Alexandre Journo. “Proust sioniste” d’Antoine Compagnon

Le côté de Sion

“Proust sioniste” d’Antoine Compagnon

Antoine Compagnon, titulaire de la chaire de littérature française moderne et contemporaine au Collège de France, nous a livré l’an dernier, semaine après semaine, pendant le confinement un long travail de recherche sur les lecteurs juifs de la recherche . Un travail remarquable, au titre énigmatique – Proust sioniste – qui montre comment a été faite une leçon juive de Proust, au parcours de dizaines de publicistes juifs contemporains de la publication de La recherche . Par cette galerie de portraits, Compagnon se fait à la fois historien de la bourgeoise juive assimilée de l’entre-deux-guerres, et historien des idées, celles qui animaient une profusion de revues juives, la Revue juive , laRevue de juive Genève , les Archives israélites, L’univers israélite, Palestine, Menorah , The Jewish Chronicle (la plus ancienne et la seule encore en activité).

Leçons juives de Proust

Ce sont les conférences diverses par la jeune garde juive contemporaine de Proust qu’Antoine Compagnon se propose d’explorer dans Proust sioniste , où il s’agit davantage du rapport des Juifs à Proust que de Proust aux Juifs. Mais enfin, cette fascination-répulsion du lectorat juif ne naît pas de nulle part. Essayons d’en esquisser quelques hypothèses, comme lecteur juif de Proust, avant de suivre Antoine Compagnon dans ce panorama de la bourgeoisie juive française assimilée.

Le narrateur d’ A la recherche du temps perdu dit en effet beaucoup de la judéité, et un article ne suffirait pas à en explorer tous les aspects. Y sont développés des motifs contradictoires, qui résonnent tous d’une façon différente. Comme miroir et cristallisateur d’une prise de conscience d’un retour à Sion, comme commisération sur leur condition, comme, enfin, judaïsme retrouvé.

Le prisme de lecture juif naît alors soit d’un banal chauvinisme, qui procure, malgré soi, de la fierté quand un Juif, bien qu’assimilé, bien que demi-Juif, bien que par certains aspects antisémites, se distingue dans le monde .

Soit par l’identification du narrateur aux personnages juifs de la Bible, et précisément aux Juifs dans leur rapport aux non-Juifs. Le narrateur est avec la duchesse de Guermantes comme Mardochée vis-à-vis d’Assuérus, un aspirant, un étranger qui n’est pas dans la maison (CG). Et puis, le narrateur a une mobilité très juive, dedans et dehors, et l’on sent bien qu’il n’est ni assurément français comme Françoise, selon la règle de Saint-André-des-Champs (TR), ni encore moins comme les Guermantes, dont le patriotisme n’a pas besoin d’être exprimé (TR), partent sociales qui partagent un parler qui lui est inaccessible.

Soit par la référence constante à la Bible qui éveille le souvenir de leur éducation juive. Mais ce sont là des références déjà passées dans le domaine public. Séphora est celle de Botticelli, Esther, Athalie ou Bérénice sont des personnages raciniens. (D’une certaine façon, à ceux qui ne fêtent guère plus Pourim, Proust permet un ersatz par la lecture de Racine).

Soit par les parallèles, flatteurs, entre Israël et l’aristocratie. Israël est certes une société décue, mais c’est la seule, par sa mobilité, à pouvoir aspirer égaler l’aristocratie (le café dans Le côté de Guermantes, les compagnonnages de Swann).

Soit par la sympathie du narrateur pour le dreyfusisme, le plaidoyer vibrant d’Oriane pour la solidarité juive (Pr), les confidences dreyfusistes du prince de Guermantes. Le jeune narrateur éprouve une sympathie manifeste pour les Juifs, note son grand-père, sans trop savoir s’il lui reproche ou s’il l’encourage (CS) ; le narrateur s’étonne même du mépris antisémite de Charlus pour Bloch, «  comme s’il avait été le fils d’un forçat  » (CG).

Soit enfin par sa description froide, dépassionnée, en passant , de la condition juive, de leur propre honte d’être juifs, et de l’antisémitisme. De la honte d’être juif, par exemple quand Gilberte était le nom de son père avant de le dédaigner en un germanique S v ann (AD) (et répète ce motif avec le nom de Blo ch (TR)), par le mépris dont Bloch les castes juives qui lui sont «  immédiatement inférieures  » (JFF). A Gilberte, le narrateur semble dire : je sais qui tu es, tu n’es pas une Forcheville, tu es une Juive. Avec beaucoup d’ambivalence, soit que sa judéité, tare, dusse être dévoilée, soit que sa dissimulation est moralement honteuse, que sa honte d’être juive est fautive en plus d’être chimérique.

Il dépeint la condition juive avec une acuité douloureuse dans Sodome et Gomorrhe I .

Encore de la haine des Juifs, par exemple quand il évoque l’apprentissage des bonnes manières bourgeoises – et en même de temps, en passant, des préjugés antisémites – par Albertine (CG), aussi dans l’affectation et la morgue de Forcheville, puis des Guermantes, quand il s’agit de sortir Gilberte de sa fange juive, et de s’octroyer par là l’héritage de Swann (AD).

Et c’est toujours en incident, comme pour rappeler le lecteur juif au rôle qui lui est attribué, pour souligner l’antisémitisme est naturel dans le milieu qu’il convoite. Les pages sur l’antisémitisme sont douloureuses à lire. Elles sonnent comme une alerte.

Proust fait en sus preuve d’une certaine ambivalence quant aux Juifs, est souvent amène peu, d’une dureté intransigeante, quand il qualifie Swann de fanatique (SG) et de prophète constipé (CS), alors ce dernier, accablé par l’ antisémitisme, se rappelle de sa judéité – mais peut-être est-ce là un prisme juif de ma part puisque Charlus subit aussi la même intransigeance.

Aujourd’hui, on dirait que ces sionistes ont fait preuve d’une certaine indulgence à l’égard des passages antisémites de La recherche , (cf. Piperno), en tout cas on le disait jusqu’à l’essai d’Antoine Compagnon . Mais rappelons que Bernard-Lazare lisait les diatribes antijuives de Léon Bloy comme les semonces intransigeantes des «  prophètes de Judas  » (dans Un philosémite ), que l’antisémitisme de Barrès pouvait être rédimé par ses Diverses familles spirituelles de la Francesous la plume de Georges Cattaui. Comment alors voir de l’antisémitisme dans l’introspection minutieuse du demi-Juif qu’était Proust sur l’assimilation et l’embourgeoisement des Juifs ? Proust serait alors une sorte de prophète qui désignera précisément le caractère chimérique de leur assimilation : aussi maniérés et parvenus qu’ils seront, dans leur processus d’embourgeoisement, ils resteront des Juifs.

Ultime verba

Commençons ce panorama par l’élément déclencheur du travail d’Antoine Compagnon. Un mot de Proust qui revient sans cesse, de main en main, dans les premiers articles sur la judéité de Proust, d’abord chez André Spire, l’auteur de Zangwill , une lettra tardive de Proust où il s’appesantit, croit lire Spire, sur son résidu juif :

« Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne puis me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’il n’ avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. » (Brouillon de lettre à Daniel Halévy)

Pour expliquer ce mot de Proust, Compagnon mobilise sa généalogie et le parcours de déjudaïsation et à la fois d’ascension sociale de sa famille maternelle, les Weil. L’arrière-grand-père, Baruch Weil, s’embourgeoise, ses enfants sont juifs mais connaissent superficiellement la tradition, la pratiquent par souvenir, puis la petite-fille commetun mariage mixte et l’arrière-petit-fils est baptisé. On est amené à se demander avec Compagnon si, sur ce parcours, l’arrière-petit-fils porte un regard extralucide : l’oubli du rite était déjà en germes deux générations avant lui ; ou bien si cet excès d’introspection – lui ne comprend pas le rite – est erronément transposé chez son grand-père, qui « n’avait jamais compris » les rites. Et en effet, comprend-on jamais un rite ? Mais ce grand-père n’était sans doute pas tout à fait déjudaïsé, son demi-frère, le grand-oncle de Proust ayant même écrit un précis de rites mortuaires pour les fidèles de Copernic. Toujours est-il que dans cette réflexion, en passant, André Spire croit relire Chad Gadya ! .

La comparaison est importante. A la recherche du temps perdu n’est pas la seule littéraire française à présenter des héros juifs, Silbermann de Jacques de Lacretelle, paraît en 1922, en même temps que Sodome et Gommorhe, et est à bien des beaucoup plus flatteur pour le lecteur juif, en tout cas univoquement philosémite, et sa thématique est celle qui obsède les lecteurs juifs de Proust, l’antisémitisme, l’assimilation, le sionisme, André Spire, Georges Cattaui, Jean de Menasce. Silbermann conserve en effet « dans sa bibliothèque, dissimulé derrière les œuvres de Ronsard, Chateaubriand, Hugo ou Courier, sa collection de  La Sion future » (2). Mais c’est la Recherche,dont les portraits acerbes des personnages juifs sont «  plus vrais, plus vivants  », qui joue, comme Chad Gadya ! , le rôle de le rôle «  cristal dans un liquide sursaturé  » (André Spire, Zangwill ).

Proust, pour Georges Cattaui, « l’alliance de Virgile et de Samuel (2), cet état transitoire du judaïsme, dans lequel Cattaui se trouve lui-même, qui a déclenché son ouverture à la culture occidentale, la seule intéressante positivement pour le sujet juif, intéressant pour ce qu’elle dit et vers où elle est permet d’aller, et pas seulement pour ce à quoi elle rattache, condition ou souvenir.

La recherche intéresse Spire parce qu’elle montre « les pièges de l’assimilation » (2), comme si cette introspection de Spire sur les raisons de son intérêt pour Proust (ou pour Zangwill) était performative, comme si parler des pièges de l ‘assimilation suffisait à mettre un terme à sa propre assimilation.

Intertextualité rabbinique ?

Tous ces lecteurs désespèrent de ne rien trouver d’intéressant dans le judaïsme, c’est pour cela qu’ils cherchent le judaïsme ailleurs, par exemple chez Proust. Ils cherchent, enquêtent, seuls, sans aucune aide de la tradition ni de la communauté, tant pis s’ils passent à côté de ce que le judaïsme peut dire. Quand ils arrivent à la kabbale , ils ne sont pas passés par la tradition juive, mais par la voie de l’ésotérisme et de l’étude des langues orientales, un chemin tout occidental. Tant mieux, s’exclament-ils, si au terme de ce chemin, dans leur lecture de Proust, ils croient retrouver une œuvre juive, la kabbale .

Dans le dernier numéro de la Revue juive, le critique Denis Saurat, non-juif, retrouvé dans les «  soit que » de la phrase proustienne les « motifs différents et souvent contradictoires » du Talmud. « Le lecteur français envoyé qu’il est sorti de son pays », ajoute-t-il. Plus encore que le Talmud, c’est le Zohar qui fascine Denis Saurat et dont il cherchera des réminiscences chez Proust.

A ce stade de l’examen de ces archives des études proustiennes, on se demande avec Antoine Compagnon si tout cela est bien sérieux. Peut-on retrouver le style du Zohar chez Proust ? L’a-t-il au moins lu ? Une lettre de Proust indique – malgré lui ? – le rapport qu’ont les lecteurs juifs au Zohar :

« Voici les noms, les choses ne sont pas des noms, des choses, dès que nous pensons, ils deviennent des pensées […], et voici pourquoi Zohar est devenu quelque chose d’analogue à la pensée que j’avais avant de le lire, en regardant le ciel mouvementé, en pensant que j’allais voir Venise »

Le Zohar est un nom, personne ou presque ne l’a lu, mais son évocation est puissante et rassembleuse. Elle dit « je sais ce qu’il évoque donc je suis juif ». Et même si le style de Proust n’est pas celui du Zohar – Julia Kristeva, dans le Temps sensible , y voit plutôt des influences celtiques –, le lecteur juif à plaisir à lire le nom du Zohar associé à celui de Proust, de même que l’on a plaisir à entendre des allusions talmudiques qui nous rappellent que nous les comprenons, fuse de seconde ou de troisième main. Pourquoi le Zohar plus que le Talmud ? Compagnon suggère que la Kabbale étant discréditée par les rabbins, « sa réhabilitation comme source de la meilleure littérature moderne, de Hugo à Proust, avait de quoi séduire les sionistes, en conflit avec le judaïsme institutionnel. » (6)

Penser retrouver le Zohar dans la migration des âmes, le Talmud dans l’exploration d’hypothèses contradictoires chez Proust, c’est retrouver une planche de salut pour son propre judaïsme dans un intérêt consommé pour la culture française, ie non-juive (et pareillement un désintérêt incurable pour la littérature juive, au premier chef le Talmud lui-même, et pas la simple évocation de débats contradictions que l’on n’a jamais lus dans le texte, ou que le Zohar, foncièrement illisible sans prérequis d’ une vie consacrée intégralement à l’étude juive). Par-là, se rendre quitter, à sa façon propre, de l’étude du Talmud, d’un commandement que l’on est incapable de respecter, littéralement une façon de produire intérieurement sa fidélité aux commandements, fussent-ils transfigurés dans une culture déjudaïsée.

Une question oiseuse ?

Si les premiers publicistes juifs insistaient, peu après la mort de Proust, sur la judéité de l’auteur de La recherche , à cette thèse succède l’antithèse : le caractère juif de Proust serait une «  question oiseuse  » (3). Ainsi, Léon Pierre-Quint, né Staindecker, écrit dans une monographie sur Proust que toute cette entreprise de re-judaïsation de Proust ne serait que du cherry-picking . Les qualités supposées juives de Proust sont en effet à l’antithèse des qualités supposées juives de Spinoza, et l’on se demande si la judéité est le bon prisme de lecture pour l’un et pour l’autre, et s’il ya des qualités univoquement juives. Dans la note conjointe, Péguy écrit à propos de Benda que « tout juif procède d’un certain fatalisme ». Ce à quoi Compagnon ajoute que ce « préjugé traditionnel […] va de conserver avec le préjugé inverse, s’inquiétant de l’impatience et de la révolte juives. » (5)

Et en effet, tout l’édifice de Spire semble être échafaudé avec un certain biais de confirmation. Par exemple, Spire cite un article de Benjamin Crémieux pour que «  l’atavisme joue sans aucun doute son rôle  » chez les auteurs juifs et chez Proust. Ou, Crémieux traitait du théâtre juif et non de Proust, utilisait ces mots en incident, et concluait malgré cet incident que les dramaturges juifs ne pouvaient pas générer de théâtre juif.

En réponse à Léon Pierre-Quint, et pour la première fois dans une publication proche des institutions juives, Marie-Louise Cahen-Hayem reprend à son compte les conclusions de Spire. This last is represent of the Ascension sociale of Israélites : the parcours of a family maternelle is éloquent, in quatre générations successives, in the Sentier, médecin à l’Académie, collectionneur d’art puis publiciste. Et, ajoute Compagnon, elle porte les noms paternel et maternel, Cahen-Hayem, avec un trait d’union, cette « particule des démocraties » selon le mot d’Anatole France, un trait d’union entre deux familles israélites illustres.

Elle écrit ainsi : «  Nous sommes fiers de penser, qu’Israël continue à donner à l’humanité quelques-uns de ses génies  » (Archives israélites, 24 décembre 1925). Est-ce là une preuve de libéralité vis-à-vis d’un demi-Juif dans les colonnes des Archives israélites, ou bien la manifestation de l’ambivalence du judaïsme institutionnel vis-à-vis des demi-Juifs: il ne les Pour petits-enfants, mais sait en tirer fierté opportunément ? Une fois qu’Israël a « donné » à l’humanité, le sujet n’est certes plus juif, mais ce don, ce décrochage du dernier juif de la lignée, cette sorte de boule rouge dans l’évolution stellaire, de coup d ‘éclat avant l’extinction de la lignée est ce qui procure la fierté aux Juifs restés sur des branches encore vivantes.

Débat qui déborde les strictes revues juives, Gide notant ainsi dans son journal, à propos de Léon Blum, qu’ «  il y a en France une littérature juive, qui n’est pas la littérature française  » (Journal, 24 janvier 1914), ou Thibaudet parlant de «  doublet franco-sémitique  » pour désigner Montaigne, Proust, Bergson, sans pour autant en faire ni un motif antisémite, ni un motif d’exclusion de la citoyenneté française.

Chez Albert Cohen, alors publiciste, l’esprit juif serait marqué par le scepticisme et le relativisme, quand l’esprit français celui rationnel, cartésien. Dans ce doublet franco-sémitique, l’esprit juif renouvelle et féconde l’esprit français, qui pêche par une rationalité sèche. Georges Cattaui, dans L’amitié de Marcel Proust , abonde : « Il semble qu’en s’alliant à la forte et claire logique française, la sensibilité nerveuse des Juifs donne des fruits plus précieux. »

Il ajoute dans la Revue juive que Proust « tient d’Israël sa nervosité, sa mémoire, sa sensibilité suraiguë, cette inquiétude d’où naît en lui le tourment de la jalousie, son imagination psychologique, son sens de la mobilité, ses facultés intuitives et son esprit d’analyse », c’est-à-dire beaucoup des qualités essentielles de la recherche .

Antoine Compagnon note que cette fécondation franco-juive peut aussi être lu à l’envers, qu’il ne s’agit pas que de récupérer Proust dans la littérature juive, mais aussi, de la part des sionistes qu’étaient André Spire ou Albert Cohen de « rassurer les juifs français en garantissant que le sionisme n’isole jamais les juifs de la France et de sa culture, que l’« âme juive » et l’« esprit français » continueront de se féconder. » (5).

Mais s’agit-il seulement de rassurer un public israélite qui n’adhère pas au sionisme ? Un postulat fondamental du corpus sioniste, et non un simple outil de persuasion, est que l’autoémancipation n’empêche pas les nations d’avoir des destins liés et une culture en partage, et que le sujet juif sioniste peut rester attaché à l’ endroit où il est né et être un patriote sincère (cf. Max Nordau, Patriotisme et sionisme ).

Chez Spire, il y a plus : l’idée très gidienne que le mélange est fécond, en particulier le mélange franco-juif. Cela ne va pas bien sûr sans insincérité, il s’agit là de rassembler, rétrospectivement, vis-à-vis des autres, parents, institutions juives, Français, et de soi-même, ses deux côtés, français et juif. Avec une certaine franchise, Spire note à propos de Barrès dans Quelques Juifs et demi-Juifs : « nous le lisions, et nous allions à ses réunions publiques parce que cela embêtait nos parents ». Si l’on se sent à l’étroit dans le judaïsme de ses parents, c’est paradoxalement encore le judaïsme que l’on poursuit chez Barrès, où l’on lit « juif » à chaque fois qu’il écrit « lorrain » . L’adhésion au sionisme procède encore de la mécanique de la révolte, mais elle est cette fois moins dérisoire et confuse que la lecture de Barrès.

Liquide sursaturé

Compagnon note que dans La recherche , les « personnages [juifs] contradictoires, ou même pathétiques, correspondant à la manière dont les jeunes sionistes proustiens eux-mêmes accompagnent les juifs de la Diaspora, aliénés par l’assimilation » (4), et l ‘on pourrait ajouter qu’ils parlent là d’eux-mêmes. Plus qu’un procès fait aux Juifs assimilés, dont ils s’excluraient, La recherche est pour eux un miroir grossissant sur leur propre assimilation, inévitable, et sur ce qu’elle emporte d’aliénant.

Proust est pour eux ainsi un révélateur de leur judéité, de leur assimilation. Pourquoi Compagnon a choisi ce titre Proust sioniste et pas Proust juif , alors même qu’il répond là à un essai intitulé Proust antijuif  : parce que les sionistes se trouvent précisément parmi les irréligieux, arrivés au terme de l’assimilation, dont l’issue est ou l’extinction ou la réaffirmation du nom juif par l’autoémancipation sioniste.

Par une sorte de mise en abîme des réminiscences proustiennes, l’œuvre de Proust produit le même effet au lecteur juif sur sa judéité qu’au narrateur le titre de François le champi sur sa vocation d’écrivain : il rappelle aux lecteurs juifs férus de culture française classique qu’ils sont juifs, qu’ils sont assimilés et qu’ils n’ont, comme les personnages juifs de Proust, qu’un souvenir vague du judaïsme, dont il ne reste que « des termes rituels détournés de leur sens » (Pr). Arrivés au boutde la culture classique, la maitrisant mieux que les Français eux-mêmes (on pense notamment au Silbermann de Lacretelle), ils se souviennent avec nostalgie qu’ils sont juifs et sont passablement ridicules dans le perfectionnement de leur francité. (Du reste, le milieu non-juif et l’antisémitisme diffus le leur rappellent déjà.)

« Lues dans  La Revue juive , les bonnes feuilles d’ Albertine disparue  prennent un autre sens que dans le roman, ou un sens plus évident et plus irréfutable : elles dénoncent une intégration, assimilation ou absorption qui passe par l’effacement du nom et le reniement des origines » (5)

Leur insistance sur le côté juif de Proust accuse en creux leur côté français. Quand ils insistent sur le « penser juif », il faut plutôt y voir leur regret de ne plus savoir penser juif comme les « rêveurs du ghetto », et de ne plus savoir que penser français. Et c’est parce qu’ils sont assimilés qu’ils écrivent le plus sur la condition juive et qu’ils adhèrent au sionisme, parce qu’ils doivent mettre des mots sur une appartenance qui ne leur est plus assurée, et explorer «  ce qu’ils ne se trouvent plus en eux-mêmes . »

Robert Dreyfus, fils d’un banquier déchu et ami de Marcel Proust, note avec raison dans son livre sur Alexandre Weill, Le prophète du faubourg Saint-Honoré que « les juifs de France sont à présent trop identifié à la société française, trop pareils aux autres Français de tous les groupes et de toutes les provenances pour être tentées ou capables d’exprimer une sensibilité, des idées et des tendances des tendances   et différentes juives, que nous ne détecterons plus en nous-mêmes. »

Le spectre de l’assimilation

Dans Menorah , Ludmila Savitzky abonde et note la justesse des tableaux proustiens de la bourgeoisie juive déjudaïsée : « Ces amitiés excessives, quasi morbides, ces manifestations immédiates et tangibles de gratitude pour le moindre service rendu […] — comme on reconnaît bien, comme on « tout cela », pour peu que l’on ait un peu situé la bourgeoisie israélite ! / D’autre part, nul n’est plus sensible que certains Juifs aux prestiges de l’aristocratie ».

Sur un registre plus pessimiste, et plus tardivement, dans la Revue de Genève , « Siegfried van Praag suit une fragile ligne de crête cheminant entre le sévère désaveu de Proust en tant que juif honteux et une fascination intense pour l’éternel retour du judaïsme chez un traître, devenu le meilleur témoin de l’assimilation comme chute […] van Praag retrouve surtout chez Proust, que celui-ci l’avait voulu ou non , sa propre méfiance contre l’assimilation. » (9). Il note en outre que la lecture de Sodome et Gomorrhe est « infiniment pénible et saisissante », et l’on ne peut que confirmer cette lecture. De même, dans A l’ombre des jeunes filles en fleur, après une projection antisémite du narrateur sur la « colonie plus pittoresque qu’agréable », c’est à Bloch d’endosser une forme d’antisémitisme juif :

« On ne peut faire deux pas sans en rencontrer, disait la voix. Je ne suis pas par principe irréductiblement hostile à la nationalité juive, mais ici il y a pléthore. On n’entend que : « Dis donc, Apraham, chai fu Chakop. Sur se croirait rue d’Aboukir. » L’homme qui tonnait ainsi contre Israël sortit enfin de la tente, nous levâmes les yeux sur cet antisémite. C’était mon camarade Bloch »

Passage qui peut être lu soit comme un portrait de la haine de soi ; soit comme une justification de l’antisémitisme par l’antisémitisme des Juifs eux-mêmes (s’ils se détestent déjà, pourquoi le narrateur catholique serait indulgent avec eux) ; soit enfin servir d’amorce à une introspection sur notre propre snobisme vis-à-vis des Juifs trop ou pas assez parvenus – pas exactement de notre classe et de notre degré d’assimilation –, comme un miroir tendu. Mais on peut également se dire, si l’on est partisan de la thèse de la question oiseuse, que tout cela est sur-interprété, que lorsqu’un Français peste contre ses compatriotes, ce qu’il fait du reste en permanence, il est râleur, misanthrope, pas honteux.

Chanan Lehrmann, dans L’Élément juif dans la littérature française ajoute que « tout en reconnaissant ce que l’assimilation a d’humiliant, Proust considère comme une fatalité inéluctable la disparition complète des Juifs dans leur entourage ».

Les premiers, Spire, Cattaui, Menasce, voyaient l’assimilation comme un révélateur, une fécondation de la judéité, et peuvent-être manquaient-ils de lucidité, van Praag et Lehrmann y voient une éradication de la judéité. De ces trois célébrant la fécondation franco-juive, d’ailleurs, deux, Cattaui et Menasce, se convertirent au catholicisme, par une sorte de poursuite d’un messianisme dont la première étape serait le sionisme – le rassemblement des exilés avant la formation d ‘une nation de prêtres, une nation phare des 70 nations –, avant les temps messianiques, l’avènement de l’amour universel chrétien qui accomplirait la première.

Une question assommante

Du côté des assimilés, ce prisme juif agace quelque peu. Revenons à van Praag : de ce jugement rétrospectif de van Praag (le mot israélite commence à être rejeté), Robert Dreyfus y voit une myopie et une intrusion : « Que ce reflet d’un monde que j’ai bien connu me semble aujourd’hui hui déformant, bizarre ! »

Et il ajoute, en défense, non pas de l’assimilation mais des Juifs assimilés : « Les nombreux Juifs « assimilés » de l’époque (j’en pourrais dresser une longue liste) acceptaient fièrement un lourd héritage d’opprobre et de résistance ; ils ne furent nullement des « déserteurs » honteux de leur naissance, impatients de se dérober. Quand cela peut-il mieux se vérifier qu’à l’occasion de l’Affaire, cette pierre de touche de la diversité des tempéraments humains ».

Et en effet, le stigmate de selbstlosung est par trop intrusif et paralysant : nul athéisme, nulle Failure de la pratique ne sait lui résister. Avec ce paradigme de la haine de soi, le Juif se voit refuser toute sécularisation.

D’autres protestent contre ce prisme de lecture trop juif de La recherche , qu’il célèbre l’apport des Juifs à la culture française ou déplore leur dissolution, comme Daniel Halévy, l’ex-compagnon de route de Charles Péguy et condorcéen comme Marcel Proust :

« Pour être juif, il doit, premièrement, que de la personne de mon père je supprime la personne de sa mère, immémoriament catholique, à laquelle il devait presque tout, et moi-même beaucoup. Ensuite, il faut que je supprime de ma personne la personne de ma mère, immémorialement chrétienne. Je n’ai pas besoin de vous dire que ces opérations sont impensables. Je sais ce que je dois à mon nom, et ce que je dois aux miens » (Lettre à Josué Jéhouda, directeur de la Revue juive de Genève)

C’est là l’impensé de ces regrets sur l’assimilation : ils font fi d’un des deux termes du sujet assimilé, celui par qui le sujet est assimilé, et ne peut le sujet pas comme un sujet digne d’intérêt, ils s’intéresse exclusivement au côté juif. La mère d’Halévy, le père et l’éducation de Proust restent impensés.

Du côté du judaïsme traditionnel, ce prisme « sioniste » agace aussi. André Spire s’ingénue à parler de renaissance juive, mais de quelle renaissance parle-t-il, se demande le rabbin Liber. Le judaïsme est toujours vivant, et ce ne sont pas ses marges, perdues pour le judaïsme, qui peuvent prétendre à une quelconque renaissance.

« Le paradoxe aux yeux du rabbin Liber, c’est qu’un libre-penseur se réclame du judaïsme, qu’un sioniste recommande des demi-juifs et des convertis comme représentants exemplaires d’une judéité qui n’a plus rien à voir avec le culte. Une renaissance juive qui ne serait pas religieuse est un non-sens pour Maurice Liber, qui exprime ici le point de vue du consistoire. ” (sept)

Mais il ya plus, un sentiment d’ingratitude, de voir ses enfants non seulement déjudaïsés, mais proclamer que son judaïsme est mort. Pourquoi Proust est-il mêlé à ces querelles ? Parce que volontairement ou non, il revigore les Juifs agnostiques contre l’assimilation et leur permet de tenir tête aux institutions religieuses, et de leur donner des gages : see, nous tenons nous aussi à notre judaïsme, nous le voyons jusque chez ce demi- Juif qu’est Proust – quitte à le faire avec insolence : notre judaïsme et pas le vôtre , qui ne produit plus rien de fécond.

Une question oiseuse pour l’antisémite

« Comment décider si Proust entendait davantage insister sur l’oubli ou sur la mémoire, sur la perte de la signification d’un rite, ou sur la perpétuation d’un geste vénérable malgré l’effacement de son sens », conclusion Antoine Compagnon, et cette indécision vaut pour tout retour sur la judéité, pas uniquement pour le seul rite funéraire de cette ultima verba .

Dans A l’ombre des jeunes filles en fleur , le « patriotisme juif » est « inéluctable chez ceux qui se croient le plus libérés de leur race ». Chez les autres, il était inutile. En fait, il ne s’agit pas de se croire « libéré de sa race », mais de se déplorer « libéré », avec tout ce que cela emporte : l’absence de transmission et la dissolution de la communauté traditionnelle est effrayante. Devant l’impossibilité religion – on ne peut y revenir – ou assimilation – on ne souhaite pas la mener à son terme – il faut une voie tierce, le sionisme. Une sortie de la religion sans transgression, sans trahison des siens.

Mais au terme de cette enquête sur les tiraillements d’une incroyable diversité autour de la judéité et sur l’assimilation, l’épilogue est tragique et univoque : tous les protagonistes juifs ou presque ont été raflés et périrent à Buchenwald et Auschwitz. Une judéité triviale les rassemble, celle définie et exterminée par l’hitlérisme. D’une certaine façon, il s’agissait bien là d’une question oiseuse.

Bibliographie

Antoine Compagnon, Prout sioniste , site du Collège de France https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/Proust-sioniste.htm

Les citations d’Antoine Compagnon sont décrites par des chiffres, eg (7) renvoyer au chapitre 7 https://www.college-de-france.fr/site/antoine-compagnon/Episode-7-Se-faire-un- trou-dans-la-bourgeoisie-francaise.htm

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu

  • Du côté de chez Swann (CS)
  • A l’ombre des jeunes filles en fleur (JFF)
  • Le côté de Guermantes (CG)
  • Sodome et Gomorrhe (SG)
  • La prisonnière (Pr)
  • Albertine disparue (AD)
  • Le temps retrouvé (TR)

Les archives des revues citées par Antoine Compagnon sont disponibles sur Gallica et sur la bibliothèque numérique de l’AIU

– La Revue juive :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6276702q?rk=21459;2

– La Revue juive de Genève :

https://www.bibliotheque-numerique-aiu.org/records/?refine[Collection][]=Presse%24%24%24La+Revue+Juive+de+Gen%C3%A8ve

– L’Univers israélite :

https://gallica.bnf.fr/services/engine/search/sru?operation=searchRetrieve&version=1.2&collapsing=disabled&query=%28dc.title%20all%20%22L%27Univers%20isra%C3%A9lite%22%29% 20et%20arkPress%20all%20%22cb344300007_date%22&rk=21459;2

Julia Kristeva, Le temps sensible , Gallimard, 1994

 © Alexandre Journo


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