Michael de Saint Cheron. Le yiddish, une “langue assassinée” qui n’a pas dit son dernier mot

TRIBUNE. Dans “Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires”, le chercheur américain Alan Astro montre la survivance d’une langue qui n’a pas disparu avec la Shoah. Michaël de Saint Cheron, philosophe des religions, a lu cet essai foisonnant. Une invitation au voyage dans le Yiddishland.

Dans la série “Les Shtisel” qui suit une famille ultra-orthodoxe de Jérusalem, les personnages parlent parfois en yiddish. (Pretty Pictures)

La langue française n’a aucun secret pour Alan Astro, universitaire spécialiste de littérature yiddish à Trinity University à San Antonio, au Texas. Polyglotte, passant de l’espagnol à l’hébreu, de l’allemand au français, Alan Astro est un yiddishophone reconnu et il publie aujourd’hui en français directement “Autour du yiddish de Paris à Buenos Aires” Classiques Garnier.

Il nous conduit sur un chemin fascinant à la rencontre d’Apollinaire, de Wolf Wieviorka, écrivain de son état et grand-père d’Annette, Michel et Olivier Wieviorka, assassiné à Auschwitz le 18 janvier 1945, lors des Marches de la mort. Au cours de notre voyage linguistique et géographique, nous rencontrons encore Elie Wiesel et son mentor François Mauriac, puis Grünberg, Borges, écrivant ce texte bref mais si profond : “Moi, un juif“. Œuvres Complètes I. La Pléiade.

J’avais rencontré Alan Astro à Mineaopolis university, voici dix ans au moins, puis je l’avais invité à mon colloque Wiesel à l’Université Hébraïque de Jérusalem en 2013, où il avait parlé du passage de la version yiddish « Un di velt hot gesvign » (Et le monde se taisait) à sa traduction en français « La Nuit ». C’est lors de cette rencontre qu’Astro a eu désir de cette recherche sur une certaine édulcoration ou disons une certaine christianisation du texte originel. Mais, à vrai dire, on devrait parler d’universalisation de l’épreuve concentrationnaire plutôt que de la christianisation de l’Holocauste ou Hurbn en yiddish, la Catastrophe, par réminiscence avec la destruction du Temple de Jérusalem.

Il y eut de nombreux écrivains et journalistes dont la langue première fut le yiddish à Paris après la Shoah : Rivké [Rebecca en yiddish] Kopé, Mordechaï Litvine, Elie Wiesel, et parmi les peintres Chagall évidemment, qui écrivait ses poèmes en yiddish. Le premier chapitre du livre est “Le Yiddish, langue de France” et Astro n’est pas peu fier de nous apprendre que “le dernier quotidien yiddish au monde était imprimé à Paris, où il disparut aussi en 1996 : “Undzer vort” (Notre Parole). Par ailleurs, la Bibliothèque Medem, fondée à Paris en 1929, représente encore la plus importante collection de livres et revues yiddish d’Europe, avec plus de 30 000 titres.

Apollinaire et les Juifs d’Unkel

Il reste aujourd’hui dans la littérature et les lettres françaises quelques auteurs au substrat yiddish : Alex Derczansky (1924-2014), Myriam Anissimov, Jean Baumgarten, Rachel Ertel, Annette Wieviorka, Henri Raczymow, Gilles Rozier. René Goscinny (1926-1977), le créateur d’Astérix, né à Paris, était le descendant d’une famille juive polonaise, qui passa son enfance à Buenos Aires et Georges Perec (1936-1982) avait lui-même des liens révélés par Alan Astro, avec l’écrivain yiddish Yitskhok Leyb Peretz, son arrière-grand-oncle.

En ce premier tiers du XXIe siècle, écrit Alan Astro, il n’y a plus qu’un nombre infime de “locuteurs naturels du yiddish en France”, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis, en Israël bien sûr mais aussi à Anvers et sans doute dans certaines villes d’Amérique latine. Notre guide dans le yiddishland français et mondial écrit : “Ainsi donc, de nos jours et même avant, assiste-t-on à l’élaboration continue de ce que le chercheur américain Jeffrey Shandler a appelé, à très juste titre, un yiddish postvernaculaire, relevant de la performance et de la mise en scène et pratiqué par chercheurs et militants.

Astro ajoute :“Cas inédit dans l’histoire du yiddish, celui-ci est appris et adopté avec enthousiasme par des non-juifs conquis par cette langue naguère si méprisée, dorénavant auréolée du martyre subi par le judaïsme rayé de la carte d’Europe orientale.

Deux chapitres en particulier viennent nous surprendre. Celui sur “Apollinaire et les juifs d’Unkel”, le poète d’”Alcools” étant déjà mentionné dès l’ouverture de sa préface par Henri Raczymow, en particulier son poème “Zone” où l’immigration des Juifs d’Europe de l’Est se retrouve à Paris et en Argentine. Et celui sur Borges et le yiddish. Mais à vrai dire, chaque chapitre apporte quelque chose, une sève unique et irremplaçable, que ce soit celui sur Wolf Wieviorka, celui sur Carlos M. Grünberg et “la circoncision de la langue“, ou encore celui sur Wiesel et Mauriac, sujet dont nous avons nous-même parlé à plusieurs reprises[1], mais Alan Astro apporte de nouveaux éléments passionnants à ce dialogue, qui tenait parfois de la disputation entre les deux hommes, le catholique convaincu et le rescapé juif d’Auschwitz-Birkenau qui avait côtoyé l’enfer et la mort des siens et pour qui Dieu ne s’était pas incarné et qui pensa toute sa vie qu’il n’y avait ni réponse ni explication à la Shoah – de toute éternité.

Avec Alan Astro, je voudrais simplement rendre hommage à Rivke Kopé (1910-1995), l’une des grandes dames des lettres yiddish en France, en citant ce vers qu’Astro tente de traduire en marquant bien son caractère intraduisible du yiddish en français. Rappelons à nos lecteurs que le yiddish s’écrit avec des lettres hébraïques de droite à gauche, comme l’hébreu, et qu’il provient d’un savant mélange d’allemand et d’hébreu et de quelques autres langues. Voici le vers en question : “Oysshrayen a geshvayg“. On y retrouve deux verbes allemands schreien, crier, et schweigen, se taire. Le substantif verbal gesvayg est celui qu’utilise Wiesel dans son titre yiddish Un di velt hot gesvign (Et le monde se taisait). L’expression peut donc se traduire sous quatre formes principales : « produire un silence à force de crier » ou « faire cesser un silence en criant », mais comme le précise Alan Astro, on peut entendre aussi « faire taire un cri » ou enfin “produire un cri à force de se taire”. Tout cela dans ces deux mots yiddish “Oysshrayen a geshvayg “.

Saisissante polysémie

On voit la saisissante polysémie de la “langue assassinée”. On comprend mieux pourquoi les grands poètes mais aussi les plus grands écrivains yiddish après la Shoah ont continué à écrire dans cette langue plutôt que dans leur langue vernaculaire comme l’anglais, le français, l’espagnol, voire l’hébreu. Isaac Bashevis Singer lui-même, n’écrivit jamais qu’en yiddish. Puis il fit adapter ses textes en anglais plutôt qu’il ne les fit traduire. Il en est de même avec la version française qu’Elie Wiesel intitula « La Nuit », sur la proposition de Jérôme Lindon son éditeur, en 1958, pour son livre légendaire précédé d’une préface de Mauriac qui fit couler beaucoup d’encre. La synagogue d’Unkel, en Rhénanie, se trouve au centre du poème d’Apollinaire “La Synagogue”. Elle fut détruite par les nazis, lors de la Nuit de Cristal, la Kristallnacht, du 9 au 10 novembre 1938. Astro donne plusieurs grilles de lectures de cette page qui se trouve dans la section “Rhénanes” d’”Alcools” et il conclut son chapitre ainsi :

“Nous devons être reconnaissants de ce que l’intérêt d’Apollinaire à propos de tout et de rien l’ait porté à immortaliser un moment de la vie des Juifs rhénans. Son poème s’est révélé un monument plus essentiel qu’il n’aurait jamais pu l’imaginer“.

Venons-en pour terminer à Borges. Le chapitre ne s’intitule pas “Borges et le judaïsme” mais “Borges et le yiddish”. C’est dans un texte des Œuvres Complètes I, “Une nouvelle réfutation du temps”, qu’il écrit : “Chaque fois que je traverse un carrefour, dans le quartier sud, je pense à vous, Hélène. […] chaque fois que j’entends un germanophile déblatérer contre le yiddish, je réfléchis que le yiddish est, avant tout, un dialecte allemand, à peine contaminé par la langue de l’Esprit-Saint“.

Ses liens avec les auteurs yiddish et la langue étaient si profondément ancrés dans sa conscience, qu’en 1976 une cérémonie organisée par “la plus scientifique des institutions yiddish de Buenos Aires, l’IWO, antenne du YIVO Institute for Jewish Research sis à New York” eut lieu en sa présence, à l’occasion de la publication d’une plaquette rassemblant plusieurs de ses fictions en yiddish. L’écrivain judéo-argentin Marcos Aguinis l’accueillit par un discours des plus borgesien : “Borges est le prince du paradoxe ; il serait capable de nous surprendre ici même en démontrant qu’il n’est pas Borges mais plutôt l’autre ; ou qu’il est réellement un écrivain en langue yiddish, et donc ce recueil présentant quelques-unes de ses œuvres en yiddish ne serait que l’original qu’il avait par la suite publié en espagnol”.

Ce livre foisonnant d’Alan Astro rend aussi hommage à un grand poète argentin, Carlos Grünberg, malheureusement inconnu, auquel Borges lui-même rendit un poignant hommage: “Je crois que la poésie, que l’esprit de Carlos Grünberg vit ; si nous le perdons, c’est de notre faute“. Non, la langue yiddish n’a pas dit son dernier mot, ni rendu son dernier souffle. Alan Astro nous le prouve avec souffle et avec brio.

[1] Dialogues avec Elie Wiesel 1983-2012 suivis de Wiesel ce méconnu, Paris, Parole et Silence, 2017.

© Michael de Saint Cheron

Michaël de Saint-Cheron, philosophe des religions et écrivain, travaille notamment sur les rapports entre philosophie et littérature.

https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20210812.OBS47439/le-yiddish-une-langue-assassinee-qui-n-a-pas-dit-son-dernier-mot.html?fbclid=IwAR3B4sLzM3CyCKf-QS4wKmE2t1aUnVPxTK45AxmdrU5JtNEVBkF9PR7YPlE

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