“Antisémitisme: Heidegger impardonnable, mais Heidegger indispensable? Par Robert Redeker

Que faire d’un philosophe, parmi les plus grands jamais apparus, écrivant, en plein cœur de l’Allemagne nazie, des choses pareilles·? « Les juifs vivent avec leur don prononcé pour le calcul depuis longtemps déjà selon le principe “racial”, raison pour laquelle ils s’opposent aussi avec la dernière véhémence à son application sans bornes. »
Sans oublier ces lignes, où il stigmatise « l’essentiel du processus historique dont l’Angleterre mène maintenant jusqu’au bout la partie au milieu de l’américanisme et du bolchevisme, ce qui inclut en même temps le judaïsme mondial. La question du rôle du judaïsme mondial n’est pas d’ordre racial, elle est au contraire la question métaphysique qui s’enquiert qui, purement et simplement libre de tout lien, peut assumer en tant que tâche historiale, de déraciner tout étant hors de l’être ».
Ces propos proviennent d’un volume des Cahiers Noirs (1939-1941) de Martin Heidegger, dont la traduction vient de paraître chez Gallimard. L’abandonner, continuer à le lire·? Est-il possible de se passer de lui·?

Critique de la notion de « race »

« Il est difficile de pardonner à Heidegger », écrivait Emmanuel Levinas, au sujet d’un philosophe dont il admirait la démarche et de nombreux textes. D’un philosophe dont il est sans doute, ainsi que le met en évidence l’exceptionnel recueil paru chez Vrin, Levinas lecteur de Heidegger, beaucoup plus redevable qu’il ne pensait. Étranger à la conscience de la faute, Heidegger s’est enfoncé fort loin dans la zone de l’impardonnable. Pourtant, écrire qu’il a introduit le nazisme dans la philosophie ressort de l’excès tapageur.
Son antisémitisme n’est pas racial. Heidegger n’a cessé de critiquer ce qu’il appelle le biologisme, la conception biologisante de l’homme, ce fondement idéologique du nazisme qui ramène l’homme à un animal, fût-il rationnel. Le racisme nazi s’appuie sur le biologisme, cet ensemble de représentations ressemblant, dit Pierre Legendre, à « une conception bouchère de l’homme ». De fait – ce constat s’accorde avec Vladimir Jankélévitch pour qui l’antisémitisme n’est pas un racisme – Heidegger était clairement antisémite, bien que sa critique du biologisme l’empêchât d’être raciste. « Toute pensée de la race relève des Temps Nouveaux, elle se meut sur la voie de la conception de l’être humain comme sujet », précise-t-il. Bref, le racisme est à ses yeux un subjectivisme biologique moderne et métaphysique, aussi incompatible avec son antisubjectivisme radical qu’avec son antibiologisme. Ainsi fustige-t-il la rhétorique de la « race » – de « l’humanité planifiée et élevée en mode militarisé – disciplinée – incluse comme donnée calculable dans la fabrication ».

Pas de dogmatique

Comment penser sans Heidegger·? Sans la liberté qui s’ouvre sous les pas de qui s’engage sur les chemins dont lui seul fut l’éclaireur. Chacun de ses lecteurs sait que nombre de pensées qu’il atteint n’auraient pu l’être sans ce philosophe. Car il n’y a aucune dogmatique délivrée par Heidegger, aucun catéchisme – même si ses dévots ridicules pullulent -, seulement des directions, comme sur les sentiers de grande et petite randonnée. « Wege – nicht Werke », « des chemins, pas des œuvres » – telle était sa devise. Chaque belle page de Heidegger se ramifie à l’infini en sentiers singuliers à suivre. Heidegger libère la philosophie de la corruption qui la gangrène dans la modernité: le sociologisme, l’historicisme, le psychologisme, le scientisme, l’emprise des sciences humaines.
Exista une souveraineté de la philosophie, jusqu’à Hegel, qui se corrompit après lui, qui se perdit, la philosophie hésitant dès lors entre les humiliants statuts de servante des sciences humaines et de synthèse tiède de leurs prétendus résultats. Heidegger rompt avec ces serviles confusions; à travers lui, la philosophie parle à nouveau souverainement. Mais il situe ce lieu de la souveraineté au-delà de la philosophie, qu’il baptise « pensée de l’être ». La pensée de l’être est la philosophie s’épanouissant au-delà de la philosophie. C’est de ce lieu, une clairière, que tout lecteur de Heidegger part en quête – qu’il se propose de faire de la philosophie, de la poésie, de la peinture, ou même de vivre. De vivre les yeux ouverts sur la nature et le cosmos, de s’accorder à eux à la façon des originels présocratiques.

Comment cheminer sans Heidegger?

Heidegger déboulonne la subjectivité moderne, issue de Descartes. Il brise le bouclage du moi sur lui-même, dont Descartes fut l’artisan, sur lequel nous vivons toujours, puisqu’en lui tient la définition du moi moderne, permettant d’échapper à cette réduction de la personne humaine à l’ego. Heidegger donne un nouveau concept de vérité, à partir du grec alètheia (« dévoilement »: la vérité est éclaircie – frayant cette voie, le poète pourra voir dans la vérité un milieu dans lequel on entre par la pensée). La vérité n’est pas quelque chose que je trouve, elle n’est pas le résultat des opérations de mon esprit, elle n’est pas quelque chose qui m’est révélé, elle n’est pas non plus la conformité de la pensée et de la chose, comme chez saint Thomas d’Aquin, elle n’est pas non plus ce qui répond aux critères de la certitude et qui résiste aux doutes, comme chez Descartes. Elle est le dévoilement de l’être, voire, en forçant un peu, le milieu dans lequel l’être se dévoile.

Critique de la modernité

Heidegger rend possible une critique de la modernité beaucoup plus solide, car métaphysiquement argumentée, enracinée dans une démarche de bien plus grande ampleur que celles issues de Marx. Ce n’est pas non plus une critique au nom de la subjectivité, de l’humanisme, des bons sentiments, du passé; c’est une critique au nom de « la vérité de l’être ». En particulier, Heidegger rend intelligible le rapport des modernes à la nature à travers la technique comme arraisonnement. La nature est une entité que l’on exploite après l’avoir mise en coupe réglée par la raison, un fonds à exploiter. Réduite au statut de fonds, elle n’a plus d’existence réelle en dehors de la subjectivité humaine, c’est-à-dire des passions et des désirs, dont la cupidité et l’appétit de puissance.
L’œuvre de Heidegger n’est ni « une » philosophie, ni ce qu’on appelle en général « une » pensée. Cela pourra paraître paradoxal, mais il en est ainsi: il n’y a pas de philosophie de Martin Heidegger, ni de pensée de Martin Heidegger, que l’on pourrait réduire à un résumé ou à un ensemble de thèses. Elle est « de » la philosophie, et « de » la pensée. « Je n’ai aucune philosophie, je tente au contraire et toujours et seulement de penser quelque chose d’essentiel », confie-t-il dans ce volume. Ce désœuvrement, au sens propre du mot, de la pensée chez Heidegger, est la pauvreté en esprit qui autorise sa proximité avec les poètes, René Char en particulier.

Lire sans pardonner

Pourquoi est-il si difficile – ce qui signifie: impossible – de pardonner à l’auteur d’Être et Temps·? Réponse: parce que Heidegger n’a jamais eu conscience que l’antisémitisme était une faute. Tout pardon exige la conscience de la faute. De ce fait, nous tous qui, de près ou de loin aimons son œuvre, avons été influencés par elle jusque dans notre façon d’appréhender la vie, nous nous sentons trahis. Intimement trahis. Trahis dans ce que nous portons de plus précieux en nous, notre pensée et notre chair. Trahis dans ce que nous avons appris de lui: cheminer en recherche d’une clairière. Nous nous sentons amers, parce que nous savons que notre lot est de continuer à l’accueillir en nous, lui, l’impardonnable. Parce que nous savons qu’il continuera de nous habiter, souvent pour le meilleur. Nous nous sentons tout ensemble trahis et incapables de le quitter.
Cette union indestructible est une tragédie – notre tragédie, à nous, philosophes, poètes, artistes, ou simples lecteurs, du XXIe siècle. Nous savons aussi que d’innombrables pages de Heidegger sont un recours. Seront un recours. Un recours contre la barbarisation du monde – alors qu’il n’a pas vu, la barbarie de l’antisémitisme, se déchaînant sous ses fenêtres, dans son université, dans son pays. Qu’il n’a même pas vu que l’antisémitisme était de la barbarie. Alors qu’il n’a pas vu, lui, si lucide souvent, que cette barbarie avait infiltré son âme.
Continuer à le lire, alors? Pas exactement: on ne lit pas Heidegger: on le travaille, comme un paysan laboure son champ, le retourne, le soigne de saison en saison, on le rumine et le médite, on se laisse méditer par lui.

* Martin Heidegger, Réflexions XII-XV. Cahiers Noirs 1939-1941, trad. G.Badoual, Gallimard, 310 p., 28 €. À compléter impérativement par·: Danielle Cohen-Levnas, L’Impardonnable, Cerf, 260 p., 22 €, et D. Cohen-Levinas et A. Schnell (dir.), Levinas lecteur de Heidegger, Vrin, 248 p., 24 €.”

© Robert Redeker

Robert Redeker

Philosophe, Robert Redeker est l’auteur, entre autres, de L’école fantôme (Descléee de Brouwer, 2016), L’Eclipse de la mort ( Desclée de Brouwer, 2017), “Les Sentinelles d’humanité”, philosophie de l’héroïsme et de la sainteté, ( Desclée de Brouwer, 2020 ).

Pour rappel, il fut l’un des premiers intellectuels à être menacé de mort par les islamistes à la suite de la publication dans Le Figaro le 19 décembre 2006 du texte “Face aux intimidations islamistes, que doit faire le monde libre ?” 

Source: Marianne

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