Jacques Neuburger. 8 mai 1945- 9 mai 1945

HUIT MAI 1945. NEUF MAI 1945. Souvenirs égrenés, souvenirs politiques. Actualité. MEMOIRE.

Du 8 mai 1945 que ma mère vecut à peu près seule dans Paris, je ne sais que des bribes. Par exemple que ma mère un peu perdue dans Paris et ayant perdu, entre autres, presque totalement l’ouïe durant la guerre, je n’en savais presque que ces deux faits marquants: ma mère n’avait pas pu entendre sonner les cloches de Notre Dame qui paraît-il sonnaient à la volée et cette autre chose qu’à Setif ce jour-là, c’est la radio qui l’avait dit on avait tué et que ce massacre de Setif l’avait attristée.

Oui, du 8 mai je sais que ma mère le vécut essentiellement seule dans Paris.

Et mon père? Mon père, lui, en janvier, avait en l’enfonçant avec son crâne, – il en garda à vie la trace-, en dépit de son faible poids, réussi à forcer la porte de sa baraque de ce camp de la mort quasi septentrional que les SS avaient incendié dans la nuit avec les morts-vivants enfermés dedans avant de s’enfuir comme les lâches criminels qu’ils etaient.

Mon père était dans la dernière baraque: les hurlements des malheureux demeurés enfermés dans les autres baraquements les avaient prévenus: ceux de cette baraque parvinrent à sortir et à ouvrir deux autres baraques, les plus proches. Depuis trois jours, depuis trois nuits on entendait le grondement de l’armée de Staline.

Avec les vivants et les demis-morts encore transportables sur un char à bras, les déportés survivants, quelques dizaines d’hommes allèrent vers là où le ciel était rouge. Se dirigeant vers les russes ils marchèrent trois jours, enterrant comme ils le pouvaient au long du chemin ceux dont la vie avait lâché en route.

Puis ils se trouvèrent face à une batterie russe. Mon père connaissait un peu de beaucoup de langues.

Ce fut sa chance. Car ces premiers soldats soviétiques rencontrés étaient soldats de choc, des petits bonshommes mongols, des cavaliers, des canons et des tanks, des soldats mongols soviétiques qui ne parlaient pas russe et se battaient avec férocité , et ça on le comprend, et qui ignoraient la géographie et ne disaient qu’un mot: Berlin, Berlin.

Ils ne pouvaient garder personne ni ennemis prisonniers, ni déportés échoués entre leurs mains ni malades. Oui, ils ne faisaient pas de prisonniers: c’était une troupe de choc.

Et en face d’eux il y avait les lignes des SS. Les autres déportés furent donc dès le lendemain envoyés à l’arrière. Sauf mon père. Certains plus tard revinrent en France.

Enfin: si ils venaient de France.

Ils revinrent, oui, mais des années plus tard.

Le Général russe qui commandait cette armée de mongols, quinquagénaire à lunettes, silencieux, un taiseux, avec une moustache à la Staline, et qui donnait l’impression de connaître le yiddish, un ancien de l’armée de la Révolution, prit mon père avec lui comme interprète pour toutes les langues: allemand bien sûr, polonais, anglais, français, hongrois, tchèque, le gardant toujours à ses côtés, lui posant des questions sur ce qu’il savait de l’Ouest, de Berlin, de Paris, de Londres.

Chaque jour, chaque nuit, il tentait d’avancer, combat après combat, poursuivant sa percée.Il gardait son interprète, mon père, près de lui, le faisant dormir sous sa tente. Lorsqu’il dormait.

L’homme parlait peu. Il vivait avec ses jumelles, ses cartes, interrogeant des habitants, des soldats ennemis, c’est tout: il poursuivait sa route.

Un jour, une nuit plutôt, il dit à mon père, sèchement, que sa femme, sa mère, sa sœur, ses enfants, son père, tous, absolument tous, tous les siens, avaient été assassinés par les soldats ennemis nazis. Avec l’aide des ukrainiens, ajouta-t-il.

La nuit suivante il dit: j’entrerai dans Berlin.Et ils entrèrent ainsi dans Berlin, le 2 mai selon ma mémoire.

Ils entrèrent ainsi dans Berlin et mon père le cul à l’avant d’un tank de l’armée rouge voyait Berlin brûler.

Et dans Berlin les combats, féroces, terribles, durèrent une semaine entière, rue par rue, maison par maison.Puis il flanqua toujours le général, lui servant d’interprète face aux autres armées.

Le petit général soviétique lui disait: Patience tu rentreras chez toi, juste fais-moi confiance.

Puis ils buvaient de la vodka. Pas trop. C’était un sobre.

À la mi-décembre 45 mon père parvint à négocier selon les consignes du petit général russe, sous ses ordres, toujours à ses côtés, et la négociation fut longue et rude, son propre échange avec les américains contre la livraison aux russes de plusieurs centaines de soldats ukrainiens prisonniers soigneusement choisis, ukrainiens qui étaient aux mains des américains, des soldats de l’armée soviétique parmi lesquels un certain nombre d’officiers et même d’officiers supérieurs, lesquels avaient trahi et avaient préféré servir dans les rangs nazis, participant à l’oeuvre de destruction des nazis et à leurs massacres de populations.

Huit jours plus tard, l’échange ayant eu lieu, et selon les strictes stipulations écrites de l’accord mon père se retrouva le 25 décembre 1945 à six heures du matin sur le sol de Paris.Il était presque seul au monde.

Arrivé chez les russes il faisait moins de 31 kg. Requinqué lors de son arrivée à Paris, un peu moins de 35. C’est que l’hiver 45 était dur et les petits mongols soviétiques se battaient jour et nuit et marchaient vers Berlin presque sans manger et presque sans dormir. La nourriture des soldats de cette troupe de choc était maigre et pauvre et rare, et même si mon père mangeait avec le général lequel d’ailleurs mangeait comme ses hommes et n’était pas bien gros, même si le général le faisait bien servir, il ne grossissait pas beaucoup. En plus il ne dormait pas beaucoup car il ne dormait pas beaucoup non plus ce petit général oublié de l’histoire.

Ce 25 décembre 1945 mon père erra dans Paris du matin au soir, cherchant qui de ceux qu’il avait connus avant guerre était encore vivant. Et le soir il pensa à un camarade qui lui avait dit: Si tu rentres, va voir ma soeur.

Il alla chez elle, tard le soir. Il y resta: C’était ma mère.

Moi, le huit mai, c’est une évidence, c’est une date qui compte, c’est le Huit Mai, la fin de la guerre pour la France.

Mais chez moi dans mon enfance, c’était surtout le neuf mai que nous célébrions, cette reddition de l’Allemagne nazie aux Russes après cette lourde et terrible bataille pour prendre enfin Berlin jusqu’au coeur.

Ce jour-là, le seul de l’année, le Neuf Mai, en cet étage élevé d’un immeuble Haussmann, au haut de la butte Montmartre, on pavoisait de bleu blanc rouge mais aussi de rouge et ma mère sortait un vieux portrait poussiéreux de Staline qu’elle posait à côté de ceux de De Gaulle et de Churchill – car si elle avait fui le stalinisme en 28 Staline apparaissait cependant comme le vainqueur d’Hitler, celui qui avait mis l’armée allemande à genoux.

Ça emmerdait les voisins mais cela faisait partie de la fête.

Alors en ce 9 Mai je songe au Neuf Mai 1945. Avec une pensée pour ces petits soldats mongols soviétiques qui ne savaient point la géographie et avançaient jours et nuits, sans ambulance ni médecin ni hôpital de campagne lesquels demeuraient trop en retrait à l’arrière, par nécessité, combattants capables d’attaquer à cheval, sabre à la main, un panzer nazi, et le soir de jouer au polo sur le champ de bataille comme on y joue en Mongolie, mais avec le corps d’un ennemi au lieu du corps d’un mouton.

Avec une pensée pour le têtu petit général soviétique qui était mû par cette idée comme par une idée fixe: il devait arriver à Berlin et il aurait besoin pour négocier de quelqu’un d’aussi en rage que lui, quelqu’un en qui avoir confiance, qui ne serait pas un officiel soviétique envoyé par les autorités supérieures, et qui parle et le russe et l’allemand et l’anglais et d’autres langues encore.

Avec une pensée de mémoire pour cet autre petit bonhomme têtu, mon père, ce petit bonhomme animé de rage contre les nazis, qui aborda la bataille de Berlin, tout maigre et have, le cul sur un tank soviétique et une étrange exaltation au coeur.

Chagall bien sûr. Russie.

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