes non-juives qui se trouvent dans l’enceinte du ghetto peuvent y rester temporairement si elles y sont installées depuis plus de vingt-cinq ans. Des murs de briques commencent à s’élever ; ils sont construits par des maçons juifs sous la surveillance de soldats allemands qui les frappent à l’occasion. Les Juifs se réunissent et s’interrogent : que préparent les nazis ? La mère de Mary Berg peut franchir l’enceinte du ghetto grâce à son passeport. La sentinelle allemande placée à une porte du ghetto et qui examine le document le lui rend avec un salut appuyé. La mère en profite pour faire de nombreuses commissions dans la Varsovie « aryenne » pour sa famille mais aussi des amis, notamment en expédiant du courrier. Les services de la poste se contentent de vérifier si l’adresse sur les enveloppes correspond bien à celle du passeport. Et Mary Berg imagine la surprise de celles et de ceux qui constatent que les lettres de leurs plus proches parents leur ont été adressées par une expéditrice ou un expéditeur inconnu(e). Les Juifs détenteurs du passeport américain reçoivent une fois par mois un gros colis – qui contient souvent des choses introuvables à Varsovie, même à prix d’or. Le ravitaillement devient de plus en plus difficile et la contrebande prend de l’ampleur. Des sentinelles allemandes sont même achetées. Les Allemands veulent mettre fin à ce trafic et décident de créer un service d’ordre juif (soit environ deux mille hommes) afin de seconder les polices allemande et polonaise. C’est la Jüdischer Ordnungsdienst aussi appelée Jüdische Ghetto-Polizei. La technique nazie qui sera mise en œuvre dans les camps de concentration et d’extermination se laisse pressentir : il s’agit d’une manière ou d’une autre de faire participer les Juifs à leur propre enfermement, asservissement puis anéantissement sous le contrôle des Allemands et leurs alliés comme les Trawnikis (ou Trawnikimänner) qui auront un rôle très important dans la Shoah en tant qu’exécutants. A la tête de cette police, Józef Andrzej Szeryński (né Josef Szynkman) dont Mary Berg dit qu’il est un Juif converti, ce que je n’ai pu vérifier et qui me semble être une affirmation fantaisiste, une rumeur peut-être. Les rapports entre ces policiers juifs et la population sont plutôt cordiaux, une observation venue d’un témoin direct (Mary Berg en l’occurrence) qui contredit ce que dit par exemple Wikipédia, une source à laquelle je ne me fie guère mais qui en la circonstance cite deux sources précises et vérifiables. Ainsi peut-on lire dans l’article intitulé « Police du ghetto juif » : « Anatol Chari, un policier du ghetto de Łódź, décrit dans ses mémoires son travail de protection des dépôts alimentaires, de contrôle des employés de boulangeries, ainsi que de patrouilles visant à confisquer la nourriture des habitants du ghetto. Il raconte l’implication des policiers juifs dans l’escroquerie des rations alimentaires et dans le fait d’obliger les femmes à fournir des services sexuels en échange de pain. L’historien judéo-polonais et archiviste du ghetto de Varsovie Emanuel Ringelblum a décrit la cruauté de la police juive du ghetto comme “parfois supérieure à celle des Allemands, des Ukrainiens et des Lettons” ». Une fois encore, je n’accorde pas un grand crédit à Wikipédia, surtout lorsqu’il est question du monde juif et plus encore d’Israël. Les sous-entendus y sont fréquents et la malveillance peine parfois à se cacher. Mais les deux références citées sont sérieuses : Anatol Chari et Emanuel Ringelblum, lui aussi auteur d’un journal tenu dans le ghetto de Varsovie. Cette violence s’explique par les promesses allemandes et mon propos n’est pas ici de juger des hommes eux aussi menacés de mort. L’un des documents les plus complets et fiables à ce sujet pourrait être l’étude publiée dans Revue d’Histoire de la Shoah (2012/2, n° 197), intitulée « La police juive du ghetto vue par elle-même » et signée Dov Levin, étude que je mets en lien :

https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah-2012-2-page-435.htm

Les rapports entre ces policiers et la population sont plutôt cordiaux (toujours d’après Mary Berg), ils le sont moins avec les fonctionnaires juifs en uniforme (encore une description précise d’uniformes) chargés de combattre la spéculation et de taxer diverses marchandises. Ce sont les « Treize », surnom inspiré du numéro de la rue où sont installés leurs services. Le ghetto est encore très actif et il est facile d’y trouver du travail dans les usines et ateliers nouvellement installés. « On y fabrique toutes sortes d’articles que Varsovie n’avait encore jamais produits ». L’activité culturelle est intense et le groupe théâtral auquel appartient Mary Berg multiplie les représentations qui font salle comble. Les recettes sont en partie versées au Comité de secours aux réfugiés.

4 janvier 1941. Froid terrible. Pour se réchauffer ou simplement se distraire, les sentinelles allemandes tirent à l’occasion sur des passants ou en frappent d’autres. Il arrive même qu’un policier juif soit battu par une sentinelle allemande en mal d’activité ou cherchant à se réchauffer…

Warsaw ghetto, 1940 [LCID: waz54043]
Plan du ghetto de Varsovie en 1940

10 janvier 1941. Irruption des nazis au cours d’une réunion à laquelle participe Mary Berg. Les hommes sont fouillés et dépossédés de leur argent tandis que les femmes doivent entièrement se déshabiller : « Les nazis appuyaient le canon de leurs revolvers sur leurs poitrines ou sur les parties intimes de leurs corps, menaçant de les tuer si elles ne leur remettaient pas des dollars ou des diamants ».

Ce que Mary Berg rapporte le 5 février 1941 est particulièrement éloquent. « J’ai chaud et j’ai à manger, tandis qu’autour de moi il n’y a que misère et famine ». Il faut avoir du courage et même beaucoup de courage pour rapporter ainsi les choses. Il me semble que bien peu de personnes auraient osé rapporter aussi franchement leur situation de privilégié(e). On se serait tu, tandis que Mary Berg s’attarde et donne des détails qui sont autant de gages de sincérité pour l’ensemble de son journal. Avec le temps, Mary Berg finira par ne plus vouloir témoigner – soit tenir le rôle de la rescapée –, par vouloir reléguer son journal et en interdire de nouvelles éditions. La Shoah aura eu entre autres effets celui d’offrir un confort psychologique aux organisateurs et aux exécutants de cette entreprise inédite et de visser dans la tête de nombre de rescapés un sentiment de culpabilité : Pourquoi suis-je encore en vie et pas les autres ? Pourquoi n’ai-je pas péri avec les autres ? Ce journal a une autre particularité. Il se veut délibérément militant, destiné à porter à la connaissance du monde l’entreprise nazie afin de l’engager à la combattre et y mettre fin. Ce journal n’est donc pas à proprement parler un journal intime. Mary Berg écrit plutôt à la manière d’un journaliste, mais un journaliste à la solde de personne d’autre que lui-même. C’est aussi pourquoi, et contrairement au journal d’Hélène Berr, pour ne citer que lui, Mary Berg ne s’attarde guère sur ses humeurs, impressions, analyses psychologiques intimes ; elle observe et prend des notes afin que le monde sache et sans tarder, car il y a urgence. Elle rend compte de sa situation de relative privilégiée car il lui faut aussi montrer la vérité de l’entreprise nazie, à la fois infiniment brutale mais aussi prise dans des règlements, des décrets, des complications, des exceptions, des… Mary Berg a donc chaud dans ses vêtements confortables et elle mange à sa faim, tandis qu’autour d’elle on meurt de froid et de faim. Il y a des cadavres devant des vitrines bien achalandées. « Leur dernier regard a été pour la devanture de la boutique en face de laquelle ils se sont laissés tomber pour mourir ».

Les rues du ghetto sont progressivement murées et les murs montent de plus en plus haut. Les briques sont à présent bien cimentées car les nazis n’emploient plus que des maçons polonais, les maçons juifs s’arrangeant pour ne pas tout cimenter et permettre ainsi de faciliter le ravitaillement voire les évasions. Les égouts ainsi que les caves des maisons bombardées en bordure de ghetto deviennent des axes vitaux pour l’approvisionnement. Le tracé de l’enceinte du ghetto (composé du « petit ghetto » et du « grand ghetto » reliés par un pont en bois) est particulièrement compliqué.

Mary Berg suit des cours d’arts graphiques, autorisés par les nazis, avec le dessin industriel et l’architecture. Ils s’inscrivent dans tout un programme d’enseignement technique destiné à susciter des compétences que les Allemands espèrent utiliser, et gratuitement. Lors d’une inspection, Mary Berg note que ces derniers s’intéressent particulièrement aux dessins de machines.

Chapitre III. La vie continue.               

Les écoles et les cours professionnels se multiplient dans le ghetto. La sœur de Mary (n’oublions pas qu’elle se prénomme Miriam), Anne, s’est inscrite au cours de confection pour enfants. Le groupe théâtral auquel appartient Mary poursuit ses représentations et la vie culturelle s’intensifie avec le théâtre, le chant, la danse, la musique – où passe la figure de Władysław Szpilman. Mary Berg réprouve les moqueries qui dans certains spectacles visent le Judenrat et elle prend la défense du président de la communauté, Adam Czerniaków, dont, nous dit-elle, le poste est loin d’être enviable malgré les avantages matériels dont il bénéficie. En effet, il doit rendre des comptes à Hans Frank, et quotidiennement, courant le risque d’être sanctionné de la manière la plus terrible tout en étant dénigré et diversement accusé par la communauté juive du ghetto. Le débat reste ouvert.

Policiers juifs du ghetto de Varsovie

Printemps 1941. La nourriture est de plus en plus pauvre, sauf pour ceux (de plus en plus rares) qui ont encore de grosses réserves d’argent liquide. Des commerces de luxe ont ouvert. Des femmes portent des toilettes de grands couturiers. Dans certains cafés se réunit la haute société (voir le Sztuka) où le luxe est le même qu’avant la guerre. A côté des ruines (datant du siège de Varsovie, 8-28 septembre 1939) on a organisé des espaces de loisir et de repos. Les moindres espaces (comme ceux ménagés par les bombardements) sont par ailleurs mis à profit pour produire des légumes. Voir la Société Toporol (Société pour le développement de l’agriculture) qui mériterait un article à part. Alexandre Landau est l’un des organisateurs et des directeurs de la Société Toporol dont le but est d’utiliser chaque lopin de terre libre, chaque cour et chaque balcon pour y planter de l’herbe, des plantes et des légumes. Ces travaux servent en même temps de cours de jardinage aux jeunes gens. Alexandre Landau est l’un des leaders de la jeunesse sioniste de gauche et ne néglige pas, même dans le ghetto, la formation des cadres pour Israël. Mary Berg rend compte avec précision de ces initiatives agricoles qui permettent au ghetto de produire (en quantité bien insuffisante certes) des épinards, des radis, des haricots verts, des oignons, des asperges et j’en passe. Dans ce monde clos, les contrastes sont si marqués que l’on se pince à la lecture de ces pages en se demandant si l’on ne rêve pas. L’une des particularités du rêve est bien de mettre en rapport et d’insérer dans un scénario des éléments ou/des séquences sans rapport les uns avec les autres, ce que les Surréalistes, poètes et peintres, grands questionneurs des rêves, se sont efforcés de rendre sensible.

Et pendant ce temps les murs du ghetto ne cessent de monter et remplacent peu à peu les réseaux de fil de fer barbelé. Les KZ ont été aménagés par les détenus eux-mêmes sous la direction des Allemands. Il en a été de même pour le ghetto de Varsovie et tous les autres ghettos. La communauté juive est tenue de fournir des matériaux pour la construction de l’enceinte, de participer ainsi activement à son propre enfermement. Les matériaux proviennent en grande partie des ruines impossibles à relever.

Chapitre IV. La Résistance.  

Longue et passionnante présentation de la Gazeta Żydowska, le seul journal autorisé pour les trois millions de Juifs de Pologne. Le tirage en étant drastiquement limité sur ordre des Allemands, chaque exemplaire est lu par des centaines de personnes. Il y a aussi les journaux clandestins, publiés irrégulièrement. La Résistance, juive et non-juive, est plus active au ghetto que partout ailleurs car elle a constaté qu’il est plus facile d’y imprimer et d’y cacher des postes récepteurs et émetteurs qu’à l’extérieur.

Le ghetto est toujours plus surpeuplé. Les réfugiés affluent de toutes les provinces de Pologne après avoir été dépossédés de tout. De ce fait, les conditions de vie ne cessent de se dégrader. Ils sont de plus en plus nombreux à souffrir de la faim. L’hygiène devient impossible. La mortalité augmente. La population du ghetto est à présent de quatre cent mille habitants. La mendicité se généralise. 12 juin 1941, une description terrible des effets de la faim et de la mendicité. Les logements sont surpeuplés. Des gens de bonne famille se mettent à faire les poubelles, honteux. Des enfants mendient tandis que d’autres se débrouillent et s’organisent en bandes afin de rapporter un peu de nourriture des quartiers « aryens ». Les réfugiés d’une même ville se regroupent et s’organisent afin d’aider les arrivants, à commencer par ceux qui sont originaires de leur ville. Les épidémies menacent, le typhus surtout.

Chapitre V. Les bombardements russes.

Fin juin 1941. L’U.R.S.S. est entrée en guerre contre l’Allemagne. L’appartement de Mary Berg et sa famille se trouve près de la gare centrale et est de ce fait particulièrement exposé. Les projectiles tirés par les Soviétiques détruisent des immeubles de sa rue (la rue Sienna dans le « petit ghetto ») mais épargnent le sien. Les journaux de la Résistance paraissent plus fréquemment et soutiennent le moral de la population du ghetto. Juillet 1941, l’année scolaire se termine (Mary Berg poursuit ses études d’arts graphiques) et les examens approchent. Les fournitures scolaires atteignent des prix exorbitants. Mary Berg brosse des portraits très pertinents de quelques camarades d’études, parmi lesquels deux neveux du peintre Max Libermann. 10 juillet. Les bombardiers russes s’en prennent à la banlieue de Varsovie. Le ghetto est épargné. Chaleur. Ciel bleu. Sur son balcon, Mary Berg et une amie qui habite le même immeuble font des projets d’avenir. « Les tomates, les petits pois, les carottes et les radis cultivés dans des caisses sur le rebord des fenêtres poussent bien ». Le balcon fait face au côté « aryen », à la rue Złota. Le son d’un piano lui parvient et elle imagine qu’une généreuse chrétienne s’efforce de consoler les habitants du ghetto. Le père de Mary Berg obtient l’emploi très recherché de concierge – et elle énumère dans le détail les avantages de cette fonction. Il obtient d’être secondé par un oncle de Mary Berg auquel il verse les pourboires qu’il reçoit. « Au début, nos voisins considéraient d’un œil un peu méfiant leur nouveau concierge qui, la veille encore, était un locataire comme eux. Comment un marchand de tableaux et un expert en peinture classique pourrait-il remplir les fonctions d’un concierge ordinaire ? » Mais on s’habitue et on finit par respecter ce concierge, d’autant plus que dans le ghetto ils sont de plus en plus nombreux à dégringoler de l’échelle sociale, et souvent brutalement. Et dans le ghetto de Varsovie être concierge finit par être un travail très convoité : « Beaucoup d’avocats sont maintenant bien aises d’être concierge ».

(à suivre)

© Olivier Ypsilantis

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Olivier Ypsilantis

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