Valérie Toranian s’entretient avec Bat Ye’or. La saga des chrétiens et des juifs en terre d’islam

Spécialiste des minorités religieuses dans le monde islamique,  Bat ye’or a forgé le thème de dhimmitude pour désigner le statut et la condition des populations non-musulmanes en terre d’islam. À rebours d’une vision angélique des rapports entre juifs et musulmans, chrétiens et musulmans. Elle vient de publier Elie ( Les Provinciales), le second tome de sa grande saga Bienheureux les croyants, grande fresque historique et romanesque dont l’action se situe en Égypte, et débute à l’aube de la Première Guerre mondiale. Une lecture passionnante et éclairante.

Revue des Deux Mondes – Après Moïse (Les Provinciales, 2020), vous publiez Elie, le deuxième tome de votre grande fresque sur la dhimmitude, la situation des chrétiens et des juifs en terre d’islam. Le premier tome se situait au Caire au sein du ghetto juif. Dans Elie vous avez choisi de commencer le récit en 1914. Qu’est-ce qui caractérise cette période de l’empire ottoman ?

Bat Ye’or  C’est une période décisive pour le XXe siècle. La guerre de 1914-1918 emporte quatre empires : celui des Czars, de Guillaume II, l’Autriche-Hongrie et l’empire ottoman. Dans les Balkans, des peuples accèdent à l’indépendance et les anciennes possessions ottomanes arabophones sont découpées en États-nations sous protectorats ou mandats européens. De nouveaux mouvements politiques émergent : communisme, nationalisme arabe, panislamisme et sionisme. Pour la première fois dans l’histoire, les pays chrétiens abandonnent leur politique condamnant le peuple juif à l’exil et lui reconnaissent le droit de vivre libre et souverain dans sa patrie ancestrale. C’est une étape majeure pour le christianisme et le judaïsme. 1915-1916 est aussi la période où l’État turc ordonne et planifie le génocide d’une partie de sa population chrétienne avec l’approbation de son alliée germanique, expérience où se tissent les liens militaires et empathiques de l’islamo-nazisme qui se déploiera avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. C’est également la période du grand espoir de paix, de justice et d’entente des peuples qui se manifestera par la création de la Société des Nations.

Revue des Deux Mondes – Le génocide des Arméniens  est la toile de fond de la première partie de ce récit. Que représentent les Arméniens dans cette histoire de la dhimmitude ?

Bat Ye’or  Les Arméniens figurent parmi les premiers peuples de la dhimmitude. Malgré l’oppression ce peuple garda sa langue, sa culture et ses annales historiques. Sa créativité se manifesta dans la liturgie, l’architecture monumentale, la sculpture, la littérature et les sciences. C’est ainsi qu’il exprima sa résistance.

Revue des Deux Mondes – Comment les juifs réagissent face aux déportations et aux persécutions des chrétiens ?

Bat Ye’or  Ils éprouvent une grande empathie pour les victimes livrées aux massacres et à l’esclavage au vu et au su de tout le monde. Les minorités savent que leur existence est menacée. Malgré l’interdiction sévère d’aider les déportés, les juifs du Yichouv (la Palestine n’existait pas encore) tentent d’informer les Anglais sur le génocide des Arméniens. Henry Morgenthau, l’ambassadeur juif américain à Constantinople, organise des secours et informe l’opinion publique aux États-Unis.

Revue des Deux Mondes – Votre roman restitue de façon complexe et brillante, à travers des personnages très différents, les différents courants d’idées qui traversent l’époque mais aussi les craintes, les aspirations, les illusions, les espoirs des uns et des autres… Qui sont les gagnants et les perdants de cette époque de bouleversements tragiques ?

Bat Ye’or  Les perdants sont les impérialismes autrichien, pangermanique, panislamique et panturque ainsi que les peuples chrétiens dhimmis arménien, grec et assyro-chaldéen qui avaient espéré accéder à la liberté mais furent abandonnés par la France et l’Angleterre après leur victoire. Les gagnants furent les peuples slaves et grecs des Balkans, les Arabes qui obtinrent un découpage de nouvelles entités territoriales telles que l’Arabie, l’émirat transjordanien, la Syrie, l’indépendance de l’Égypte (1924), le Liban, l’Irak, la Libye et enfin les sionistes par une reconnaissance de légitimité historique qui détermina alors et pour la première fois la superficie territoriale de la Palestine.

Revue des Deux Mondes – La constitution du foyer juif en Palestine est centrale dans le roman. Les juifs étaient-ils tous réceptifs à ce projet ? Quelles étaient leurs divisions, leurs oppositions, leurs craintes ?

Bat Ye’or  À cette époque d’antisémitisme exacerbé, les juifs sont très divisés. Beaucoup craignent que le sionisme contrecarre leur assimilation aux nationalismes européens et renforce la judéophobie de leurs concitoyens. En Russie, les juifs socialistes et communistes militent dans les mouvements politiques russes. Quant aux juifs ottomans, ils anticipent de subir les exterminations de tous les peuples dhimmis qui se révoltent contre la domination et la colonisation islamique de leur pays.

Revue des Deux Mondes – Comment est reçue la Déclaration Balfour ?

Bat Ye’or  Elle est reçue avec une joie et une gratitude émerveillée par les juifs sionistes. Les chrétiens sionistes qui la désiraient depuis longtemps s’en réjouissent comme d’un accomplissement moral et l’absolution d’un crime millénaire. Les chrétiens ottomans, anxieux d’obtenir leur propre indépendance, espèrent que celle des juifs renforcera la leur. L’Égypte, nouvellement créée, et les nationalistes arabes ne s’y opposent pas car ils ont besoin de l’Angleterre pour affermir leurs ambitions d’indépendance. En revanche, la Déclaration Balfour scandalise le Vatican, les églises et les patriarches orientaux attachés aux doctrines criminalisant les juifs. En Europe, aux États-Unis, en France et même en Grande-Bretagne, elle soulève l’indignation de gouvernements et des puissants partis antisémites. Une alliance transcontinentale du christianisme et de l’islam se construit contre le peuple hébreu dont l’une des formes sera la Shoah et le nazi-islamisme.

Revue des Deux Mondes – Souvent les chrétiens s’opposent au projet sioniste. Pour quelles raisons ? Que redoutent-ils ?

Bat Ye’or  On peut y voir deux raisons majeures. L’une est le conditionnement millénaire de la haine théologique du peuple juif institutionnalisée par des lois, l’autre est d’ordre politique. L’opposition au sionisme vise souvent à se concilier les faveurs du monde musulman. La crainte de soulèvements musulmans détermina souvent l’abandon des chrétiens ottomans aux XIXe et XXe siècles par des États européens.

Revue des Deux Mondes – Comment considérez-vous la situation des chrétiens d’Orient aujourd’hui ?

Bat Ye’or  Tragique, ce sont des otages manipulés par des États musulmans dans leur politique de séduction de l’Occident.

Revue des Deux Mondes – Quelles sont vos sources ? Comment avez-vous travaillé pour restituer les événements, le contexte de l’époque ?

Bat Ye’or  J’avais lu d’innombrables documents et chroniques, certains d’entre eux relataient des expériences personnelles ou des événements avec la précision de photographies prises sur le vif. Le récit d’Arakel de Tabriz (XVIIe siècle) sur la déportation des Arméniens m’a guidée dans le personnage de Georges qui se destine à la prêtrise et exprime comme Arakel une profonde sensibilité biblique. J’ai mis dans la bouche de Georges le désespoir et la souffrance d’Arakel. La femme arménienne que Younès a rencontrée marchant avec les convois de déportés vers Deir el-Zor, a été vue et décrite par un enseignant juif dans une lettre que j’avais publiée. J’ai cherché les détails historiographiques et la contextualité des événements dans des dizaines de livres historiques et les correspondances diplomatiques d’ambassadeurs et de consuls européens. Le livre remarquable d’André Mandelstam publié en 1917, d’une précision juridique exemplaire, analysait la complexité des années 1916-1917 et le grand espoir de paix et de justice qu’incarnerait un droit international. J’ai trouvé cette personnalité si attachante que je l’ai ressuscitée dans mon livre. Comme pour Moïse, la visite de musées, les illustrations et les photographies d’époque m’ont inspiré la reconstitution des intérieurs, des objets et des costumes.

Revue des Deux Mondes – Vous racontez très bien la différence culturelle, idéologique, politique entre les juifs de l’Est, qui fuient les pogroms, et ceux d’Orient, qui vivent dans les brimades et les persécutions. Deux histoires différentes. Est-ce que les juifs de l’Est sous-estimaient la situation d’oppression des juifs en terre d’islam ? Et vice versa ?

Bat Ye’or  Oui certainement. À l’époque, l’information circulait peu et les préjugés des uns et des autres ainsi que les mœurs différentes nourrissaient des animosités profondes.

Revue des Deux Mondes – Contre l’empire ottoman, contre le panturquisme, on voit se développer le panarabisme islamique issu des pays arabes qui veulent s’émanciper de la tutelle turque. Qui en sont les promoteurs ? Quel rôle jouent les grandes puissances et notamment l’Angleterre ?

Bat Ye’or  La France et l’Angleterre veulent enrayer le panarabisme islamique dont l’idéologie jihadiste théologique les inquiète. Elles tentent de le noyauter par l’aile chrétienne et laïc du nationalisme arabe et substituent à la guerre jihadiste anticoloniale, la guerre islamo-chrétienne contre le sionisme.

Revue des Deux Mondes – Est-ce de cette époque que naît le récit d’un monde arabe bienveillant envers les peuples chrétiens assujettis ?

Bat Ye’or  Ce récit apparaît surtout vers 1969 et après la guerre d’octobre 1973, il devient un dogme sur lequel la Communauté européenne construit toute sa politique de soutien à l’OLP, de rapprochement, de mixité et d’immigration avec les pays de la Ligue arabe.

Revue des Deux Mondes – Quel rôle joua le Vatican dans cette période dramatique ? Par rapport aux massacres arméniens ? Par rapport au foyer juif en Palestine ?

Bat Ye’or  Le clergé catholique s’efforça d’aider les victimes arméniennes par des secours sur place, des protestations et la diffusion de l’information. Quant au foyer juif en Palestine, le Vatican s’y opposa par tous les moyens notamment par l’envoi d’émissaires dans chaque État et par la propagande.

Revue des Deux Mondes – Vous évoquez les liens entre germanisme et islamisme très présents dès la Première Guerre mondiale. Que signifient-ils ?

Bat Ye’or  Ces liens entre les armées allemandes, autrichiennes, turques et arabes, tissés dans les batailles communes dans l’empire ottoman, se maintiendront après la défaite. Ils faciliteront la nazification de mouvements fascistes arabes, comme le nationalisme arabe dans les années 1930, et l’adhésion des masses arabes au nazisme durant la Seconde Guerre mondiale. L’instrumentalisation du jihad par les nazis pour combattre les Alliés et les juifs, la collaboration étroite de leaders musulmans et l’enrôlement dans la Wehrmacht et les SS de milliers de jihadistes musulmans, construiront une solidarité nazi-islamique. Elle restructurera les anciennes alliances des années 1930 dès 1969.

Suivez-nous et partagez

RSS
Twitter
Visit Us
Follow Me

1 Comment

  1. Les liens entre le nazislamisme et Eurofascisme au grand jour. D’où l’alliance de l’euro fascisme avec L’Azerbaïdjan et la Turquie. Et ses sympathies nazislamistes assumées.
    Toujours plus d’actualité !

Poster un Commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*