Jean-Christophe Buisson. Aider l’Arménie à se protéger aujourd’hui, c’est nous protéger demain, car nos ennemis sont les mêmes

Jean-Christophe Buisson.
Portrait de Jean-Christophe Buisson du Figaro Magazine. Paris le 18/12/2020 Photo François Bouchon / Le Figaro

Alexandre Devecchio- Dans Arménie. Les Enfants de la guerre, plus d’une dizaine d’artistes et d’intellectuels signent des textes accompagnant des dessins d’enfant arméniens. Le journaliste du Figaro Jean-Christophe Buisson, marqué par ses voyages dans le Haut-Karabagh, en a rédigé la préface.

Alexandre Devecchio – Vous signez la préface d’un beau livre mêlant dessins d’enfants et textes engagés de personnalités d’origine arménienne ou pro-arméniennes pour dénoncer la guerre en Artsakh (Haut-Karabagh). Vous dites que lorsque la guerre a commencé une petite lumière rouge d’enfance s’est allumée dans votre cerveau. Pourquoi ?

Jean-Christophe BUISSON. – Dans mes voyages en Arménie et en Artsakh avant ce conflit déclenché par l’Azerbaïdjan en 2020, je ne me lassais pas d’observer la jeunesse de ce peuple arménien qui est parmi les plus vieux du monde. Porteurs d’une longue et douloureuse histoire marquée notamment par un génocide, les enfants arméniens sont pourtant animés d’une gaieté, d’une joie de vivre, d’un optimisme dont nos propres enfants, vivant dans un pays plus aisé, plus riche, plus confortable, sont bien souvent incapables.

Quand la guerre a éclaté le 27 septembre 2020, c’est d’abord à eux que j’ai pensés, surtout en apprenant que des écoles étaient bombardées. Ils étaient rattrapés par ce destin auquel ils espéraient échapper : celui de leurs ancêtres. Tous étaient touchés directement ou indirectement par ce qu’il se passait. Tous avaient un frère, un père, un cousin, un oncle, un voisin, mobilisé sur le front. Dans les dessins réalisés à la demande de leurs professeurs pendant le conflit et que Marie-Claire Margossian a réunis, il y en a un en particulier, saisissant, poignant, qui résume cette situation : on y voit la tête d’un petit enfant (l’auteur du dessin) dépassant de la poche de treillis d’un jeune soldat. Sa poche gauche. Au niveau du cœur.

Vous expliquez que vous ne supportez pas l’injustice. En quoi le sort subit par les Arméniens est-il particulièrement injuste ?

Je ne connais pas de peuple moins militariste, moins guerrier, moins impérialiste que les Arméniens. Surtout au Haut-Karabakh, où la majorité de la population est composée de paysans, d’artisans, de personnes âgées vivant dans les conditions les plus modestes. Ils n’aspirent qu’à vivre en paix sur la terre de leurs ancêtres, sans revendication territoriale alors qu’ils pourraient en être nourris : pour mémoire, le territoire de la République d’Arménie et l’Artsakh représentent un dixième du royaume d’Arménie au Moyen Âge ! De même, lorsque j’ai rencontré des conscrits ou des volontaires sur le front durant le conflit, leur discours était dénué de haine ou d’esprit de vengeance, au contraire de la propagande azérie qui parlait de les chasser «comme des chiens». Ils me faisaient penser à cette définition du vrai soldat par Chesterton : «le vrai soldat ne se bat parce qu’il hait ceux qui sont en face de lui, amis parce qu’il aime ceux qui sont derrière lui». En l’occurrence, ici, sa famille, son village, son église, dont on sait quel sort respectif lui réserve l’ennemi turc depuis des siècles.

Un an après le début du conflit, où en sommes-nous ?

La guerre continue. À bas bruit. Tel un supplice chinois. Sur les zones de contact, les civils arméniens – hommes, femmes, enfants, vieillards – sont harcelés et menacés en permanence. À quelques dizaines de mètres d’eux, par-dessus leurs champs ou leurs vignes, les Azéris font mine de les viser avec leurs fusils. Parfois, ils tirent, même… Les liaisons téléphoniques ou Internet sont régulièrement perturbées ou coupées. Les rivières sont taries ou polluées depuis que leurs sources sont en zone azérie. Tout est fait pour inciter les 120.000 Arstakhiotes (sur 150.000 avant le conflit) à quitter leur pays.

En outre, les Azéris ne respectent pas le traité signé le 9 novembre 2020 sous l’égide de la Russie. Ils violent en permanence le cessez-le-feu : depuis un an, des dizaines de civils ou de soldats arméniens ont été victimes de tirs ou d’attaques parfois mortels. Début décembre, par exemple, un éleveur de 65 ans dont des bêtes avaient franchi la frontière virtuelle a été capturé alors qu’il tentait de les récupérer. Il a été ensuite exécuté sans autre forme de procès ! De même, contrairement à l’article 7 du traité, les prisonniers de guerre arméniens n’ont pas tous été libérés – il en reste encore plusieurs dizaines dans les prisons de Bakou, selon la Croix-Rouge.

Plus grave : le conflit s’est étendu sur le territoire même de la république d’Arménie. Dans le Gegharkunik, près du lac Sevan, plusieurs dizaines de kilomètres carrés ont été envahis par les troupes azéries au mois de mai. Elles n’en sont pas reparties… Et il y a trois semaines, une nouvelle attaque azerbaïdjanaise d’envergure mobilisant des centaines d’hommes, des véhicules blindés et de l’artillerie lourde a été lancée. Elle a été repoussée, mais il y a eu des morts de chaque côté, et la menace demeure. Dans le Syunik, des hameaux sont passés sous le contrôle des Azerbaïdjanais, de même que des tronçons de la route entre Goris et Kapan. Ils ont même institué des droits de douane aux camions iraniens qui remontent vers le nord !

L’objectif du président azerbaïdjanais Ilham Aliev n’est pas la paix, et il a un nom : le Zanguezur, l’autre nom du Syunik. Parce que ce district méridional de l’Arménie constitue le bouchon qui empêche les peuples turcophones d’Asie centrale d’être reliés à la Turquie. Fidèle vassal d’Erdogan, Aliev veut faire sauter ce bouchon en instituant, sur le territoire souverain de l’Arménie, un corridor entre l’Azerbaïdjan et son enclave du Nakhitchevan. Par la force s’il le faut. C’est l’enjeu des prochains mois.

Vous ne cessez de fustiger le silence des pays occidentaux. Pourquoi l’Arménie ne bénéficie pas de la compassion accordée à d’autres ?

Ce petit pays de 3 millions d’habitants n’a pour richesses que quelques mines d’or (dans le Syunik et le Gegharkunik, justement…), son histoire, sa foi, sa culture, sa langue. Cela ne pèse pas lourd au regard des puits de gaz et de pétrole azéris… Pire, c’est le plus vieil État chrétien du monde. Or, tour particulièrement en Occident qui ne cesse de se repentir d’avoir été un bourreau lors des Croisades ou de la colonisation, être chrétien vous interdit d’être une victime. Les bonnes victimes, ce sont les Ouïghoures ou les Rohingyas musulmans. Les Arméniens, majoritairement membres de leur Église apostolique, n’ont donc même pas droit à la compassion des chefs des autres Églises chrétiennes. Avez-vous lu beaucoup de communiqués du pape François et même des patriarches orthodoxes compatissant avec leurs frères en Christ victimes des exactions turco-azéries ? Ont-ils eu un mot pour les églises, les monastères, les cimetières et les khatchkars vandalisés ou détruits ? Et d’un point de vue diplomatique, avez-vous entendu le Haut-Commissariat aux réfugiés, l’OSCE, l’ONU, l’Union européenne ou le groupe de Minsk protester contre ce que subit le peuple arménien qui n’est rien d’autre qu’une épuration ethnique soft ? Non. L’Arménie est désespérément seule au monde.

Mais que peuvent faire la France et l’Europe ?

D’abord cesser de traiter d’un même pied l’agresseur et l’agressé. Ensuite condamner l’Azerbaïdjan quand il adopte des discours ou des attitudes contraires aux valeurs que prônent la France et l’Europe. Ce que nous n’acceptons pas de certains pays comme la Russie, pourquoi l’accepte-t-on de l’Azerbaïdjan ? Incitation à la haine raciale, négationnisme (à Bakou, dans les livres pour les enfants de 11 ans, on enseigne même que le génocide de 1915 a été commis par les Arméniens contre les Turcs et les musulmans !), empiètement sur la souveraineté d’un pays voisin, tortures sur des prisonniers, crimes de guerre, utilisation d’armes interdites, emploi de djihadistes, destructions d’un patrimoine religieux : il y a, depuis un an, mille raisons d’envoyer Aliev à la barre du tribunal de l’Histoire présente.

Si l’État français ne se mobilise pas, sans doute par crainte de froisser Erdogan, au moins les personnalités politiques peuvent-elles agir à titre individuel ou collectif. La reconnaissance, l’an dernier, de l’indépendance de l’Artsakh par le Sénat ou l’Assemblée nationale, la déclaration du Palais-Royal «Ensemble pour le peuple arménien», signée le 6 décembre par quatre eurodéputés français de toutes tendances, ou les voyages programmés de candidats à l’élection présidentielle à Erevan sont autant de gestes et de signes montrant que le mur de l’indifférence et du silence commence enfin à se lézarder. Il était temps.

En quoi ce conflit nous concerne-t-il directement ?

L’Arménie est le seul pays démocratique de la région. L’Arménie est, depuis le Moyen Âge, notre alliée culturelle et linguistique, et notre ami politique et historique. Les valeurs universalistes et humanistes qu’elle défend (j’y inclus le christianisme car le christianisme est un universalisme et un humanisme) sont les nôtres. Ce qu’elle incarne face à la barbarie de ses voisins turcs, c’est tout simplement la civilisation. L’aider à se protéger aujourd’hui, c’est nous protéger demain, car nos ennemis sont les mêmes.

Arménie : les enfants de la guerre, sous la direction de Marie-Claire Margossian, Fayard. Avec des textes de Youri Djorkaeff, André Manoukian, Michel Onfray, Andreï Makine, Sophie Fontanel, Pascal Légitimus, Valérie Toranian, Antoine Agoudjian… 252 p, 25€. Fayard

Interviewé par Alexandre Devecchio pour le Figaro Vox, Jean-Christophe Buisson est journaliste au Figaro et auteur de la préface du livre Arménie. Les Enfants de la guerre (Fayard, 2021).

https://www.lefigaro.fr/vox/monde/aider-l-armenie-a-se-proteger-aujourd-hui-c-est-nous-proteger-demain-car-nos-ennemis-sont-les-memes-20211209

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