Yana Grinshpun et Itamar Eichnar. Le prêtre qui a enquêté sur les fosses de la mort. Patrick Desbois, le fondateur de “Yahad in Unum”

J’ai rencontré cet homme admirable, savant engagé, ancien directeur du service national des évêques de France pour les relations avec le judaïsme, président de l’association “Yahad in Unum” à Jérusalem au Forum International pour combattre l’Antisémitisme. Il a été interviewé par Itamar Eichnar, journaliste de ynet, je reproduis ici le texte de l’article en français.

Article publié en hébreu par Itamar Eichnar sur le site https://www.ynet.co.il/judaism/article/b10pt9aru

Traduction et adaptation de l’hébreu par Yana Grinshpun

Le père Patrick Desbois, théologien chevronné et chercheur sur la Shoah, a interrogé quelque 8 000 témoins de l’Holocauste, en se concentrant sur le phénomène des puits où les Allemands jetaient les corps des Juifs tués. Les conclusions qu’il a recueillies sont particulièrement affligeantes, car elles montrent le rôle de la population locale dans le meurtre des Juifs. Nombreux parmi les locaux étaient très bien placés pour observer la tuerie.

« Le tabou de la Shoah est terminé pour les antisémites. Ils pensent qu’ils ont à nouveau le droit de dire qu’ils haïssent les Juifs ». Celui qui dit cela est le prêtre catholique français, Patrick Desbois, l’un des plus grands théologiens  européens qui a consacré des années d’étude aux Juifs d’Europe de l’Est. Le père Desbois est l’un des fondateurs de l’organisation « Yahad in Unum[1] », qui s’efforce d’exposer et de documenter l’extermination massive de centaines de milliers de Juifs abattus dans l’ex-Union soviétique et leurs lieux de sépulture. Dans une interview exclusive sur Ynet, il révèle les détails de ses recherches approfondies sur les massacres et sur l’implication des populations locales qui aidaient les Nazis. Il montre comment ces phénomènes sont liés aux atrocités qui continuent de se produire de nos jours.

Son équipe et lui ont interrogé pas moins de 8 000 témoins de la Shoah, ce qui fait aujourd’hui du père Desbois un expert international en matière d’extermination des Juifs. Il est également connu comme l’inventeur du terme « Shoah par balles » pour désigner les 2,5 millions de Juifs ainsi tués pendant la Deuxième Guerre Mondiale. En tant qu’enquêteur sur les génocides, il retrace actuellement les fosses communes des Yézidis assassinés par l’État islamique en Irak et donne des conférences sur la Shoah à l’Université de Georgetown à Washington.

Les décennies au cours desquelles se sont déroulées ses recherches ne l’ont pas porté à l’optimisme : « Les antisémites n’ont qu’une obsession : expulser les Juifs de France, d’Allemagne, de Brooklyn et de Palestine. L’antisémitisme ne disparaîtra jamais. C’est comme une maladie. Il faut la traiter pour que cela ne s’aggrave pas, mais elle est très dangereuse parce que les gens commencent à attaquer les Juifs, et pas seulement verbalement. J’ai récemment rencontré le président du CRIF qui s’inquiète du message que reçoivent les Juifs français : ‘’Partez d’ici’’. »

Desbois est également à la tête du Conseil académique du Mémorial de la Shoah de Babi Yar, qui est actuellement en construction à Kiev et qui sera inauguré lors d’une cérémonie officielle marquant le 80e anniversaire de ce massacre. 33 771 personnes ont été assassinées en deux jours, la veille et le Jour de Kippour, soit la quasi-totalité de la communauté juive de Kiev. Au cours des deux années suivantes, 100 000 personnes ont été assassinées et enterrées à Babi Yar, faisant de la banlieue ukrainienne le plus grand charnier d’Europe.

 «  Les gens pensent que les nazis ont exterminé les Juifs principalement dans les chambres à gaz, mais il faut comprendre que tout au long de la guerre et aussi vers la fin de celle-ci, ils ont assassiné des Juifs par balles. » Le Père Patrick Desbois.

Il est venu en Israël pour participer au Forum mondial contre l’antisémitisme organisé par le ministère des Affaires étrangères à Jérusalem. Dans son interview sur Ynet, il évoque l’ignorance des jeunes aux États-Unis. « La Shoah est une histoire lointaine. Cela ne leur parle pas. Pour les non-juifs, c’est encore pire. Il faut avoir en tête que je m’adresse à des gens qui sont venus s’informer sur la Shoah. Il est difficile pour les nouvelles générations de comprendre « la grande histoire ». C’est loin d’eux. Les jeunes ne comprennent  pas la leçon de la Shoah. L’histoire de la Shoah ne s’enseigne plus, au Mexique, ni en Chine ,les gens sont plus préoccupés par le réchauffement climatique.

 Des étudiants américains m’ont dit qu’en Amérique, il n’y avait pas de camps de concentration. Donc ma façon d’enseigner la Shoah est de la raconter comme une histoire de crime personnel, à travers l’histoire du soldat allemand qui tire sur les Juifs et les tue un par un. J’enseigne la Shoah comme dans ‘’Les Experts’’[2], X-Files et d’autres séries médico-légales. Je me concentre sur le crime, le meurtre et je raconte une histoire individuelle. J’enseigne aux étudiants les histoires des soldats allemands qui ont assassiné 200 Juifs en donnant leur nom complet et en montrant leur photo. »

Le Père Desbois prend soin de raconter l’aspect moins connu des horreurs de la Shoah: « Les gens pensent que les Nazis ont tué les Juifs principalement dans les chambres à gaz, mais il faut savoir que tout au long de la guerre et jusqu’à la fin, ils ont assassiné des Juifs. C’est une erreur d’en réduire la responsabilité aux soldats et aux civils qui ont commis le meurtre. Si vous dites qu’il s’agit d’un meurtre collectif, alors c’est comme si votre grand-mère avait été tuée par un tsunami, or, les Juifs de Babi Yar n’ont pas été tués à cause d’un tsunami. »

Archives of the Hamburg Institute for Social Research/Johannes Häh

« Les soldats auraient pu éviter de participer aux massacres. Mais il y a eu des volontaires pour les remplacer » (témoignage d’un cuisinier)

Desbois définit le massacre des charniers comme un « crime individuel ». « Je refuse de dire que le soldat de 20 ans n’était pas coupable, parce que le grand patron était Hitler et que lui n’a fait qu’obéir. La plupart des soldats allemands qui ont participé à la fusillade dans les fosses d’extermination et qui ont  été jugés, ont été disculpés.  Ils ont toujours dit : ‘’je n’étais qu’un rouage de la machine, j’ai obéi aux ordres’’. Mais ce n’est pas vrai. Nous avons trouvé des témoins qui ont vu des tireurs allemands refuser de tirer et qui ont trouvé des excuses, qui ont dit qu’ils ne se sentaient pas bien. Les gens auraient pu l’éviter.  Mais il y avait beaucoup d’autres volontaires pour les remplacer. »

Un point choquant que Desbois a exploré en profondeur est l’implication des habitants locaux. « Nous avons interrogé 8 000 témoins de la fusillade. Il y avait des voisins qui ont tout vu. Les écoles étaient fermées, c’était comme un spectacle. Les gens cherchaient un bon endroit d’où voir les fusillades, pas seulement en Ukraine, mais aussi en Biélorussie, en Russie, en Roumanie, en Moldavie, en Estonie, en Pologne et ailleurs. »

Patrick Desbois a enquêté sur les méthodes d’assassinat par balle. Il dit que les Allemands arrivaient presque toujours à l’avance, cherchant où creuser les fosses communes. « L’aide locale était particulièrement efficace – les Allemands venaient au village le matin, ils ne voulaient pas faire le sale boulot. Ils utilisaient la méthode soviétique en prenant des travailleurs forcés. C’est ainsi qu’ils recrutaient des tireurs et des cuisiniers. J’ai interviewé trois cuisiniers. L’une des cuisinières a raconté comment elle cuisinait près de la fosse commune. Les nazis tiraient puis allaient manger.

Parmi la main d’œuvre locale, il y avait des terrassiers qui creusaient, il y avait ceux chargés de ramasser les biens des Juifs massacrés. A Babi Yar, les Allemands récupéraient eux-mêmes les biens des Juifs, parce qu’ils craignaient que les habitants ne les volent. Dans certains cas, un soldat allemand était affecté à la surveillance anti-chapardage des habitants.

Desbois décrit un phénomène choquant dans les fosses d’extermination : « Ils jetaient des cendres sur les gens parce qu’ils saignaient à mort. Selon les témoignages, trois jours après les massacres, la terre bougeait encore et le sang sortait de la fosse. Nous avons interviewé une femme de la presqu’ile de Crimée qui avait 8 ans lorsqu’elle a été jetée dans une fosse avec les morts. La nuit, elle a réussi à en sortir en s’accrochant aux racines d’un arbre et à se cacher chez une famille ukrainienne qui l’a lavée ».

Desbois s’est demandé comment les Allemands ont réussi à mener à bien l’organisation diabolique du meurtre des fosses de la mort sans résistance. « C’était tout un système de massacres que les Nazis ont mis en place pour rendre la fusillade efficace. Partout où les Allemands allaient, ils ne laissaient aucun Juif. Si les Juifs restaient vivants dans les tombes, ils laissaient des soldats pour les abattre si jamais ils réussissaient à sortir. Himmler se préoccupait de la santé mentale de ses tireurs, et en effet peut-être y a-t-il eu des cas où les soldats sont devenus fous – mais on leur trouvait immédiatement un remplaçant. Après chaque massacre des Juifs, les soldats retournaient à la base, puis se baignaient, dansaient et passaient la nuit avec des filles et de l’alcool. Ils ne restaient jamais dormir à côté des lieux de massacre. »

Le père Desbois raconte un autre phénomène terrifiant : les Juifs jetés au fond des puits. « Il y a des témoignages au sujet d’une jeune fille juive dans l’est de l’Ukraine qui a réussi à fournir aux Allemands des documents prouvant qu’elle n’était pas juive, juste avant qu’ils ne la jettent dans un puits. Ils l’ont sortie de la colonne et elle a dû voir toute sa famille y périr[3]. »

Les atrocités de Babi Yar sont difficiles à décrire : « A Babi Yar la fusillade a duré plusieurs jours, alors les Allemands ont ordonné de ne pas mettre de vodka dans le thé (NDLT : pratique habituelle pour se réchauffer par temps de froid) pour que les soldats ne se saoulent pas. Les soldats se sont plaints d’avoir froid. Vous comprenez ? Les Juifs étaient nus et les Allemands se plaignaient d’avoir froid ! »

Un point moins souvent évoqué est celui des violences sexuelles : le père Desbois affirme qu’à côté du meurtre, les Allemands ont souvent violé des femmes juives. « Officiellement, les Allemands n’étaient pas autorisés à coucher avec des Juifs, en raison de leur impureté raciale. Les Juifs étaient perçus comme des sous-humains, mais les Allemands n’ont pas obéi à cet ordre parce qu’ils étaient loin de chez eux. Il y a eu un cas où un soldat allemand avait trouvé une belle fille juive, il l’a emmenée après avoir assassiné sa famille, l’a violée. Ensuite, il a jeté une pièce par terre pour la « payer » et lorsqu’elle s’est penchée pour la ramasser, le soldat  lui a tiré dessus.

La Gestapo avait des esclaves sexuelles. Certaines sont tombées enceintes. Certains soldats n’ont pas pu leur tirer dessus, d’autres ont été appelés pour les abattre. C’était dans un village appelé Bousk dans l’ouest de l’Ukraine. 14 femmes juives sont tombées enceintes là-bas après les viols. Vers la fin de la guerre, elles étaient abattues dans une fosse d’extermination. Nous avons les témoignages des villageois qui les ont vues faire des signes d’adieux avant de mourir. »

Desbois compare la mentalité des tueurs allemands à celle des djihadistes de l’État islamique. « Hitler a été une inspiration pour l’État islamique. Lorsqu’un enfant est formé pour devenir un terroriste, l’école islamique lui apprend qui sont les personnes qui peuvent être tuées en vertu de la loi religieuse. Les Juifs sont au premier rang, (et il n’y a pas de juifs en Syrie et en Irak). Les chrétiens ne sont pas loin des Juifs. Le premier État ennemi est les États-Unis. Les soldats allemands disaient  aussi ‘’d’abord  les juifs’’. Le viol était aussi une inspiration. Les tueurs de Daesh se présentent comme des ‘’purs’’, des vrais  musulmans, mais  ils violent et ils  volent. Quand on est un tueur antisémite, on est aussi un criminel qui viole et vole. »

(Archives of the Hamburg Institute for Social Research/Johannes Häh)

Le père Desbois souligne qu’il ne compare l’Holocauste à rien, mais il compare le crime et les criminels. « Un jeune Allemand qui est venu au village et a tué 200 Juifs est aujourd’hui une référence pour les meurtriers en Irak et en Syrie. Je ne veux pas dire que le tueur allemand était unique. La Shoah, elle,  était unique mais pas les tueurs. Je ne vois pas de différence entre un soldat allemand qui tuait les Juifs, les Gitans ou les handicapés  et le tueur de Daesh qui tue tous ceux qui ne lui ressemblent pas. Hitler est un modèle pour les meurtriers – une marque  de fabrique pour le meurtre de masse. En Irak, j’ai trouvé sept livres sur Hitler. 

Rien n’est comparable à la Shoah et rien ne lui sera jamais comparable. La Shoah est un génocide unique  qui a tué des millions de personnes sur tout un continent. Ce qui semble être commun aux meurtriers, c’est la même façon de penser et de former ceux qui ‘’sont autorisés’’ à tuer. J’ai interviewé un soldat roumain qui a assassiné 223 Juifs en Roumanie et qui en était fier. Il ne se sentait pas coupable. Quand je l’ai interviewé, tous les voisins se sont assis sur des bancs pour entendre son témoignage, parce qu’il était le héros du village.

En Pologne, je me suis trompé de porte. J’ai dit que je cherchais des témoins du meurtre de Juifs – et les gens m’ont volontiers invité à la maison. Ils m’ont raconté comment ils attrapaient les Juifs qui réussissaient à sortir de la fosse et comment ils les jetaient à nouveau à la fosse. Ces personnes ne ressentaient aucune culpabilité même après soixante-dix ans. Nous avons interrogé 8 000 personnes. Une seule d’entre elles a exprimé des remords. Vous savez pourquoi ? Parce qu’il a travaillé le dimanche (jour saint pour les chrétiens) à la construction des chambres à gaz. J’ai découvert que les gens sont attirés par le meurtre de gens quand ils savent qu’ils sont en sécurité. Alors, quand on tuait les Juifs, c’était comme au carnaval. Ils allaient voir et se battaient pour avoir de bonnes places ».

Desbois est actuellement préoccupé par la montée de l’antisémitisme dans le monde, et en particulier dans son pays, la France. « La violence physique contre les Juifs est de retour. Je sais que certains Français n’ont jamais aimé les Juifs, mais c’est surtout après  l’assassinat d’Ilan Halimi en 2006 qu’on a vu le changement. J’apprends le fonctionnement de  l’antisémitisme criminel, qui passe de la pensée à l’acte. La grande majorité des agresseurs en France sont musulmans. C’est la même chose à Brooklyn. Les gouvernements font de leur mieux, mais il est impossible de mettre un policier après chaque juif. Ils attaquent aussi les églises, ils ont assassiné un prêtre (YG : Le père Hamel, assassiné par Adel Kermiche à l’église de St. Etienne de Rouvray en 2016). Nous nous trouvons dans une situation très particulière ».


[1] https://www.yahadinunum.org/fr

[2] Série télévisée américaine.

[3] La famille de ma grand-mère a échappé au puits dans la ville ukrainienne de Romni,  sauvée par l’avertissement d’un  voisin. Tous les autres habitants de la ville ont été exterminés et jetés dans les puits.  (Yana  Grinshpun)

Un grand merci à Liliane Messika pour sa relecture attentive.

Article publié en hébreu par Itamar Eichnar sur le site https://www.ynet.co.il/judaism/article/b10pt9aru

Traduction et adaptation de l’hébreu par Yana Grinshpun

Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est Maître de Conférences à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris III. Elle s’intéresse particulièrement à la construction et au fonctionnement des discours médiatiques, aux idéologies que ces discours véhiculent ainsi qu’à la manière dont se présentent les procédés argumentatifs dans les discours de propagande. Elle co-dirige l’axe “Nouvelles radicalités” au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme (RRA)

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