Pascal Ory: «On peut distinguer trois âges de la judéophobie»

Par Guillaume Perrault Publié hier à 20:34, Mis à jour hier à 20:34

Costumed revellers parade during the “Zondagsstoet” on the opening day of the Aalst carnival on February 23, 2020, in Aalst. – The Aalst carnival was removed from the UNESCO list of intangible heritage at the end of 2019 over persistent charges of anti-Semitism. (Photo by Juliette Bruynseels / AFP)

Pascal Ory. Illustration Fabien Clairefond

ENTRETIEN – Dans «De la haine du Juif» (Bouquins), l’historien retrace l’origine, les formes et la persistance de l’antisémitisme à travers les siècles. Celui-ci retrouve aujourd’hui une nouvelle virulence dans les pays arabes, analyse l’auteur.

Pascal Ory est historien, enseignant, et membre de l’Académie française.

LE FIGARO.- Afin d’analyser la haine des Juifs au cours de l’histoire, la notion de judéophobie vous semble plus pertinente que celle, davantage en usage, d’antisémitisme. Pourquoi?

Pascal ORY.- «Judéophobie» est une formule qui a été forgée par un intellectuel juif du XIXe siècle, Léon Pinsker. Elle est neutre et peut englober les trois âges que je distingue depuis l’invention du christianisme: l’antijudaïsme, à soubassement religieux – chrétien, puis musulman -, l’antisémitisme, à soubassement athée – le mot est, au reste, lancé en 1879 par un intellectuel de la gauche radicale, de philosophie matérialiste, l’Allemand Wilhelm Marr -, et enfin, depuis la grande victoire sioniste de 1948, la judéophobie géopolitique, qui peut conjuguer les deux premières sous les auspices de l’antisionisme.

J’ajoute que la focalisation sur la dimension «sémitique», d’origine linguistique mais ici essentialisée en dimension ethnique pour ne pas dire raciale, est absurde puisque les Arabes sont aussi des Sémites.

Dans l’Antiquité, des Perses aux Romains en passant par les Grecs, ce qui domine, c’est l’absence de « question juive » : rien que de la géopolitique

Pascal Ory

Sans aménité particulière pour le judaïsme, le monde polythéiste de l’Antiquité, jugez-vous, ne manifestait pas pour autant une animosité spécifique à son égard. Comment l’expliquer?

Nous sommes victimes de deux illusions d’optique: d’une part nous prenons comme un récit historique l’Ancien Testament, qui place, naturellement, le peuple hébreu puis le peuple juif au centre de l’univers, pour le meilleur comme pour le pire, ce que ne confirment pas les documents historiques contemporains ; d’autre part on analyse anachroniquement, en en faisant une lecture ethnique quelques textes et événements qui témoignent de classiques conflits intercommunautaires au sein des empires antiques.

Il est significatif, par exemple, que la dernière guerre dont nous parle l’Ancien Testament, celle, victorieuse, des Macchabées, va déboucher, en fait, sur une pacification des relations avec les Grecs, au point que, très vite, les descendants des Macchabées sont devenus eux-mêmes des juifs hellénisés: un comble! Mais c’est qu’au fond, des Perses aux Romains en passant par les Grecs, ce qui domine, c’est l’absence de «question juive»: rien que de la géopolitique. Le Titus qui s’empare de Jérusalem en 70 de notre ère et détruit le second Temple est aussi l’amant de Bérénice, son généralissime, Tibère Alexandre, est d’origine juive et nous connaissons toute cette histoire par le récit qu’en fait un radical juif retourné – un «repenti»…-, Flavius Josèphe.

Ce n’est ni une guerre religieuse ni une guerre ethnique. Le dernier empereur païen, Julien, dit par les chrétiens «l’Apostat», entreprendra même de reconstruire le Temple… Tout change avec le christianisme qui, étant issu du judaïsme, ne peut pas avoir une lecture indifférente, détachée et toute politique du destin juif. Idem avec l’islam, qui est largement issu d’un christianisme oriental de tonalité très antijudaïque.

Quel regard portent, sur les juifs, Saint-Paul et Saint-Augustin? Ces figures majeures ont-elles contribué à l’antijudaïsme de Moyen Âge?

Chez les premiers Pères de l’Église comme chez Mahomet ou chez Luther, c’est toujours le même schéma: ces fondateurs espèrent la conversion des infidèles (per- fides, dira la liturgie chrétienne) et supportent très mal le refus juif en la matière.

L’idée d’un déicide et la fantasmatique des crimes rituels font le reste.

Le tout justifie des mesures discriminatoires, dès les premiers empereurs chrétiens mais elles ne sont pas non plus absentes en terre d’islam, tels les signes distinctifs, ancêtres de l’étoile jaune. Dès ce premier âge, on discerne, au reste, la capacité de tout un clergé chrétien proche des classes populaires à exciter celles-ci contre les Juifs: la figure du «pogrom» (terminologie russe du XIX siècle) est déjà présente, en plein Moyen Âge.

Les Lumières puis, au XIX siècle, le libéralisme ont concouru, dans les pays européens, à l’émancipation des Juifs. Pourquoi les courants de pensée concurrents du libéralisme au XIX siècle vous semblent-ils volontiers judéophobes?

Le libéralisme justifie l’émancipation des Juifs d’Occident mais la haine du Juif perdure dans les deux radicalismes symétriques, critiques du système libéral: les traditionalistes, chrétiens ou musulmans, qui constituent le groupe le plus nombreux, mais aussi – on l’a longtemps oublié, ou occulté – une partie des socialistes. Comme la gauche radicale se veut scientifique, certains de ses membres vont reprendre à leur compte la grille de lecture raciste, la lutte des races s’ajoutant ou se substituant à la lutte des classes.

C’est le cas, en France, d’un Vacher de Lapouge mais on sait peu que certains communards se voyaient déjà comme des «Aryens», violemment antisémites. C’est le cas de ces deux jeunes intellectuels que sont Gustave Flourens et Gustave Tridon. Le groupe le plus perméable à cette mythologie raciste est celui des partisans de Blanqui – la famille socialiste autoritaire et élitiste, le chaînon manquant entre les jacobins et les bolcheviks. La plupart des blanquistes «historiques» tourneront populistes et finiront antidreyfusards.

S’agissant de l’Allemagne nazie, pour quelles raisons le débat entre historiens sur la prise de décision génocidaire (à la conférence de Wannsee en janvier 1942 ou non) vous semble-t-il «sans objet»?

Parce que dès lors que l’objet du débat est la «prise de décision» génocidaire – avec une lecture éthique sous-jacente – celle-ci a commencé, au vu et au su de tous et par les mêmes méthodes, avec les malades mentaux, à l’automne 1939. Or le critère du génocide des Juifs est analogue: les deux catégories sont hors de la Nature, et doivent être traitées comme telles.

Frappée de honte pour la première fois en Occident après 1945, la judéophobie se manifeste au contraire avec virulence dans les pays arabes, où les communautés juives, millénaires, ont quasi-disparu en quelques décennies. Vous citez l’exemple d’une série télévisée égyptienne édifiante…

Oui, Le Cavalier sans monture (2002), qui s’inspire directement du grand faux antijuifs russe des années 1900, Les Protocoles des Sages de Sion. Or on est, là, en plein XXI siècle, sous un régime supposé moins radical que celui du Hamas ou de la révolution iranienne… Aujourd’hui, le troisième âge de la «question juive» puise son énergie dans la géopolitique du Moyen-Orient, où cette haine complotiste rejoint la tradition antijudaïque religieuse, chrétienne et musulmane.

Quels vous semblent les traits de la situation, en France à l’heure actuelle, sur cette question?

L’islamophobie d’Éric Zemmour est tout à fait à l’image du troisième âge. Si sa candidature est confirmée, on peut avancer l’hypothèse qu’elle servira d’aliment à la judéophobie de certains milieux islamistes.

lefigaro.fr/vox

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